À propos de la mise en œuvre d’un dispositif d’analyse des pratiques en institutions spécialisées

DOI : 10.35562/canalpsy.1468

p. 25-29

Plan

Texte

Cet article vise à dégager et à éclairer quelques difficultés associées à la mise en œuvre de dispositifs d’analyse des pratiques en institutions spécialisées. Il s’appuie sur une expérience d’interventions conduites dans des établissements ou services relevant des secteurs psychiatriques, médico-social et social et se limitera à envisager le dispositif que l’on peut désigner par le vocable d’analyse des pratiques professionnelles1 ou de supervision en intra-institutionnel2.

Les groupes d’analyse de la pratique en institution ont généralement trois grandes orientations : psychopédagogique, psychosociologique et psychanalytique. Il est nécessaire de différencier clairement ces méthodes tant sur le plan de leurs cadres respectifs que des effets qu’elles sollicitent potentiellement. Les dispositifs d’AP en institution que je souhaite explorer dans cette contribution, s’inscrivent dans le paradigme psychanalytique et visent à répondre à des demandes liées à des souffrances associées aux caractéristiques de la mission institutionnelle, c’est-à-dire, d’accueillir, de soigner ou d’accompagner des sujets présentant une psychopathologie ou une problématique psychosociale nécessitant un traitement organisé par un ensemble plurisubjectif.

Quelles que soient leurs orientations théoriques, ces dispositifs trouvent toujours, au moins pour une part, leur fondement dans des aménagements de type Groupes Balint (1957)3. Or, en procédant de ce dispositif, l’AP relève d’une double filiation souvent méconnue, voire déniée. Pour aller à l’essentiel : il s’agit d’un groupe d’étrangers, se réunissant de manière régulière, hebdomadaire dans le modèle initial, mais sur une durée limitée au temps des séances. Ce groupe est constitué de praticiens partageant une identité professionnelle commune. Chaque participant, présentant sans notes, et élaborant en appui sur le groupe, des cas différents, non partagés, issus d’une pratique médicale essentiellement libérale. Ce dispositif permet le déploiement de processus associatifs tant pour le praticien qui présente le cas que pour le groupe qui participe activement au travail d’élaboration plurisubjective. Simultanément, il autorise le développement des capacités d’écoute des processus inconscients. Ce dispositif favorise ainsi, et le point est fondamental, le développement d’un processus associatif groupal, en interférence avec le processus associatif de chaque participant. Le groupe Balint se constitue ainsi à partir d’un accordage psychique ouvrant à ce que René Kaës a désigné comme le travail de l’intersubjectivité (1976, 1994).

Chacune des singularités du dispositif créé par Balint a été ici soulignée, car lors de la transposition de la méthode à l’AP en situation institutionnelle, ces différentes coordonnées vont se trouver infléchies ou parfois profondément empêchées.

Des Groupes Balint à l’Analyse de la Pratique en institution

Grâce à l’influence de sa future femme, Enid Albu-Eichholtz, les groupes Balint se sont rapidement ouverts à d’autres professions caractérisées par une pratique relationnelle, c’est-à-dire, centrées sur la relation à un autre, constitué comme un sujet singulier. Ces pratiques peuvent être soignante, socio-éducative, pédagogique ou formative, etc. Dans un deuxième temps, le dispositif a été progressivement intégré sous le syntagme d’AP, le terme englobant ainsi peu à peu toutes les formes d’analyse clinique des situations professionnelles (Supervision, Contrôle individuel ou collectif, Groupes Cliniques, Groupes Balint…). Parallèlement, différentes modifications théoriques et méthodologiques vont intervenir.

Les unes sont liées à l’introduction de théories non psychanalytiques (rogérienne ou systémicienne notamment), les autres aux modalités de composition des groupes de participants. Cet ensemble de modifications va infléchir et parfois faire bifurquer l’ensemble des éléments constitutifs du dispositif initial. Les remaniements vont notamment affecter la conduite du groupe et la nature des processus sollicités, en particulier lorsque l’animateur n’est pas psychanalyste, mais un professionnel confirmé partageant la même expérience clinique que les participants.

