Corps habités inhabitables

Prise en soin à deux psychés, deux corps et deux dispositifs

DOI : 10.35562/canalpsy.1628

p. 11-15

Plan

Texte

Introduction (David Chandezon)

Nous avons choisi, pour parler de l’engagement du corps et de la psyché dans la clinique en addictologie, de vous présenter deux accompagnements réalisés pendant le stage d’Annelise Petit et concernant des prises en soin à deux psychés, deux corps et deux dispositifs.

Nous avons proposé à quelques patients de pouvoir être accompagnés, en plus des entretiens classiques, en binôme psychologue stagiaire/patient, par un travail utilisant la médiation par l’image. Annelise va donc vous présenter ce dispositif, qu’elle a créé lors de son passage au Centre Hospitalier de Roanne et évoquera ce qui l’a amenée au détachement de son corps et de sa psyché du dispositif classique, pour faire vivre le travail clinique dans un autre lieu.

Je vous propose, dès maintenant, de vous présenter Mme Noëlle, patiente du Centre d’Addictologie depuis quelques semaines lors de l’entrée en stage d’Annelise Petit.

Mme Noëlle

Présentation (David Chandezon)

Lorsque nous rencontrons Mme Noëlle pour la première fois, c’est l’image de l’enfermement d’une femme dans son propre corps qui nous apparaît aussitôt : tout nous semble retenu à l’intérieur, comme muré, enfermé. Pour vous la représenter, pour tenter de vous la présenter, je ferai appel à un champ sémantique particulier, je choisirai volontiers celui de l’univers carcéral. Elle donne ainsi à voir l’image d’une femme coincée, incarcérée dans son propre corps : aucun affect ou aucune émotion ne pouvant s’inscrire sur son visage. Seul un sourire de convenance, façon « Air France », donne le change à ses interlocuteurs. Une sensation de privation de liberté me parvient de sa présentation, qui prendra encore davantage forme lorsqu’elle nous apprendra avoir, effectivement, été hôtesse de l’air pendant 20 ans. Dans mes représentations, l’hôtesse est accueillante, légère, mobile. Aussi, si nous vous invitons à embarquer pour un voyage, c’est dans le cadre de l’alcoolisme au féminin.

L’accueil de cette patiente se fait, au démarrage, par le biais d’entretiens hebdomadaires, à sa demande. Au cours de ceux-ci, nous remarquons que Mme Noëlle me fixe, m’agrippe du regard, si bien qu’il est difficile pour moi d’imaginer me laisser aller à une quelconque rêverie, ou même échapper à son propre corps. Très vite, je me sens à mon tour, prisonnier, enfermé avec elle et cadenassé. Son besoin de contenance nous conduit à la porter du regard, afin d’envisager avec elle de s’ouvrir au champ du langage. Car il y a bientôt une nécessité vitale à imaginer un espace d’accueil suffisamment ouvert à la créativité, afin que Mme Noëlle autorise la libération de quelques mots, et que cette mise en acte du corps, du côté de la forteresse, puisse se transformer en une mise en mots.

Je m’excuse par avance de la pauvreté de mes représentations, vous ayant amené à vous déplacer du registre de l’hôtesse de l’air à celui de l’univers carcéral, mais cette manœuvre va nous permettre de retrouver un mouvement de pensée, mouvement devenu nécessaire, indispensable, pour la survie psychique de notre binôme. C’est sans doute cela qui a participé à la création du dispositif qu’Annelise Petit a imaginé et qu’elle va vous présenter aujourd’hui.

L’image comme « embrayeur des processus associatifs » (Annelise Petit)

Ce qui me vient en lien avec ma première rencontre avec Madame Noëlle, c’est l’impact.

