Je souhaite tout d’abord remercier chaleureusement les organisateurs de ces journées de m’avoir invité à participer à ce moment de partage, ce moment privilégié réunissant Georges Gaillard et ses collègues, ses amis, ses étudiants et ses proches.
Je me réjouis de participer à ce moment de partage et d’être parmi vous pour ce qu’il est convenu de désigner comme un Jubilé, terme qui vous le savez sans doute, vient l’hébreu Yobel et signifie sonnerie de cor. Et quand l’on connaît la passion et l’érudition de Georges pour la musique, le mot est bien choisi. Le jubilé, c’est aussi le temps du rituel et de la célébration d’une carrière, de la rétrospective d’une œuvre ; le terme a sans doute donné lieu à un dérivé, celui de Jubilation, qui, comme Georges Gaillard me l’a indiqué, signifie retraite en Espagnol !
J’organiserai mon intervention de la manière suivante. Dans un premier temps, je voudrais dire quelques mots sur les liens qui se sont tissés au décours de toutes ces années avec Georges Gaillard. Puis, j’évoquerai ce que la clinique institutionnelle doit à ses travaux en nommant, bien sûr brièvement, quelques grands chantiers qu’il a contribué à ouvrir ou à enrichir. Dans un troisième temps, je poursuivrai une discussion engagée avec lui pour interroger avec vous quelques processus engagés dans la construction d’une histoire institutionnelle. J’explorerai plus particulièrement les conditions permettant de parvenir à la fabrication d’une histoire et au déploiement de processus de transmission suffisamment pacifiés.
Auparavant, je dois dire tout le plaisir et la créativité que j’ai pu trouver dans le travail que nous avons conduit en commun, Georges Gaillard et moi : du plaisir de la co-écriture et de la fomentation de la pensée que j’ai toujours puisé dans nos dialogues. Georges me fait l’amitié de ce compagnonnage, qui s’est poursuivi depuis maintenant plus de 20 ans, qui perdure aujourd’hui, et qui se prolongera assurément au travers de différents projets, dont certains sont déjà en cours d’élaboration. Notre préoccupation commune en direction de la clinique des groupes et des institutions a sans doute participé à la formation de ce lien amical et fraternel. Ce cheminement nous a conduits à écrire nombre d’articles en commun et à publier en 2020, chez Dunod, un ouvrage intitulé : Le travail psychanalytique en institution. Manuel de cliniques institutionnelles. Le livre est paru en mars 2020, le jour même où le Président de la République a annoncé le premier confinement, de telle sorte que la diffusion de notre livre en est encore à ses débuts !
Pour en revenir à ce compagnonnage, je dois ajouter que la proximité de nos élaborations est telle que parfois il nous devient difficile de distinguer ce qui provient de l’un ou de l’autre. Et nous avons également trouvé dans l’écriture à deux de nombreux points communs, dont une exigence certaine quant à la forme, qui est évidemment tout à fait plaisante, mais qui ne favorise pas toujours la célérité de nos réalisations. Un petit mot encore pour ce qui concerne cette proximité subjective et théorique, elle trouve une limite dans un point de discussion qui nous anime, à savoir notre rapport à la question de la pulsion de mort, je soutiens pour ma part, une approche de la pulsion, qui se situerait davantage dans une polarité pulsion de vie/destructivité, donnant à l’emprise la fonction de pulsion de la pulsion selon la formulation de J. Gillibert (1982).
Je souhaite maintenant évoquer plus précisément ce que la clinique des groupes et des institutions doit aux travaux de Georges Gaillard. Je soulignerais d’emblée que ses recherches constituent un appui extrêmement important pour les universitaires comme pour les étudiants, mais aussi, et cela n’est pas si fréquent, pour les praticiens qu’ils soient psychistes, soignants, travailleurs sociaux, mais aussi pour les cadres ou directeurs d’établissement ou d’associations. Nombre de professionnels qui se donnent pour objet de penser la clinique groupale et institutionnelle, la dynamique des équipes instituées et la métapsychologie du travail de la culture sont des lecteurs assidus de ses travaux et beaucoup d’entre eux m’ont confié que les travaux de Georges Gaillard contribuaient à leurs capacités à faire butée aux attaques contre la clinique.