Enfin, l’AP va connaître une formidable extension lors de son importation dans le champ des institutions spécialisées. Or, trop souvent, l’importation s’est accompagnée d’une pure transposition du dispositif initial en oblitérant les effets du changement de site. Or, ces effets sont extrêmement variables selon les situations institutionnelles et les types d’établissement ou de service et peuvent entraver toute mise en œuvre d’un dispositif d’AP permettant de travailler groupalement les processus transférentiels mobilisés par la rencontre avec les usagers fréquentant l’institution.

Dans certaines configurations institutionnelles, la transposition du modèle Balint vs AP semble s’avérer relativement simple. La demande adressée à l’intervenant est celle de mettre en œuvre un dispositif d’élaboration des pratiques cliniques auprès de professionnels de la relation d’aide, du soin ou de l’accompagnement socio-éducatif qui appartiennent au même service et établissement, mais qui n’ont que peu de liens de travail en commun. Il s’agit d’institutions dans lesquelles les praticiens fonctionnent sur un mode similaire à celui des praticiens originant la méthode, dans un exercice proche du libéral : les CMP, les CMPP, nombre de centres de consultation ou de guidance en offrent des figures emblématiques. De même, les psychistes œuvrant dans de grandes organisations nationales afin de traiter les expériences traumatiques rencontrées par certains de leurs agents tels que la RATP, la SNCF ou la Police Nationale se situent dans une configuration relativement homologue à celle initiée par Balint. Le dispositif est offert à des groupes de professionnels qui n’ont que peu d’interdépendances dans leurs pratiques. Ils mettent en œuvre des dispositifs de soin ou d’accompagnement à l’endroit de sujets suivis généralement de manière individuelle, mais qui partagent cependant la même appartenance institutionnelle. Il est ici à souligner que ces configurations apparemment très proches du dispositif fondateur peuvent produire, lorsque l’analyste se prête à cette écoute, des scènes de confusion prises dans des alliances inconscientes défensives (Kaës R., 1989, 2007). Ces scènes d’indifférenciation sont souvent résistantes à l’élucidation, car prises dans la communauté des appartenances. L’AP aura ainsi à mettre en travail des éléments institutionnels en dépit de conditions initiales qui semblaient suffisamment proches de celles fondant la méthode Balint. Certains éléments inscrits dans le cadre institutionnel infléchissent les processus transféro-contre-transférentiels et ont à être entendus par l’intervenant pour qu’ils adviennent comme un matériel clinique à ressaisir au décours même des séances d’AP.

Par ailleurs, certains Centres d’Hébergement et de Réinsertion Sociale (CHRS) ou Services Spécialisés de Soins à Domicile (SESSAD) offrant un suivi très individualisé, semblent dédiés à des professionnels dont les pratiques sont très différenciées, voire isolées. Ces services fonctionnent manifestement selon une logique de service très proche d’une pratique libérale. Là aussi, l’application du modèle Balint peut sembler aller de soi et un travail d’AP, paraît pouvoir être engagé sans difficulté majeure. C’est au risque d’entrer d’emblée en collusion avec une communauté de dénis (Fain, Braunschweig, 1975) portant sur la question de la groupalité. Il est à pointer que les dénis, qui organisent le projet institutionnel, entrent puissamment en résonance avec la pathologie des liens que présentent les sujets accueillis ou suivis par ces structures. Le dispositif d’AP peut ainsi participer à sceller ce qu’il aurait dû soumettre au travail de pensée.

Dès lors, transposer directement le modèle créé par M. Balint risque de procéder d’une série de méconnaissances et de dénis quant aux enjeux du changement de site. En effet, l’AP en intra-institutionnel s’adresse à un ensemble intersubjectif spécifique – l’équipe –, inscrit dans un cadre institutionnel et un métacadre social et culturel singulier et soumis aux effets d’une pathologie ou d’une problématique centrale, qui constituent un méta-attracteur pour l’ensemble. Offrir un dispositif d’AP en intra-institutionnel suppose, en conséquence, de ressaisir ces trois éléments toujours en profondes interférences.