Il s’agit d’une grande femme, assez forte, elle porte de longs cheveux noués en une queue-de-cheval ni haute, ni basse. Elle arbore ce sourire pétrifié, dont parlait David Chandezon, un sourire joli, mais complètement dépourvu d’émotion et qui devient assez vite effrayant. Mme Noëlle était figée dans son corps, ses vêtements semblaient trop petits, comme ceux d’un enfant qui aurait grandi trop vite. Elle se tenait raide, à quelques centimètres du dossier de son fauteuil, sans jamais s’y reposer. Madame Noëlle parle avec des phrases courtes : « Aujourd’hui c’est plat, rien de transcendant » ; puis, elle s’arrête, elle n’associe pas. Elle reste souriante. Elle s’était accrochée au regard du psychologue dès le début de l’entretien.

Après-coup, je me suis rendu compte que si je suis intervenue dans cet entretien, c’est pour retrouver un sentiment d’exister et une capacité de penser, tant l’absence de regard de Mme Noëlle annule complètement ma présence. Je suis intervenue aussi parce que je me suis sentie débordée par des éprouvés corporels qui ne me semblaient venir de nulle part. J’avais la sensation que mes poumons avaient rétréci, comme si ma cage thoracique était devenue trop petite, ou comme s’ils étaient comprimés ; pourtant, je n’ai pourtant jamais eu de problèmes respiratoires… Je sentais ce malaise sans parvenir vraiment à l’identifier et je n’en ai pris conscience, que lorsque Madame Noëlle a parlé de ses angoisses en ces termes : « J’ai des bouffées d’angoisses », « J’ai du mal à respirer ».

L’impact, c’est une collision entre deux corps. C’est en termes de collision que j’ai vécu cette rencontre clinique, ce langage de corps à corps, cette transmission d’éprouvés.

 

 

Simon Caruso (http://www.simoncaruso.com).

Est-ce que c’était pour m’en défendre, que j’ai immédiatement pensé à médiatiser les rencontres avec Mme Noëlle ? La patiente venait à peine de partir, que je me disais qu’un groupe à médiation serait une bonne indication de soin. Il est difficile de se préparer à une rencontre clinique, difficile de se préparer à partager les angoisses d’un patient, mais c’est encore plus surprenant de partager ses sensations corporelles.

Au fil des rencontres en binôme avec Mme Noëlle, David Chandezon et moi partagions une impression de lourdeur, de fatigue, d’impuissance. Un vécu aussi partagé par la diététicienne du centre d’addictologie qui trouvait cette patiente plutôt sous-alimentée et qui, malgré tout, continuait de prendre du poids.

L’histoire de Madame Noëlle est faite d’un vide sans fin ou d’un trop qui déborde. Soit elle est dans l’abstinence – quand on la rencontre, cela fait deux ans qu’elle ne boit plus une seule goutte d’alcool –, soit elle est dans l’excès d’alcool : elle buvait jusqu’à trois bouteilles de whisky par rythme de vingt-quatre heures : boire – régurgiter – dormir, boire, etc. Soit elle est présente pour ses enfants, soit elle est totalement absente. Sa mère étouffe par trop de présence, son père est impalpable par trop d’absence. De femme sur-active, elle se dit à présent « en invalidité ». Ses loisirs ? « Le néant » répond-elle.

Notre travail de mise en lien et d’accompagnement à la pensée semblait avoir aidé Mme Noëlle, qui arborait un peu moins de raideur. Mais, après l’hospitalisation de la mère de la patiente, les sensations de « bouffées d’angoisse » augmentèrent en rythme et en intensité pour Mme Noëlle. À cette occasion, quand elle nous en a parlé, elle apporte pour la première fois une métaphore, basée sur une vraie sensation corporelle qu’elle avait eu le week-end auparavant, en nous disant : « C’est comme si je m’enfonçais dans des sables mouvants, ma mère me tire vers le bas, mais je ne pense pas à lever les mains vers le haut pour qu’on m’aide ». Un processus de pensée en images semblait avoir émergé dans le suivi. Et c’est presque sur mesure, pour Mme Noëlle, que j’ai pensé le dispositif à médiation par l’image.

