Ce que veut me dire sa chaussure…

Petite fantaisie psychanalytique

p. 44-45

Texte

Je l’écoute…

Cela fait un moment déjà qu’il parle. J’ai l’impression que cela fait une éternité qu’il ne cesse de parler. Ces séances de supervision, rue du Professeur Sisley, ont débuté depuis bientôt un an, mais, le rituel aidant, le groupe m’est à présent bien familier. Ce soir, c’était à mon tour de présenter une situation et je me rends compte que j’ai autant de mal à fixer mon attention sur ses mots que lorsqu’il réagit sur d’autres interventions ou que lorsqu’il présente lui-même.

Affectant une concentration exacerbée, je fixe le sol. Inclinant ma tête et la dodelinant à intervalles irréguliers pour montrer que j’écoute bel et bien. Cela devrait me captiver pourtant… particulièrement ! Je ne suis pas du genre à attacher beaucoup d’importance à la survie de ma clinique ou plutôt de son récit : que l’on y voit quelque chose de différent de ce que j’y ai vu, perçu, conçu, que l’on me maltraite au passage m’est égal ! L’essentiel est que je découvre d’autres choses, d’autres points de vue, d’autres analyses et que je les mêle ou non à la compréhension que je peux avoir des situations que j’amène…

Non. Là, il s’agit d’autres choses que de la résistance… il y a quelque chose qui s’agite lorsqu’il parle et que je ne parviens pas à saisir… peut-être cette chaussure ?

Je capte au passage quelques mots : « symbolisation », « narcissisme », « originel »… cela me fait penser que je n’ai peut-être pas fermé la porte de chez moi et que le ciel a tourné à la pluie, mais guère mieux. Je sens au ton de sa voix, à son rythme, qu’il n’a pas encore terminé son intervention. Je le connais bien. Mais après, il va falloir que je réagisse ; sur quoi répondre, sur quoi associer ? Je pourrais dire quelque chose du genre « cela fait beaucoup d’éléments, merci ! ». Mais il faudrait quand même que je repère s’il m’a posé une question. J’essaye de me concentrer autant que possible sans y parvenir vraiment. Car la seule énigme qui me tient en haleine c’est cette chaussure qu’il balance de haut en bas tout en continuant de parler. Mais que peut bien vouloir me dire cette chaussure ?

Il s’agit d’une belle chaussure en cuir avec de petits talons en bois laqué. Le dessus est parsemé de petites perforations élégamment agencées jusqu’à la pointe ; une partie de la semelle est usée d’un bon demi-centimètre. C’est curieux car je ne l’imagine pas marcher avec… je ne vois pas ce qu’il pourrait concrètement faire d’une chaussure pareille.

L’autre chaussure est à peu près identique, mais comme elle prend appui sur le sol, elle m’intéresse moins : elle a une utilité, elle ! De plus, elle est bordée du revers de son pantalon sombre et semble un petit peu moins digne d’étonnement que sa jumelle, perchée au-dessus d’une chaussette grise légèrement bleutée dodelinant comme une perruche grise malpolie.

C’est quand même dingue que notre superviseur ne l’arrête pas et lui laisse prendre une telle place dans le groupe ! Il me semble qu’il n’a, lui non plus, jamais eu rien à redire de ses longues interventions. Comme moi, il opine du chef de temps à autre… peut-être que lui aussi tente de décrypter les signaux énigmatiques de cette fichue chaussure ?

La tonalité de sa voix vient de changer brusquement, il doit en arriver à son ultime « dernier point ». Je saisis quelques mots à la volée et quitte un instant des yeux la chaussure. Il est légèrement penché en avant et me regarde fixement. Je prends une inspiration et amène un passage de ma clinique dont je n’avais pas parlé précédemment… cela lui suffira. Je sais par habitude qu’il tente d’obtenir des précisions sur mes choix théoriques et qu’il a traqué des incohérences voire des confusions au sein de mes élaborations. Mais, franchement, j’ai beaucoup plus à dire sur ma clinique et je ne m’en prive pas. Le feu de la discussion qui s’engage alors dans le groupe me fait presque oublier la pointure de notre monologueur. Mes collègues m’orientent en effet vers de nombreuses choses assez intéressantes que je n’avais pas encore repérées. Monsieur chaussure nous regarde tour à tour avec des yeux légèrement globuleux… et, comme tous les yeux sont par nature globuleux, j’ajouterais : « visqueux de dédain ». Oui, il nous dédaigne, il nous foule de sa verve avant de nous balayer comme de la boue séchée sur le bord de ses semelles. Enfin, il parait surtout pas mal dans le cirage !

La séance prend fin un peu trop vite à mon goût, mais finalement quel soulagement d’avoir présenté, enfin ! Je m’habille en bavardant avec Jonquille, l’une des plus posée d’entre nous. Elle n’intervient jamais ou presque dans le groupe, par contre, les remarques qu’elle nous donne, en off, à la fin du groupe, sont toujours très fines et très précieuses… remarquablement justes. Je ne comprends pas pourquoi elle parle aussi peu et, en même temps, ses interventions en groupe manquent particulièrement de sel et d’aplomb et paraissent toujours très confuses. Nous sommes une espèce bizarre tout de même, nous les psys !

