Du cafard à homme au cafard de l’homme, penser un espace pour chaque espèce

DOI : 10.35562/canalpsy.183

p. 13-14

Plan

Texte

 

 

Le groupe auquel je fais référence ici est composé d’infirmiers exerçant à domicile, dans le cadre d’un centre de soins. J’accompagne ces professionnels en séances d’analyse de la pratique depuis un an environ. Au cours de l’une de nos rencontres, une infirmière évoque la situation d’une famille pour laquelle le travail lui semble empêché, paralysé, par l’invasion de leur habitation par des cafards. Elle rappelle avec détails la scène ;

« lorsqu’on arrive au domicile de ces patients, je sonne et attends devant la porte qu’ils m’invitent à entrer. Lorsque c’est le cas, je pousse la porte, mais reste un instant immobile avant de m’engager dans le logement. Ainsi, un maximum de cafards tombe, ce qui m’évite de les recevoir sur la tête. Puis, je rentre, j’essaie de viser un coin qui ne soit pas occupé par des insectes et m’assieds au bord de la table. Je bouge le moins possible et ne touche à rien pour ne pas être contaminée. Je vois les enfants, nombreux au domicile de ces patients, jouer au milieu de ce décor, personne ne semble interpellé ou gêné par ces cafards qui grouillent de partout. »

Les infirmières de l’équipe, qui se rendent également au domicile de ces patients, confirment la scène et arguent d’une même voix leur sentiment de dégoût, de rejet à chacune de leurs visites. Le groupe se met alors à échanger sur leurs différentes stratégies pour se défendre et se protéger de ces parasites. Une infirmière révèle ainsi son inquiétude à l’idée de ramener des cafards chez elle ; « on ne sait jamais, il suffirait qu’il y en ait un qui se mette dans mon sac et puis après, je pourrais en avoir partout chez moi ». Plus le groupe parle de cette situation et plus des sensations de démangeaison me parcourent le corps, ça me gratte de partout, j’ai l’impression que les cafards ont réussi à passer du domicile des patients, à l’équipe d’infirmières vers moi : je suis contaminé à mon tour ! Je m’impatiente. J’ai hâte de terminer cette séance de groupe et me vois déjà à l’extérieur du centre, dans ma voiture, en train de chasser les cafards qui courent partout sur mon corps. Je me retrouve dépourvu de ma capacité à penser la situation, le soin, le groupe, les soignants… j’ai envie de quitter la séance, de rentrer chez moi !

Le coup du cafard

Dans le travail d’après-coup que constitue l’élaboration par l’écriture des enjeux du groupe, je me sens renvoyé à la même difficulté pour penser la scène. Je ne vois plus que l’insecte qui envahit l’espace familial et en miroir, mon espace interne. C’est un ressenti que j’associe aux prises en soin de patient toxicomane. Je suis ainsi parfois enfermé dans les représentations du produit/objet drogue et alors empêché pour penser le sujet. Dans la description de leur consommation (injections, prises de risques…), certains toxicomanes évoquent des scènes sidérantes qui peuvent avoir des effets toxiques en mettant le soignant sous emprise, l’enfermant avec le produit plutôt que dans la capacité à élaborer sur son histoire.

Le coup du cafard semble ainsi former une pollution familiale qui envahit de manière poreuse le soin à travers son imprégnation dans la relation soignant/soigné. Aucun lien ne s’est ainsi créé, les soignants n’ont pu, ou su, interroger cette famille sur la manière dont elle pouvait accepter ou non, cette situation : sont-ils gênés par la présence des cafards ? Ont-ils essayé de se débarrasser des insectes ? Ces derniers posent-ils des problèmes d’hygiène ? Tout se passe comme si le soignant était paralysé et ne pouvait plus penser le soin dans sa globalité. Le cafard est devenu l’objet d’attention de la visite à domicile et fait ainsi écran à une véritable rencontre avec le patient. Cela s’est rejoué en écho dans la séance d’analyse de la pratique, nous sommes restés immobilisés par nos éprouvés et en panne dans notre questionnement or, qu’est-ce que l’accueil d’un soignant au domicile, en présence d’insectes, peut-il faire vivre à cette famille ? Que vient nous apprendre l’objet phobogène sur la réalité psychique de cette famille ?