Comme je n’avais pas pu mettre en place de groupe dans mon stage, j’ai pensé mon envie de travailler avec une médiation, dans un dispositif en côte à côte. Il s’agissait de s’appuyer sur un thème et sur une image, pour soutenir le processus associatif. Je participais au même titre que le patient, en donnant mon point de vue, mes associations, mais aussi en proposant des liens. Il me semblait que médiatiser la rencontre, par le biais de l’image, pouvait être une manière de mettre en mots le corps du sujet, ce qui l’habite, en mobilisant le corps imaginaire.

Si l’objet médiateur a pour fonction d’embrayer les processus associatifs, on peut dire qu’avec Mme Noëlle ce fut presque trop radical. Dès la première séance, Mme Noëlle se mit à explorer son histoire familiale.

Je ne vous présenterai ici qu’une toute petite séquence à partir du thème de la séance : « Communiquer » et d’une image représentant un vieil homme et un jeune garçon. Elle dit :

« C’est la communication que je n’ai jamais eue avec mes grands-parents. Je n’ai parlé avec mon grand-père qu’une seule fois parce qu’on avait un devoir à l’école qui nous demandait de le faire. C’était un bon moment. Ma grand-mère a mis ma mère à la porte quand elle avait 14 ans. Elle a été rejetée de la famille aussi par ses frères et sœurs. »

Madame Noëlle m’apprend que cette grand-mère était une « grande alcoolique » qui était grande et forte – Tiens ! ça me rappelle quelqu’un… –, qui faisait subir à son corps toutes sortes d’épreuves, dont elle réchappait toujours.

Madame Noëlle ne fait aucun lien avec sa propre histoire : elle aussi est rejetée par ses frères et sœurs, rejetée par la famille, sa propre mère tient farouchement à qualifier sa fille, Madame Noëlle donc, d’« alcoolique ». Elle s’est mise en danger de mort à plusieurs reprises, sans aucun dommage somatique.

Apparaît un « être comme » qui ne se dit pas. Mme Noëlle ne fait pas de liens entre elle et cette grand-mère, qu’elle semble pourtant incarner. Incarner : ce mot est intéressant dans le contexte de ce colloque. Incarner, c’est « prendre corps de chair, prendre forme humaine ». En médecine, incarner veut dire « rentrer dans la chair ». Incarner, c’est représenter quelque chose d’abstrait, jouer un rôle. Mme Noëlle semble donc jouer le rôle de cette grand-mère malgré elle. Cette incarnation, au sens corporel, pourrait être une tentative de représentation. Le corps de Mme Noëlle représente ce que sa psyché ne peut pas se représenter.

L’entretien en binôme avec Mme Noëlle qui a suivi fut extrêmement riche. Elle repense à l’image du vieil homme et du jeune garçon, et nous fait part du peu qu’elle connaît de son histoire familiale. Apparut alors plus clairement la figure de cette grand-mère maternelle, venant mettre en lumière la place du signifiant « être comme », dans son histoire. Sa manière d’appréhender l’image parle d’elle-même : Mme Noëlle cherche à « être comme » le personnage représenté, comme si se différencier, porter au-devant son identité, sa subjectivité, n’était pas envisageable.

Cette grand-mère reste donc un élément étranger, non-subjectivé, pour la patiente. L’alcoolisme de Mme M. pourrait être compris comme une tentative de noyer des objets étrangers à l’intérieur de soi, un intérieur « sombre », comme elle le décrit. Et l’objet médiateur vient là mettre en lumière une identification inconsciente de Mme Noëlle à cette grand-mère, mais aussi de la mère de la patiente qui identifie sa propre fille à sa propre mère.

Quand j’ai été prise par cette impossibilité de respirer, n’est-ce pas une clef que me donne la patiente pour que je me représente ce qu’elle vit ? Je me suis sentie habitée par Mme Noëlle, au même titre qu’elle se sent peut-être habitée par cette grand-mère. Son corps donne une impression de forteresse vide, comme l’a dit David Chandezon, mais peut-être trop pleine. Un corps inhabité, qui devient inhabitable pour le sujet.