Lorsque je sors sur le perron, j’ai la désagréable surprise de découvrir une pluie dense et glacée. Bien sûr, tout le monde est sorti depuis un moment et a couru vers son véhicule… pff ! Le métro est assez éloigné peut-être cinq ou dix minutes et je vais être complètement trempée !

Alors que je remonte le col de ma veste et ramène contre moi mon sac à main, je vois les chaussures se placer juste à côté des miennes.

« Si tu veux, je peux t’abriter, tu vas où ?

Même pas la décence de me vouvoyer, j’ai l’impression d’être avec un enseignant… ou avec le superviseur, oui, il se conduit avec moi comme s’il était mon aîné. Je dois être bien plus âgée que lui pourtant.

– Oui, volontiers… Je vais jusqu’à Sans-souci ! »

Je suis bien obligée !

Il me protège donc de la pluie… et sa chaussure est désormais toute proche des miennes. Comme il y a un peu de vent, je suis forcé de baisser le visage et de la regarder se déplacer. Étonnamment, La chaussure ne me raconte plus rien… dans la semi-obscurité de la soirée elle n’officie plus qu’en tant que chaussure, prenant appui une fois sur deux sur le sol détrempé.

Lui me parle, son ton est beaucoup plus aimable que tout à l’heure… il me pose même des questions auxquelles je réponds plutôt facilement, sur mon parcours universitaire et professionnel, sur mes postes, sur mes projets. Chacune de mes réponses est suivie de ses propres réponses à ses propres questions, parfois avant même que je termine les miennes, c’est bien pratique ! Je ne lui livre ainsi presque rien de moi !

Pourtant, il revient à la charge à plusieurs reprises, cette fois avec une autre stratégie : il m’interroge sur une réponse vague que je viens de produire négligemment et me conduit à en fournir une autre encore plus approximative et ceci plusieurs fois de suite de sorte que je me retrouve à parler de l’insonorisation de la porte de mon cabinet. Bref, j’ai tout faux, parce que je n’ai pas su interroger mon propre cadre face à telle mère qui venait consulter pour son fils. Je suis abasourdie ! Comment ai-je pu me laisser entraîner en aussi peu de temps vers le terrain le plus instable d’une clinique aussi récente ? à part chez mon superviseur, j’évite de m’exposer autant… et puis, il y a toujours une zone de ma propre pratique que je ne parviens pas à saisir immédiatement et que je laisse tranquillement décanter.

Depuis qu’il a senti la fragilité, il s’est mis à me faire un cours de psychopathologie générale… et moi, pauvre idiote, je hoche la tête, je commence mes réponses par « mais, je… » comme si je devais lui fournir des justifications. Lorsque la bouche de métro arrive enfin, je suis prête à me sauver en courant, traversant les derniers mètres sous la pluie battante. Seule la position inconfortable dans laquelle il m’a mise en quelques phrases me contraint à rester avec lui. J’aimerais au moins avoir le dernier mot, mais à présent que nous sommes immobiles à quelques pas des escaliers, d’un seul coup, je ne l’entends plus, et sa chaussure se met de nouveau à me parler. Elle est beaucoup plus brillante que tout à l’heure, elle tapote un peu le sol et fait des moulinets comme pour se délasser d’une crampe.

Je reprends mon calme peu à peu… derrière la pluie, je l’entends me dire « Si tu le souhaites, on peut aller chez moi, je te montrerai mon exemplaire de la première édition de Die Traumdeutung en allemand que j’ai acheté l’an dernier en allant à Vienne rencontrer le Professeur Karl Sackenheim, j’ai aussi pas mal d’articles photocopiés qui pourraient t’aider pour comprendre les particularités auto-méta de ton transfert insuffisamment élaboré sur la situation de Madame G… »

Je regarde dans mon porte-monnaie s’il me reste un ticket et je descends tranquillement les marches sans lui adresser un regard ou un mot. J’ai enfin saisi que tout ceci n’était qu’un feint vernis et l’illusion s’est tout à fait dissipée : j’ai finalement compris ce que me racontait sa chaussure…

St Palais de Phiolin, le 23 février 2010

Citer cet article

Référence papier

Frédérik Guinard, « Ce que veut me dire sa chaussure… », Canal Psy, 119 | 2017, 44-45.

Référence électronique

Frédérik Guinard, « Ce que veut me dire sa chaussure… », Canal Psy [En ligne], 119 | 2017, mis en ligne le 08 janvier 2021, consulté le 28 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=1733

Auteur

Frédérik Guinard

Psychologue clinicien, ancien rédacteur en chef de canal Psy (2008-2016)

Autres ressources du même auteur

Articles du même auteur