Ses travaux recèlent une centralité thématique et une inscription jamais démentie dans les problématiques fondamentales développées dans ce champ. Il offre ainsi un une approche originale sur différentes questions, bien résumée par le titre de son HDR (2013) : Appareillages psychiques, destructivité et Kulturarbeit » et portant le sous-titre : « Prendre en compte Thanatos dans la clinique des sujets, des groupes institués et des institutions ». Dans ses publications, G. Gaillard articule constamment la recherche, la pratique clinique et le souci de l’intelligibilité de ses textes, dans une finalité de transmettre sa pensée qui s’adosse à des dispositifs de formation originaux. S’adressant à un très large public de professionnels, que ce soit en institution ou auprès de praticiens qui engagent un cursus universitaire à l’Université Lyon 2. G. Gaillard a su se constituer comme un héritier créatif des dispositifs de formation forgés par les grands fondateurs qui l’ont précédé, que ce soit Paul Fustier ou Alain-Noël Henri.
De même l’on repère une exigence forte : celle de diffuser et de mettre en débat le fruit de ses recherches en des instances variées. Georges Gaillard communique ses recherches auprès d’un lectorat qui ne se limite pas aux universitaires, mais qui s’adresse également aux professionnels et aux responsables d’associations nationales et internationales œuvrant dans le champ de la « mésinscription ». Ce travail de diffusion, exigeant, est tout à fait essentiel pour maintenir vivante et dynamique, une clinique institutionnelle solidement inscrite dans le paradigme psychanalytique. Le point est de grande importance en un moment où ce modèle subit de multiples tentatives de discrédit ou de manœuvres d’effacement.
Je souhaite maintenant dégager quelques points forts de sa recherche qui apportent des contributions consistantes aux questions fondamentales mobilisées par la clinique des institutions et des groupes institués.
G. Gaillard a défini très précisément le vertex1 à partir duquel s’organise sa démarche de recherche, il s’agit d’un choix à la fois courageux et heuristique, qui se déploie en un véritable chantier, ouvrant sur de larges perspectives de travail dans laquelle s’inscrivent nombre de collègues, de praticiens et de jeunes chercheurs.
C’est en effet un choix courageux que de centrer sa recherche sur la pulsion de mort et ses différents avatars dans leurs rapports à la « Kulturarbeit » dans le champ de la clinique des ensembles intersubjectifs. En se situant résolument dans l’exploration et l’analyse des modalités de la négativité, de la destructivité et de la déliaison aux plans intra, inter et transubjectifs, Georges Gaillard se démarque clairement d’un moment culturel où sont valorisés la positivité et l’excellence, dans un rejet-refus (Vasse) de toute pensée du négatif, des limites, de l’impossible et de la finitude.
Ce point est tout à fait décisif dans la clinique institutionnelle où les praticiens sont sans cesse convoqués à différentes modalités de déliaison et de destructivité associées centralement aux psychopathologies des usagers comme aux mouvements psychiques violents traversant les équipes, les organisations et les cadres institués. L’accueil, la reconnaissance et l’élaboration humanisante des différents mouvements mortifères et meurtriers constituent le vif du travail de ces équipes. Les avancées théoriques du travail de Georges et notamment son exploration des fonctions différenciatrices des rejetons et destins de la pulsion de mort permettent d’élargir l’écoute des cliniciens qui conduisent un dispositif d’analyse des pratiques ou de régulation d’équipes.
Un deuxième axe de recherches porte sur l’étude des répercussions des mutations contemporaines sur l’économie des institutions et des équipes instituées.
Un troisième axe de ses recherches est particulièrement important dans le champ de la clinique des institutions, il s’agit de celui qui porte sur les crises généalogiques et les entraves aux processus d’historisation (Aulagnier, 1984). Cela a constitué un élément fort de sa thèse (2002).
Il a repris cette question, à plusieurs reprises (2001, 2016 ...), dans des prolongements qui ont donné une intelligibilité aux enjeux de destructivité mobilisés lors de passages généalogiques. Ces mouvements violents, exprimés en différentes formes et modalités de meurtres, qu’elles prennent la voie du parricide ou celle du filicide, ont été identifiés et théorisés avec beaucoup de profondeur ; cette analyse recèle d’importantes conséquences cliniques et prend une forte portée heuristique. Elle a ouvert une voie décisive à la compréhension des mécanismes d’attaque de l’histoire et de l’historicisation.