L’équipe instituée : un ensemble intersubjectif spécifique

Une équipe instituée constitue un ensemble intersubjectif singulier composé de « familiers » et organisé par des différences de places, de formations et d’identités professionnelles, mais aussi, et le point est essentiel, de niveaux hiérarchiques. Cet assemblage particulier mobilise des processus spécifiques à différencier des groupes uniprofessionnels regroupés pour un Balint. Les formations psychiques, les modalités d’appareillage et de liens, les processus psychiques mobilisés, et surtout immobilisés, sont spécifiques et ont à être caractérisés. De plus, l’intervenant, l’analyste des pratiques, vient s’insérer ou s’immiscer dans un ensemble qui a sa logique propre, pré-constituée, précédant son intervention. En effet, les praticiens sont réunis par l’institution, qui définit les limites de l’équipe : ils exercent une mission commune, à partir d’identités professionnelles et de méthodes différentes en direction des mêmes sujets et sont généralement confrontés à une pathologie centrale ou dominante.

Les praticiens sont réunis par un établissement ou service qui a défini préalablement, de manière plus ou moins explicite et précise, certains emplacements et assignations, mais aussi les limites de l’équipe. À cet égard, la définition de ces coordonnées – et plus spécifiquement les règles d’inclusion et d’exclusion – constitue fréquemment le lieu d’un impensé fondamental. Les enjeux d’appartenance et d’éviction, de participation ou de non-participation à la tâche primaire – le vif de la mission institutionnelle – ont à être mis en travail par chacun et par l’ensemble4.

Dans le champ de la mésinscription5 (Henri A.-N., 2004), qui forme le foyer de mes expériences cliniques, les équipes instituées sont convoquées fondamentalement à soutenir une fonction de liaison, toujours précaire, toujours soumise au risque de la déliaison, du réagir violent ou excluant, mais aussi, de l’empêchement ou de l’abandon de pensée. Afin d’exercer leur fonction de liaison ou de reliaison entre les institutions ordinaires qui forment la trame symbolique d’une culture et ceux qui en sont exclus ou repoussés en ses confins, les professionnels ont à trouver des points d’arrimage suffisamment sûrs pour tenir sur cette position éminemment instable. Cette position articulaire est nécessairement fragile et ne peut être tenue par un seul. C’est en cela que l’équipe, en tant que système de liens et instance de liaisons, constitue un enjeu fondamental. Or, comme nous l’avons indiqué précédemment, faire équipe suppose un travail psychique d’accordage : l’appareillage psychique peut, dans les cas heureux, engendrer la formation d’un ensemble intersubjectif doté d’une certaine capacité de co-pensée et de liens de coopération. C’est-à-dire que cet appareillage permet pour chacun de métaboliser les matériaux psychiques mobilisés dans la rencontre clinique avec les usagers, en appui sur le travail intersubjectif de l’ensemble.

Les discordes et les incompatibilités, les moments claniques et les épisodes de guerres interprofessionnelles, les scissions et les antagonismes entre niveaux hiérarchiques, les abandons de pensée et les résignations partagées jalonnent l’histoire des équipes instituées. Certains fonctionnements sont marqués par le mépris mutuel, les attaques envieuses (Klein M., 1957) et les disqualifications de la professionnalité narcissiquement meurtrières (Gaillard G., 2004).

Ces signes de psychopathologie des liens d’équipe (Pinel J.-P., 1996), qui peuvent s’avérer ponctuels ou durables, critiques ou chroniques, sont les manifestations princeps d’une panne ou d’un rejet actif de la pensée à plusieurs et partant d’une panne du travail l’intersubjectivité. En effet, l’accordage n’est pas donné, il ne suffit pas de désigner un ensemble de professionnels par le terme d’équipe soignante ou d’équipe socio-éducative pour qu’il s’engage une alliance de travail, une capacité à coopérer, à accueillir et métaboliser la destructivité. Cet appareillage procède d’un travail psychique personnel et groupal se développant aux plans conscient, préconscient et inconscient. Ce travail s’avère inachevable et procède de mouvements de construction et de recréation sans cesse soumis aux effets de la déliaison et aux différentes modalités de destructivité. Ce travail suppose de tolérer l’incomplétude et de mettre en travail les polarités actives et passives, phalliques et féminines (Gaillard G., Pinel J.-P., 2011) condition d’une déprise à l’aspiration au comblement des patients/usagers. C’est l’enjeu même de l’AP que de soutenir, relancer, voire autoriser le déploiement de ce travail de l’intersubjectivité.