Le travail à domicile plonge, expose fortement le soignant à l’enveloppe olfactive, sensorielle familiale. Sans blouse blanche, sans protocole hospitalier, la capacité de résistance interne du soignant et celle du dispositif pensé par l’institution (ici le projet du centre de soin à domicile) sont convoquées à travers le cadre spécifique du domicile familial. Aussi, nous sommes à même de nous demander comment mobiliser un espace créatif ouvrant sur la rencontre et la création d’un lien, dans cet espace spécifique ?

 

 

Nicolas Brachet (blog.precipites.net)

Le coût du cafard

Du côté de la famille, il semblerait qu’elle rende le visiteur témoin de la manière dont son intérieur puisse être contaminé et contaminant pour ceux qui s’en approchent. Face à l’objet phobogène, les soignants peuvent être traversés par des éprouvés qui les maintiennent à distance et dans l’incapacité de créer un lien soignant/soigné. Cette scène me fait ainsi associer avec une autre séance où nous avions travaillé autour de la prise en charge d’une patiente dont le mari venait l’envahir et la contaminer totalement allant jusqu’à créer de la confusion. L’équipe soignante ne parvenait plus à savoir qui, dans la famille faisait l’objet du soin : le mari ? L’épouse ? Les cafards ont donc un coût pour l’alliance thérapeutique. En vivant avec, sans les nommer, ils forment une membrane étanche à toute mise en lien possible.

À partir de ces premiers éléments et en vue de penser le travail à domicile dans le cadre des soins infirmiers, de redonner un sens au travail d’accompagnement, je vous invite à nous étonner, ensemble, autour des notions d’espace, de domicile : qu’est-ce qu’un domicile ? Qu’est-ce qui délimite son espace ?

Je vous propose ainsi de m’adosser à la lecture d’un roman original de Georges Perec (1974). Celui-ci nous fait partager le processus par lequel il a cheminé pour habiter (enfin) son espace1. Le titre de son roman Espèces d’espaces sonne ainsi comme une invitation à une introspection minutieuse et curieuse de notre habitat interne. Nous sommes ainsi conviés à définir quels sont nos espaces, comment et par quoi sont-ils délimités ? Quels sont ceux que nous occupons, que nous investissons ? Comment sont-ils construits, quelles sont leurs histoires ?

Bien entendu, derrière cette recherche créative, l’auteur nous renvoie à penser nos propres espaces intérieurs dont parfois, les agencements matériels en forment les témoins : « Habiter une chambre, qu’est-ce que c’est ? Habiter un lieu, est-ce se l’approprier ? Qu’est-ce que s’approprier un lieu ? À partir de quand un lieu devient-il vraiment vôtre ? (G. Perec, p. 50) ».

Les infirmiers travaillant dans le champ de l’intervention à domicile sont les observateurs de l’aménagement des espaces du sujet, de la famille. Parfois infestés par des parasites, parfois interdits par des contraintes hygiénistes (ainsi cette infirmière obligée par sa patiente à se déchausser à chacune de ses visites), ces espaces peuvent constituer autant de signes possibles ouvrant sur la prise en soin. Chacune des espèces ; pièces vides, non occupées, les amas, détritus que les soignants rencontrent successivement au domicile des patients peuvent les amener à construire une prise en soin individualisée à partir des échos de la rencontre avec la personne et son lieu de vie.

Le coup de cafard, une espèce physique pour donner à penser un espace psychique ?