Je me limiterai à l’évocation de ces trois axes de recherche, qui ne constituent qu’une partie des travaux engagés par Georges, j’espère qu’il me pardonnera ces choix.
Mais j’ajouterais que j’ai toujours été saisi par la capacité de Georges à dégager des perspectives de recherche qui forment de véritables chantiers pour l’avenir, pour l’ensemble des chercheurs et des praticiens du groupe et de l’institution, comme pour nos étudiants. Enfin, son travail est particulièrement important, car il ouvre des perspectives de pensée, en donnant une intelligibilité nouvelle à des configurations groupales et institutionnelles qui forment le vif des cliniques contemporaines. Nous lui devons notamment une analyse profonde et innovante des moments de Passages et de crises généalogiques (Gaillard, 2001, 2016, 2020).
J’en arrive maintenant au deuxième temps de mon intervention, se donnant pour objet d’interroger quelques éléments présidant au Faire Histoire en institution, c’est-à-dire d’interroger les conditions permettant le déploiement d’un processus de construction d’une histoire institutionnelle suffisamment partagée et appropriée par les différentes générations de praticiens.
Mon propos ne sera que partiel au regard d’une question d’une si grande ampleur. Je l’ouvrirai par une série de remarques liminaires qui visent à en éclairer quelques aspects épistémologiques et méthodologiques.
La construction de l’histoire institutionnelle : quelques remarques liminaires
Remarques épistémologiques
L’on peut différencier deux modalités de constitution du faire histoire : l’historisation et l’historicisation. Je poserai que la première recèle une visée qui est habituellement dévolue à l’historien, et la seconde, au psychanalyste2. Ces deux modalités de rapport à l’histoire ont été souvent considérées comme divergentes, voire antagonistes. La tension résulte de ce que l’une, l’historicisation, est référée à ce qui forme le vif de la psychanalyse, en constituant l’une des finalités premières du processus analytique qui consiste à permettre au patient de construire, déconstruire et reconstruire un récit subjectivant, vectorisé par la dynamique transférentielle, supportant le travail de l’après-coup. La dynamique associative autorisant la mobilisation de la remémoration et de la perlaboration (Freud, 1914) ouvrant sur l’élaboration d’une vérité subjectivante. L’autre démarche, l’historisation, est portée par la recherche d’une intention de véridicité : c’est-à-dire d’une vérité attestée des événements et de leurs effets, de leur généalogie et de leurs enchaînements, mais également d’une vérité quant aux figures humaines qui ont participé ou contribué à produire cette histoire, comme aux conditions sociales et culturelles dans lesquelles elles sont advenues. La démarche d’historisation est vectorisée par une finalité que l’on pourrait qualifier de probatoire. En appui sur la consistance de ses sources, des documents, des témoignages, des archives, l’historien doit faire la preuve de ses constructions. L’historisation est médiatisée par l’écrit, celui des documents et des archives, mais aussi par le travail d’écriture de l’historien. L’historisation résulte d’une activité scripturaire adressée à la communauté des historiens et à un ensemble de lecteurs anonymes. Le texte produit par l’historien est destiné notamment à donner une existence et une sépulture à ceux qui nous ont précédés.
Or l’antagonisme entre la démarche historienne et la démarche psychanalytique a progressivement perdu de son acuité. On sait, depuis les travaux de Michel de Certeau (1975), qui fut pionnier dans l’étude des rapports entre historisation et historicisation, que l’historien ne peut reconstituer la Vérité. La croyance en l’objectivité des faits relatés par le récit historique s’est pour une part dissoute ; toute interprétation historique est infléchie par un contexte socioculturel, par les appartenances et la subjectivité de celui – ou de ceux - qui tentent de reconstituer et de mettre en intrigue (Paul Veyne, 1971) un ensemble d’événements, de souvenirs et d’écrits qui sont toujours indexés à des constructions prises dans des enjeux sociohistoriques, théorico-pratiques et inconscients.