Des demandes d’Analyse des Pratiques professionnelles énoncées sur un fond de crise du méta-cadre institutionnel

Les institutions spécialisées et partant, les équipes de praticiens, sont de plus en plus confrontées à l’emprise d’un modèle gestionnaire qui bouleverse les fondements du narcissisme, des idéaux et des identifications professionnelles de chacun. Les institutions spécialisées, sociales, médico-sociales et psychiatriques traversent une crise profonde, une crise de modèle, qui atteint directement ses éléments fondateurs, dont René Kaës (2012) a dégagé les constituants dans son ouvrage intitulé le Malêtre, ce que l’analyste des pratiques ne peut ni méconnaître ni dénier. Cette crise résulte notamment d’une atteinte de ce que Jean-Claude Rouchy et Monique Soula-Desroche (2004) désignent comme les valeurs instituantes. Ces dernières sont à la fois des organisateurs pour la structure institutionnelle, mais aussi des systèmes de représentations intériorisées par les membres de l’établissement ou du service. L’atteinte de ces valeurs instituantes va simultanément distordre le cadre institutionnel et confronter les praticiens à des conflits éthiques (Certeau M. de, 1987) produisant une souffrance, un désarroi et parfois un désespoir extrêmement destructeur. Enfin, cette attaque des valeurs instituantes engendre inévitablement une mise en crise de l’originaire institutionnel.

Soumises à des exigences d’efficacité directe et de rentabilité économique, les équipes sont astreintes à des critères d’évaluation opératoires qui ne vont pas sans remettre en question leurs idéaux et certains fondements imaginaires qui ont originé leur investissement dans le champ des pratiques de la mésinscription. Les modèles gestionnaires et technocratiques de management tendent à promouvoir des pratiques opératoires, qui s’exercent aux dépens de la subjectivité des personnes accueillies et de celle des professionnels. Les impératifs de rentabilité et l’application tatillonne de procédures présentées comme des en-soi incontournables visent à instaurer un système d’emprise (Pinel J.-P., 2008) modélisant la pensée et participant à détruire la créativité des praticiens et à disqualifier les représentations de buts partagés. Ce qui apparaît comme un modèle de pure rationalité peut-il être réinterrogé par les praticiens lors des séances d’analyse des pratiques institutionnelles ? Est-ce que ce matériel doit être mis à la trappe, considéré comme un rebut, un aspect subalterne, dénué de signification et de portée dans la pratique et dans le travail d’élucidation ?

La procéduralisation, qui découle directement du modèle gestionnaire, n’exerce-t-elle pas la fonction d’une stratégie d’évitement de la rencontre intersubjective ? Ne permet-elle pas de dresser un rempart de maîtrise contre les affects d’angoisse et de dédifférenciation mobilisés par les pathologies du lien et de la symbolisation ?

Enfin ne constitue-t-elle pas une technique particulièrement efficace de massification et d’abandon de pensée collective ? Enfin, ce modèle gestionnaire hyperindividualiste récuse les différentes dimensions psychiques de la groupalité. Il s’agit ici d’une question transversale concernant le fonctionnement des équipes instituées. On assiste en effet à un recul de la perspective groupale au profit d’un modèle de prise en charge strictement individuelle fondée sur le projet personnel et le dispositif du référent. En contrepoint aux bénéfices offerts par cette promotion de la personne – qui vient faire contrepoint aux modes de fonctionnement de structures qui ont trop longtemps été organisées selon une perspective strictement collective, désingularisée – n’est-on pas confronté actuellement à un double désaveu : celui de la groupalité psychique et celui du groupe comme maillon intermédiaire entre le sujet psychique et le sujet social, lieu d’articulation, de nouage et d’interférence entre les registres intra-psychique, intersubjectif et transpsychique ? Ce double désaveu, idéologique, soutenu par les impératifs de l’hyperindividualisme et par les normes réglementaires et administratives, peut-il ? Doit-il être mis en travail et élaboré au décours des séances de travail ? Et dans quelles conditions ? Autrement dit, l’idéologie infléchissant le cadre des pratiques institutionnelles fait-elle partie des matériaux à entendre et à soumettre à un travail d’élaboration ?