Dans la vignette présentée, si la rencontre avec la famille fut difficile c’est peut-être parce que les empreintes perceptives formaient une sorte de rideau (l’infirmière ouvre la porte et attend la chute des cafards avant d’entrer) voilant l’accès à l’espace familial. Ces insectes fourmillants, rampants ont pris le pas, oserai-je dire, du mouvement que devrait créer la visite du soignant au domicile de son patient. Il y a l’idée d’un déplacement qui ne se fait pas et qui empêche le jeu. Hors-jeu, le soignant se retrouve envahi par les dépôts présents dans le cadre familial. Colette Rigaud (1998, p. 260), à travers ce qu’elle nomme « l’animal d’angoisse », rend compte des potentialités organisatrices des conflits que contient la figure animale dans le psychisme2. Ainsi, pour elle, « le support projectif que suscite l’animal permet de repérer les mécanismes archaïques ». Dans la perspective où l’animal ouvre la voie au sujet vers des formes de symbolisation (par exemple à travers le conte), nous pourrions y associer l’insecte comme une voie possible vers un processus de symbolisation. Pour C. Rigaud (1998, p. 260) « les traces de ces mécanismes archaïques se manifestent dans cette relation de dépendance qui s’instaure entre le sujet et “son objet” phobogène généralement unique ». L’objet phobogène cafard nous donnerait ainsi à penser la manière dont cette famille envahie dans son espace par cette espèce, lutterait et se protégerait contre une réalité interne trop angoissante.

Le travail du soignant à domicile peut prendre alors tout son sens dans la survivance de ce qui s’apparente à une attaque de sa capacité de représentation, le soignant résistant accueille et contient l’espace. Il franchit le rideau, le traverse, entre-tient le lien. Ainsi par sa présence et sa continuité, il accueille cette étrangeté familiale et vient l’étayer. Comme le souligne C. Rigaud, « à travers l’objet phobogène, l’objet d’étayage est sans cesse convoqué » (1998, p. 261).

L’équipe infirmière a ainsi pu accompagner pas à pas cette famille. Par sa continuité, sa présence, elle n’a pas cédé à l’apparente monstruosité de cet espace familial. L’équipe est peu à peu sortie d’un lien de collage avec le patient et la famille et s’est aménagé un espace au sein du domicile. Tout d’abord, « […] un coin qui ne soit pas occupé par des insectes » disait l’infirmière puis, qui s’est transformé, comme elle le souligne au cours d’une nouvelle séance, en un petit coin « que la mère débarrasse et maintient toujours dégagé pour me laisser m’asseoir ». Un nouage entre des espaces trouvés et des espaces créés (D.W. Winnicott, 1971) a été réalisé sous la forme d’un apprivoisement mutuel dans la reconnaissance d’un espace et d’une place pour chacun3.

Conclusion

À la manière de l’œuvre de G. Perec, j’ai envie d’inviter les équipes soignantes à observer les espaces qu’elles rencontrent. De manière bienveillante, il me semble que les interrogations et étonnements qu’elles pourront formuler aux patients permettront de nourrir les premiers liens menant sur les chemins de la découverte et de la reconnaissance de l’autre. Le soin à domicile forme en cela une fabuleuse opportunité de rencontre, ni trop près (intrusive) ni trop loin (intouchable), il permet de s’étonner avec le patient sur la manière dont son aménagement intérieur peut être une trace, une invitation à questionner sa manière d’habiter son espace interne. Le travail à domicile donne ainsi les moyens aux soignants pour penser, dans la rencontre, le terrier de chacun.

1 Perec G. (1974) Espèces d’espaces, Galilée.

2 Rigaud C. (1998) L’animal d’angoisses. Aux origines de la phobie infantile, Eres, Toulouse.

3 Winnicott D.W. (1971) Jeu et réalité, Gallimard, Paris.

Notes

1 Perec G. (1974) Espèces d’espaces, Galilée.

2 Rigaud C. (1998) L’animal d’angoisses. Aux origines de la phobie infantile, Eres, Toulouse.

3 Winnicott D.W. (1971) Jeu et réalité, Gallimard, Paris.

Illustrations

 
 

Citer cet article

Référence papier

David Chandezon, « Du cafard à homme au cafard de l’homme, penser un espace pour chaque espèce », Canal Psy, 101 | 2012, 13-14.

Référence électronique

David Chandezon, « Du cafard à homme au cafard de l’homme, penser un espace pour chaque espèce », Canal Psy [En ligne], 101 | 2012, mis en ligne le 11 décembre 2020, consulté le 28 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=183

Auteur

David Chandezon

Psychologue clinicien

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