Historicisation/historisation : quelques précisions méthodologiques
L’historicisation procède de l’exploration et de la mise en forme de processus et de contenus conscients et inconscients, de leur mise en représentations permettant l’énoncé d’un récit irrigué par des significations suffisamment consistantes, et dignes de créance pour le ou les sujets concernés. L’intelligibilité de ces processus suppose une théorie de l’élucidation des modalités de réminiscence et de remémoration comme d’une théorie de la constitution des traces, des inscriptions et des restes d’un passé vécu, fantasmé, transmis, ou passé sous silence, par les générations précédentes, comme de celle des processus de la narrativité.
Or, nous ne disposons pas d’une théorie de la mémoire, de l’inscription, du refoulement et de la préservation et de la mise en récit des traces d’un vécu partagé pour ce qui concerne les groupes et les ensembles institués. Qu’est-ce que la mémoire d’une équipe instituée, et plus encore, celle d’un service ou d’un établissement ? Quels sont les devenirs des expériences vécues par les fondateurs et par les groupes qui leur ont succédé ? Comment un récit commun se trame-t-il ? Et last but not least, quels sont les rapports, les emboîtements et les disjonctions, les continuités et les contradictions entre les récits singuliers et le récit partagé. Autant de questions qui demeurent des chantiers de recherche à développer.
Pour apporter quelques éclairages, très partiels, à ces différentes questions, je formulerai quelques postulats théoriques que je ne pourrais complètement déplier ici. Dans un deuxième mouvement, le propos s’appuiera sur un exemple clinique pour soutenir la proposition selon laquelle certains moments institutionnels spécifiques – tels que les rituels de commémoration – peuvent concourir à la fabrique de l’histoire institutionnelle.
Les institutions spécialisées sont contraintes de faire histoire pour des raisons identitaires et existentielles, comme pour métaboliser les blessures qui affectent leur structure. Le travail d’historicisation rencontre des obstacles, des défenses et des résistances qui résultent d’un ensemble de processus et de mécanismes conscients et inconscients pouvant se coaliser en certaines configurations. Or, une institution soignante est un ensemble plurisubjectif qui ne peut maintenir sa dynamique processuelle et créative pour autant qu’elle puisse soutenir une relation récursive à son histoire, en intégrant dans un processus sans fin les événements successifs et leurs éventuels après-coups, réorganisant ainsi la lecture des événements passés au regard de ce qui advient dans l’actuel. Ce processus permet de former une trame temporelle articulant les mythes fondateurs et le moment présent, la mémoire d’un passé approprié et la possibilité de se projeter dans un futur possible. Lorsque cette boucle récursive est soutenue par chaque professionnel, par l’équipe, comme par la direction et les organismes de gouvernance, de manière suffisamment continue, il en résulte une structure organisée par une temporalité dynamique appropriable par chaque professionnel et par l’ensemble qu’ils constituent.
Il est à préciser que cette appropriation n’est pas indifférenciée, elle ne peut être assimilée à la métaphore du collier d’Indra (Abdelmalek, 2004) où chaque perle reflète l’ensemble3. Dans l’ensemble intersubjectif que forme l’équipe instituée, certains vont exercer de manière plus active des fonctions phoriques de porte-mémoire ou de porte-histoire alors que d’autres ne seront que les dépositaires de moments particuliers, et d’autres encore – notamment les nouveaux venus – les destinataires du travail du faire histoire, c’est-à-dire, les récipiendaires d’un legs qu’ils vont à leur tour transformer dans un processus de transmission toujours en devenir.
Lorsque le flux historicisant se brise, c’est-à-dire lorsque l’équipe instituée se coupe de ce circuit autorégénérateur, il apparaît une modalité de déliaison majeure. En effet, certaines équipes instituées se délient de leur histoire et partant, défont l’ensemble des liens qui les relient à l’originaire institutionnel comme aux moments fondateurs, aux événements critiques comme aux mouvements partagés de créativité : dans ces configurations, l’ensemble plurisubjectif que constitue l’institution est menacé dans sa survivance psychique. Privé de ses représentations fondatrices et de son lien à une histoire commune et partagée, le cadre institutionnel et les liens d’équipe menacent alors de se défaire. Les mécanismes qui sont au fondement de l’existence de l’institution peuvent ainsi se retourner et participer à un mécanisme d’autodestruction. L’attaque des processus d’historicisation aboutit parfois à l’arasement du passé. Cet effacement de l’histoire peut être revendiqué et organisé par certains tenants d’un management autoritaire ou messianique, comme par les thuriféraires d’un présentisme radical. Emportées par l’Hubris, c’est-à-dire par la démesure narcissique, certaines équipes instituées, identifiées, ou sous emprise, d’une figure de refondateur messianique vont produire une véritable pathochronie.