Les mutations contemporaines affectant les institutions spécialisées nous invitent ainsi à repenser les représentations-buts et les dispositifs mis en œuvre, mais aussi le champ de l’écoute, en l’ouvrant non seulement aux registres intrapsychique et intersubjectif, mais aussi à ce que Janine Puget (1989) a désigné comme le registre des mondes superposés. Le champ culturel et les problématiques psychopathologiques se transformant, n’est-il pas nécessaire de revisiter certaines de nos conceptualisations et de nos méthodologies ?

Les pathologies graves de la symbolisation : un méta-attracteur de la dynamique institutionnelle

On observe une transformation de la psychopathologie des sujets accueillis dans les établissements et services situés dans le champ de la mésinscription qui interfère avec des mutations culturelles et institutionnelles contemporaines de telle sorte que les équipes sont prises dans un malaise, un désarroi transversal. Nous assistons à l’extension de certaines problématiques psychopathologiques et à l’émergence de nouvelles formes de souffrances psychiques. Ces formations pathologiques nécessitent de repenser les nouages entre les fonctionnements individuels et les réverbérations sollicitées dans l’espace groupal-institutionnelle. Et notamment, de s’interroger sur les effets des pathologies de la symbolisation primaire sur la psyché des praticiens, les liens d’équipe et les dispositifs institutionnels. Dans le champ des institutions sociales et médico-sociales, les professionnels sont ainsi confrontés à l’accroissement de pathologies des limites centrées sur le désaveu de l’impossible et la déliaison, qui oscillent entre le désespoir et la démesure, entre la dépendance massive et la violence, entre l’incestualité et le refus du lien, voire du contact.

Davantage qu’à une conflictualité psychique engendrant des symptômes mentalisés ou des troubles caractériels voire des actes de transgression, les équipes instituées sont massivement confrontées à des agirs de déliaison, de désubjectivation et de désobjectalisation, c’est-à-dire à des agirs de rupture des liens intersubjectifs et de la liaison intra-psychique. Ces constellations pathologiques que nous ne pouvons rattacher véritablement à une structure psychopathologique bien délimitée (névrose, psychose ou perversion) relèvent d’un fonctionnement que l’on peut référer à la prévalence de l’archaïque, de la destructivité primaire et de la désintrication pulsionnelle. Ces sujets mobilisent des vécus d’impasses thérapeutique et éducative, ils suscitent le surgissement d’attracteurs institutionnels archaïques, oscillant entre la violence fondamentale analysée par Jean Bergeret (1984) l’aspiration vertigineuse dans un trou noir mélancolique, l’incestualité ou l’antipensée. Ces attracteurs fonctionnent selon la logique du meurtre, de la dédifférenciation confusionnelle, mais aussi de l’emprise pathologique et de la ligature. Lorsque ces attracteurs ne peuvent être élaborés, ils se voient mis en acte dans la spécularité sous la forme de violence interagies et de dénis communs, d’alliances pathologiques et d’exclusions répétitives.

Pour conclure sur les demandes d’Analyse de la Pratique

L’analyse de ces différents éléments, en constante interférence, nous permet de mieux comprendre la complexité des demandes qui nous adressées.

Les demandes d’analyse des pratiques professionnelle en institution sociale ou médico-sociale s’originent généralement dans une souffrance des professionnels pour penser et accomplir la tâche primaire qui leur est assignée. Les obstacles voire les impasses qu’ils rencontrent pour accueillir, éduquer, rééduquer et/ou soigner les sujets qui leur sont adressés mobilisent une souffrance partagée par les différents protagonistes de la scène institutionnelle. Les symptômes manifestés par les usagers, les angoisses archaïques et les violences tendent souvent à confirmer dans ces configurations la représentation d’une institution plus pathogène que soignante. La souffrance des praticiens s’accompagne d’ailleurs fréquemment d’une mise en crise de leurs idéaux et de leur professionnalité.