Conclusion (Annelise Petit)

Le suivi en double dispositif s’est déroulé de manière bien différente avec Maryline dont nous allons vous parler à présent. Le fil conducteur entre ces deux patientes d’un abord complètement différent nous est apparu sous l’angle de l’habit.

Si Madame Noëlle déborde de ses vêtements qui semblent taillés pour des enfants, Maryline ressemble plutôt à un enfant déguisé en femme. Si Madame Noëlle porte dans son prénom une ambiguïté sexuelle – c’est un prénom qui avait été choisi avant sa naissance pour un garçon comme pour une fille-, Maryline, elle, semble obligée de crier, par ses tenues vestimentaires, qu’elle n’est pas un garçon. Elle s’habille de manière ultra-féminine, que l’on pourrait qualifier parfois de « vulgaire ».

Ce que Maryline donne à voir par son choix, ou non-choix, d’enveloppe, vient poser la question par le biais du langage du corps : vous, qui ne pouvez pas ne pas voir mes habits, qu’allez-vous me renvoyer sur ce qui m’habite ?

On prend le temps d’une pause respiratoire avant d’embrayer sur la clinique en tabacologie.

Mlle Maryline

Introduction (David Chandezon)

Maryline, c’est la plus jeune patiente, 16 ans et demi, qui s’est adressée au Centre d’Addictologie avec une demande d’arrêt du tabac. D’abord reçue par le médecin tabacologue, elle fut orientée rapidement vers moi, pour évoquer les difficultés à faire le deuil de sa mère, décédée cinq ans auparavant.

Au moment où Annelise entre dans les entretiens, j’accompagne Maryline depuis deux ans environ dans une démarche de psychothérapie. Professionnellement, affectivement, elle est en transition ; de nombreux changements s’annoncent pour elle.

Avec Maryline, nous sommes dans une clinique du corps et de l’image. Mlle G. vit un flottement quant à la reconnaissance de sa propre image, on pourrait le formuler comme ceci : « Quel est ce corps que je regarde ? À qui est ce corps ? D’où vient-il ? Que veut-il ? » La relation à sa mère est encore nébuleuse pour elle, l’image du corps de sa mère semble enchâssée dans le sien : qu’elle est la part de l’héritage transmis par la mère ? Comment cet héritage peut-il s’inscrire dans son corps ? Dans une formule que je condense ici à partir de ses propres mots : on pourrait poser son questionnement sous cette formule-là, qui symbolise un peu son héritage : « Est-ce qu’une mère salope fait une fille salope ? ».

Sa dépendance au tabac fait symptôme, elle fait des allers-retours entre des périodes d’abstinence et de rechute, comme elle alterne entre des périodes où elle ne veut, ou ne peut plus, supporter les souvenirs de sa mère ; et à d’autres moments, sa mère lui manque. C’est insupportable : comment une mère maltraitante pour elle et son père, peut-elle lui manquer ? Elle ne supporte plus l’image, la sienne, celle de sa mère ; elle ne s’y retrouve plus : laquelle lui appartient, laquelle appartient à l’autre ?

Son corps embarrassant est embarrassé par l’ombre d’une autre. Comment son corps image peut-il trouver ou redevenir un corps langagier ?

Ainsi, la dépendance persistante au tabac, l’addiction, va nous donner à penser la difficulté pour Maryline de se séparer, comme si la fumée maintenait un voile, un écran, encore nécessaires face à sa difficulté à élaborer la séparation d’avec l’objet maternel.

Une alliance thérapeutique par l’image, par le corps, puis par l’image du corps ? (Annelise Petit)