Comme Georges Gaillard l’a identifié et exploré, c’est en effet notamment lors des passages généalogiques que les enjeux d’historicisation, de déformation perverse ou encore d’arasement de l’histoire vont se révéler de manière particulièrement aiguë. Durant ces moments, pris dans des enjeux narcissiques parfois meurtriers, l’institution est captée par un sujet, qui se situe dans une telle position d’exception qu’il réduit l’ensemble à sa propre subjectivité : le nouveau dirigeant s’identifie à l’institution, et il est identifié comme tel. Les mécanismes individuels, groupaux et institutionnels à l’œuvre ont été analysés de manière extrêmement éclairante par Georges Gaillard et j’en partage les différents éléments.
Il est cependant d’autres configurations institutionnelles qui autorisent une fabrique de l’histoire plus pacifiée et plus créative. La proposition que je souhaiterais soutenir peut être formulée ainsi : l’investissement de moments spécifiquement institutionnels, à distance des subjectivités singulières, peut se révéler propice au faire histoire et au processus de transmission intergénérationnel.
Les ritualisations, des moments propices à la relance des processus d’historicisation
Pour être plus précis, je soutiendrai ici deux hypothèses articulées. D’une part, les moments de ritualisation constituent des temps de relance potentiels du faire histoire. D’autre part, lors de ces moments institutionnels singuliers, les processus d’historicisation et le travail d’historisation peuvent se co-étayer, en un adossement réciproque, permettant ainsi de résister de manière créative aux diverses attaques et aux défenses groupales institutionnelles qui s’exercent contre le faire histoire. Tout comme les processus secondaires peuvent soutenir la perlaboration des processus primaires, les documents et archives peuvent favoriser la relance d’une narrativité et la mise en circulation de la parole des professionnels.
Un exemple clinique attestera de la fécondité des temps de ritualisation lorsqu’ils sont investis dans une perspective transsubjective, mais aussi de la vicariance des rapports entre historisation et historicisation dans le faire histoire.
Lors du 20e anniversaire de la création d’un service de soins, un professionnel, ayant participé à sa fondation, transmet à une collègue, qui a elle aussi, partagé les moments fondateurs, « un cahier de liaison institutionnel4 » qu’il a retrouvé et remisé dans un placard. En ouvrant ce cahier, il apparaît que ce dernier conserve les traces physiques et sensorielles - des empreintes de fumée et des odeurs de brûlé - d’un incendie criminel que l’établissement a subi très peu de temps après son ouverture. Cet événement traumatique a été progressivement refoulé et ne fait plus l’objet d’aucun récit auprès des praticiens récemment recrutés.
Lors de cet anniversaire – qui forme un rituel institué - un objet déposé dans un des placards de l’établissement – une archive spontanée - est réexhumé par un professionnel et transmis à un ancien en présence d’un groupe de nouveaux venus. Le moment fait l’objet d’un échange de paroles et permet de retrouver et de partager quelques souvenirs associés à ce qui fut un moment de violence traumatique pour cette équipe naissante. Lors de la transmission du cahier, effectuée en présence des différentes générations institutionnelles, les traces de cet événement traumatique peuvent être à ce moment réévoquées et reliées à ce qui constitua un premier mouvement de dégagement de certains éléments misés dans la fondation.