Lors des rencontres préliminaires correspondant aux phases préalables à la proposition d’un dispositif, les demandes énoncées se ramènent essentiellement à deux formulations princeps :

  • D’une part, l’aide à l’élaboration des pratiques, notamment en direction des cas dits difficiles, ce qui peut engendrer la tentation d’instaurer directement un dispositif d’analyse des pratiques professionnelles.
  • D’autre part, l’appel à un tiers afin de favoriser la régulation d’un éprouvé de crise mal-localisable, mais toujours soumis à des interférences parasitantes ou immobilisantes entre les avatars de l’économie de l’équipe, et les lignes de faille du cadre institutionnel, ce qui peut engager l’analyste là proposer une régulation d’équipe voire, une analyse du cadre institutionnel.

Or, lorsque l’intervenant a proposé l’un ou l’autre des dispositifs précités, la clinique met en évidence que les différentes problématiques trouvent fréquemment à s’entrecroiser, à interférer, à se télescoper, à se constituer en creux ou en négatif l’une de l’autre, et cela avec la plus grande acuité, lorsque les équipes institutionnelles sont confrontées à des pathologies graves de la symbolisation.

Lorsque l’intervenant a établi un dispositif optant pour répondre à l’une ou l’autre des demandes manifestes formulées dans les phases préliminaires, son écoute est fréquemment convoquée, au décours de séances, à de brusques changements de niveaux : à des ruptures chaotiques entre les registres intra-, inter-, trans- et extra-psychiques, entre ce qui relève du registre du fonctionnement de l’équipe et de l’institution et ce qui est mobilisé chez les professionnels par la pratique clinique directe. Les ruptures, la détransitionnalisation des réalités internes et externes prennent une allure traumatique, ouvrant sur des déliaisons massives, incontenables, analogues aux modes de fonctionnement des sujets accueillis. Tout se passe comme si les pathologies graves de la symbolisation affectaient l’ensemble des espaces institutionnels, d’une manière aiguë et non métabolisable. Aussi, lorsque l’intervenant crée un dispositif qui tente de purifier l’objet en offrant une découpe tranchée du registre de réalité psychique à mettre en travail, il se trouve lui-même, dans un second temps, frontalement déplacé ou convoqué à transgresser les limites qu’il a fixées. Ainsi les coordonnées de son cadre de travail, les conditions de son écoute et les processus de liaison se trouvent-ils bouleversés, paralysés ou convoqués au ré-agir.

L’interprétation classique de ce type de déplacement est celui d’une résistance personnelle et groupale à l’analyse des processus transféro-contre-transférentiels. Cette interprétation qui me paraît fondée dans le cas de groupes d’étrangers, me semble à réexaminer dans le cas d’une équipe instituée. Du fait de l’extension de problématiques suscitant ce type d’entrecroisements et d’interférences, les questions référées au dispositif, à l’écoute et à l’analyse de la position de l’intervenant en AP intra-institutionnelle m’ont paru à revisiter.

1 L’Analyse des Pratiques Professionnelles – que l’on désignera par l’acronyme AP dans la suite du texte – constitue un paradigme pour penser la

2 La différenciation entre AP et supervision me semble aujourd’hui de faible portée et je considère les deux termes comme des déclinaisons, des

3 NDLR : L’article proposé par Catherine Henri-Ménassé dans ce numéro expose de manière plus complète cette histoire des dispositifs.

4 Lors de la mise en place d’un dispositif d’AP d’équipe se pose manifestement, et parfois pour la première fois, la question de la composition de l’

5 Forgé par Alain-Noël Henri (2004), ce concept permet de restituer le vif du travail de remaillage d’un ordre symbolique toujours inachevable. Le

Bibliographie

Balint M. (1957). Le Médecin, son malade et la maladie, Paris, Payot, 1960.

Bergeret J. (1984). La violence fondamentale, Paris, Dunod.

Certeau M. de (1987). La faiblesse de croire, Texte établi et présenté par Luce Giard, Seuil, Paris.

Fain M., Braunschweig, D. (1975). La nuit, le jour, Paris, PUF.

Gaillard G. (2004). « Appelés à investir, conviés à l’abstinence. L’intervention en analyse de pratique et “l’arrière-fond” institutionnel », in Connexions, 82, Groupe de parole et crise institutionnelle, pp.57-69.

Gaillard G., Pinel J.-P. (2011). « L’analyse des pratiques en institution : un soutien à la professionnalité dans un contexte gestionnaire ? », in Nouvelle revue de psychosociologie, 11, 2, pp.85-103.