Avant chaque rencontre avec Maryline, je me surprenais le matin, à choisir attentivement ma tenue, en visitant à chaque fois le thème : est-ce que je peux rester féminine en jeans et en basket ? Ce n’est qu’après-coup que je me suis rendu compte que, les seuls matins où je restais pensive et indécise devant ma garde-robe, étaient invariablement les jours où je devais rencontrer Maryline. L’expression populaire « faire attention à son image » n’est pas sans interpeller le clinicien : de quelles images sommes-nous porteurs malgré nous ? Quelle marge avons-nous pour jouer avec ces images ? Si le corps du patient nous impacte, notre corps impacte le patient et la rencontre clinique. C’était comme si, chaque matin, je mettais en scène mon contre-transfert, en ressentant le besoin de jouer avec mon identité sexuelle, l’image de mon corps, un jeu précisément rouillé chez cette jeune patiente à peine sortie de l’adolescence, voire quasiment impossible. Notre corps est le vecteur d’une image, un support à l’identification, une forme qui nous représente. En outre, le regard que nous avons sur notre corps avant de rencontrer tel ou tel patient, n’est-il pas un effet d’un processus de symbolisation qui reste encore en échec chez le sujet que nous allons rencontrer ?

Maryline est préoccupée par son lien aux hommes, par les couples voués à l’échec qu’elle tente de construire et par sa sexualité qu’elle vit avec beaucoup de honte. Elle présente son corps au regard des hommes comme un objet de désir, mais elle ne supporte pas qu’on la touche. Au cours des relations sexuelles, Maryline se coupe de son corps et de ses sensations, elle nous dit à ce sujet « Je pense à tout, je pense à rien. » Ou alors, elle se passe carrément de son corps, en faisant l’amour « par texto », comme elle nous l’a expliqué. D’ailleurs à ce sujet, Maryline me dit : « Quand j’ai relu mes textos, c’était pas mes mots, c’était pas moi. J’ai l’impression d’être comme ma mère, j’ai honte d’en avoir pris du plaisir. »

Dans la vie de tous les jours, Maryline a un corps hygiène, qu’elle tente de maintenir sous emprise, en s’imposant des régimes, un sport mécanique régulier. Mais le corps de l’enfant, un corps qu’elle vit comme obèse, sale, et d’un vide sans fin à remplir, fait souvent retour, notamment dans des accès de boulimie.

Sur les images que je lui présente, Maryline peut voir brusquement une scène qui semble complètement éloignée du contenu manifeste, prendre un homme pour une femme. Si je dis « brusquement », c’est parce que Maryline donne l’impression de quelqu’un pourtant très ancré dans la réalité, sauf pour ce qui concerne la représentation qu’elle a de son propre corps. Maryline ne supporte pas de se voir dans un miroir ; à l’entendre, elle est obèse, couverte de boutons, ses cheveux ne ressemblent à rien. Si quelqu’un la regarde dans la rue, il regarde forcément son aspect répugnant, repoussant. Pourtant Maryline est plutôt jolie, et son discours phobique des regards des autres, et du sien, est en complète contradiction avec les mini-jupes, les décolletés, et les talons hauts qu’elle porte.

Dans le dispositif à médiation, j’ai voulu proposer à Maryline de travailler sur la représentation qu’elle avait de son corps, mes choix d’images portaient essentiellement sur les parties corps, des corps mis en scène et je les ai accompagnés des thèmes suivants : « Être bien dans sa peau, être mal dans sa peau », « Être respecté, se faire respecter », « La séduction » et « Devenir une femme ».

Enfin, pour la dernière séance, j’ai proposé à Maryline qu’elle emporte elle-même des images, des représentations, des photographies. Elle pouvait également proposer un thème. Maryline s’est bien prêtée au jeu, en venant avec des photos de famille, et notamment celles d’avant le décès de sa mère. Elle s’étonne elle-même : « Quand je vois ces photos, c’est comme si je n’avais pas changé depuis, je me vois toujours comme cette petite fille grosse et seule. » Maryline doute, elle me demande confirmation de ce qu’elle voit : « Ma mère m’habillait franchement mal, non ? Si moi j’ai une fille, jamais je ne l’habillerai comme ça ! » Maryline nous montre une photo prise à un mariage, elle est demoiselle d’honneur, elle a 7 ou 8 ans. Les autres petites filles sont bien habillées, avec de jolies robes, elles ont des beaux chignons. Maryline est vêtue d’un smoking. La Maryline d’aujourd’hui s’étonne : « Mais au fait, ce sont des vêtements de garçon ! Les photos, avant le décès de ma mère, je suis habillée comme un garçon ! Après son décès, j’ai des vêtements de fille. » En emmenant ses propres photos de famille, Maryline remarque qu’elle n’a choisi aucune photo représentant sa mère, mais elle se dit que les photos prises avant son décès ont été prises par elle. Elle prend conscience qu’il y avait bel et bien un regard maternel sur son corps. Un regard certes étrange, une mère qui habille une petite fille en garçon, mais un regard quand même, et un regard qu’elle a perdu à la mort de sa mère. Je lui fais remarquer que le regard qu’elle porte sur elle-même semble avoir été figé, depuis le décès de sa mère, et depuis qu’elle n’est plus portée par le regard de sa mère. Maryline pleure et s’étonne, elle s’est juré de ne plus jamais pleurer sur cette « mère salope ». Peut-être que Maryline pleure la mère tout court ?