Autrement dit, l’analyse des violences qui ont accompagné la création du service a dû être reprise et réélaborée en présence des nouveaux venus, leur permettant de saisir les raisons pour lesquelles l’environnement refusait l’implantation d’une telle institution en un tel lieu. De manière associative et dans un moment transitionnel, les anciens transmettent aux nouveaux un négatif originaire qui donnera une intelligibilité à un ensemble de pratiques et de dispositifs institutionnels mettant en exergue systématiquement la référence à l’environnement social. Pratiques qui leur étaient jusque-là incompréhensibles et qu’ils adoptaient sans en solliciter les sources et les raisons, dans une forme d’incorporation. Le moment de ritualisation a ainsi permis de rouvrir ce qui était sédimenté et de réinscrire les nouveaux dans l’histoire des temps premiers de l’institution.
Trois remarques pour conclure
L’une, concerne la fonction phorique exercée par un professionnel qui a constitué des archives et les a ressuscitées pour les transmettre aux membres de l’équipe. Ce professionnel a occupé une fonction de porte-histoire, dans une triple acception : il a conservé et transmis, en un moment singulier, des traces écrites jusque-là enfouies, menacées de disparition, pour les rendre à nouveau vivantes et partagées. Fonction phorique consentie, dans laquelle le professionnel se déprend d’une position narcissique de captation, toujours possible, pour transmettre ce qui de l’histoire institutionnelle peut être ainsi maintenu vivant.
L’autre remarque est référée au moment institutionnel durant lequel des traces menacées d’effacement peuvent ressurgir et donner lieu à une mise en partage, à savoir ici le temps du rituel institué. Il apparaît que, loin de constituer un simple moment de commémoration vide et figé, le temps du rituel institué peut former une instance de reprise du déposé, du scindé ou du retranché. Lorsqu’il est investi de manière groupale, selon une modalité créative, le rituel permet, au-delà de son aspect cérémoniel, de relier l’équipe présente aux équipes passées comme à la fondation institutionnelle. Autrement dit, le rituel forme un entre-deux possible, un espace de pontage potentiel, entre une origine mythique et un actuel trop souvent immobilisés par le présentisme. L’on observe d’ailleurs que ces rituels, lorsqu’ils sont suffisamment créatifs, s’accompagnent toujours d’une part faite à la convivialité, voire à une festivité investie et partagée, par les professionnels comme par les cadres et la direction : un moment qui ne va pas sans évoquer le rappel d’une illusion institutionnelle, illusion qui a prévalu lors des temps fondateurs.
Enfin, cet exemple met en évidence que si les archives peuvent encapsuler les souvenirs, et parfois les sédimenter, elles peuvent aussi advenir comme des médiations où surgissent des traces dont la matérialité autorise une certaine reviviscence des événements, des paroles et des actions provenant du passé et/ou des absents. Elles établissent un lien entre les présents, les absents et les disparus, entre les anciens et les nouveaux venus, et restituent une part de ce dont les générations précédentes ont participé à créer et à faire vivre. Les archives permettent de ressusciter des pans de l’histoire institutionnelle refoulée, déposée ou clivée.
Les chroniques de la vie institutionnelle, inscrites dans les différents écrits professionnels, forment des traces sensibles. Ces fragments de moments cliniques permettent le surgissement de tranches de la vie institutionnelle. La matérialité de certaines traces évoque le corps, la sensorialité, les actes - des professionnels et des patients - et favorise l’exhumation de la parole des absents. Le travail psychique de narrativité accompli par les professionnels en appui sur ces archives permet de reconstruire un récit partagé, qui sera parfois réécrit de manière plus systématisée dans un temps second, à partir des bribes de souvenirs co-refoulés et de traces des dépôts matérialisés dans les documents souvent épars retrouvés dans les caves et les placards de l’institution.
Soutenir un jeu entre historicisation et historisation semble une des conditions d’un faire histoire suffisamment consistant et supportant toutefois les blancs, les oublis, les dénégations et les refoulés nécessaires au penser, au travailler et au vivre ensemble. Ici émerge cependant la question du destin de ces indices sensoriels dans le monde du tout numérique, comment les écrits pourront-ils faire traces de l’existence subjective de ceux qui les ont précédés et être exhumés par les générations qui viennent ?
Pour clore mon propos, je formulerais simplement le souhait que l’Université, elle aussi, maintienne vivants ses rituels, comme nous avons pu en faire une belle expérience lors du jubilé de Georges Gaillard.