Henri A.-N. (2004). « Le secret de famille et l’enfant improbable », in Mercader P. & Henri A.N., [sous la dir. de] La formation en psychologie, filiation bâtarde, transmission troublée, Lyon, PUL, pp.193-303.

Kaës R. (1976). L’appareil psychique groupal, Paris, Dunod, 2010.

Kaës R. (1989). « Alliances inconscientes et pacte dénégatif dans les institutions », in Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, 13, L’institution soignante, Toulouse, Erès, 1989, pp.27-38.

Kaës R. (1994). La parole et le lien : processus associatifs et travail psychique dans les groupes, Dunod, Paris, 2e édition, 2005.

Kaës R. (2007). Les alliances inconscientes, Paris, Dunod.

Kaës R. (2012). Le Malêtre, Paris, Dunod.

Klein M. (1957). Envie et gratitude, Paris, Gallimard, 1968.

Pinel J.-P. (1996). « La déliaison pathologique des liens institutionnels. Perspective économique et principes d’intervention », in Kaës, R. et al., Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels, Paris, Dunod, 1996, pp.51-79

Pinel J.-P. (2007). « La supervision d’équipes institutionnelles », in Lipianski M., Delourme A. et al., La supervision, Paris, Dunod, pp.149-167.

Pinel J.-P. (2008). « Emprise et pouvoir de la transparence dans les institutions spécialisées », in Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, 51, Emprise et pouvoir dans les groupes et les institutions, Toulouse, Erès, 2008, pp.33-48.

Puget J. (1989). « Groupe analytique et formation, un espace psychique ou trois espaces sont-ils superposés ? », in Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, n° 13.

Rouchy J.-C., Soula-Desroche M. (2004). Institution et changement. Processus psychique et organisation, Toulouse, Erès.

Notes

1 L’Analyse des Pratiques Professionnelles – que l’on désignera par l’acronyme AP dans la suite du texte – constitue un paradigme pour penser la question de l’intervention clinique en institution.

2 La différenciation entre AP et supervision me semble aujourd’hui de faible portée et je considère les deux termes comme des déclinaisons, des variations d’une focale privilégiant soit les aspects transférentiels soit les éléments contre-transférentiels. Focale, qui peut d’ailleurs évoluer en fonction des problématiques présentées, du vertex de l’intervenant et de la durée de l’intervention. Je peux ainsi utiliser relativement indifféremment l’un ou l’autre des termes sans que le dispositif en soit profondément modifié. Dans cet article, j’ai opté pour le syntagme d’Analyse des Pratiques qui me paraît progressivement advenir comme signifiant générique.

3 NDLR : L’article proposé par Catherine Henri-Ménassé dans ce numéro expose de manière plus complète cette histoire des dispositifs.

4 Lors de la mise en place d’un dispositif d’AP d’équipe se pose manifestement, et parfois pour la première fois, la question de la composition de l’ensemble : les cadres, les maîtresses de maison, les personnels des services généraux font-ils partie de l’équipe et sont-ils du même coup à intégrer au dispositif d’analyse des pratiques ou de supervision ? Cette question a fait l’objet d’une exploration plus serrée dans un travail précédent (Pinel, 2006).

5 Forgé par Alain-Noël Henri (2004), ce concept permet de restituer le vif du travail de remaillage d’un ordre symbolique toujours inachevable. Le champ de la mésinscription désigne l’ensemble des pratiques qui concourent à ce travail de restauration (le soin, le travail social, l’accompagnement, etc.)

Citer cet article

Référence papier

Jean-Pierre Pinel, « À propos de la mise en œuvre d’un dispositif d’analyse des pratiques en institutions spécialisées », Canal Psy, 113/114 | 2015, 25-29.

Référence électronique

Jean-Pierre Pinel, « À propos de la mise en œuvre d’un dispositif d’analyse des pratiques en institutions spécialisées », Canal Psy [En ligne], 113/114 | 2015, mis en ligne le 04 décembre 2020, consulté le 19 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=1468

Auteur

Jean-Pierre Pinel

Professeur de psychopathologie sociale clinique, UTRPP EA 4403, Université Paris 13 Sorbonne Paris-Cité, analyste de groupe et d’institution Association Transition

Autres ressources du même auteur

Articles du même auteur