Marie ou Maryline, la « mère-sainte » ou la « mère-salope » (David Chandezon)

Pour conclure et évoquer la suite du travail avec Maryline, on notera la possibilité pour elle de sortir de la transmission en négatif, de l’image de la femme, qui ferait de la fille d’une « mère salope », une « fille salope ». Pour cela, Maryline dénouera la parole du père et ces mots, durs, à propos de la filiation de Maryline : « Les Arméniennes sont toutes des salopes, ta mère était Arménienne, tu es Arménienne. » Ainsi le mouvement de pensée, retrouvé par Maryline dans la thérapie et le jeu des images, l’aide à sortir des mots de l’autre : de l’autre paternel, de l’autre maternel. Ainsi, on pense qu’elle a pu s’acheminer vers la construction de ses propres mots afin qu’elle puisse retrouver et s’approprier son image et son histoire.

Conclusion (à deux voix)

Annelise Petit : On va conclure cette intervention. L’intérêt du suivi psychologique à deux dispositifs, c’est qu’il permet une écoute plurielle : deux psychés, c’est deux manières d’associer, deux corps, c’est deux façons d’éprouver et d’écouter l’atmosphère de la rencontre. Une des fonctions du clinicien, c’est d’entendre ce partage d’émotions, mais aussi de sensations. Travailler à deux cliniciens, ça rend plus facile et partageable ce langage de corps à corps. Je fais l’apologie du travail avec une stagiaire là…

David Chandezon : Bien sûr. Ce langage corporel qui engage notre corps de clinicien nous replonge dans un temps de l’indifférenciation corporelle. Nous avons une attention particulière à noter à quel moment de la rencontre, à quel moment de l’entretien, à quel moment de partage émotionnel, ces sensations nous arrivent. À quel moment ces traces de ce qui n’a pas pu être symbolisé se manifestent, se réactivent ? Le langage du corps est à écouter, au même titre que les paroles, et de nouveaux outils et dispositifs restent à explorer pour être à l’écoute de ces corps engagés et de ces corps langagiers.

Après-coup (à quatre mains)

Annelise Petit : Suite à la proposition de Canal Psy de rééditer notre texte d’intervention à la journée du M2Pro de 2012, j’ai souhaité trouver quelques mots afin d’exprimer, dans l’après-coup, ce que je comprends de cette expérience de stage au côté de David Chandezon et comment elle résonne aujourd’hui dans ma pratique.

Il me semble que la créativité professionnelle est centrale dans notre intervention. Qu’est-ce qui permet au stagiaire futur psychologue d’oser penser un dispositif nouveau d’écoute de la subjectivité du patient ? Quels sont les éléments que j’ai pu rencontrer dans ce stage qui ont permis la création de ce dispositif ?

Outre les affinités, propres à chaque professionnel, vers certains dispositifs et certains objets de médiation, il me semble que la créativité du futur clinicien est liée à la manière dont il est porté par ses référents institutionnels et universitaires, mais aussi par ses pairs. Tout comme l’émergence de la subjectivité chez l’enfant est soutenue par le portage psychique et physique de l’entourage, la naissance de l’identité professionnelle me semble liée à ce tissu de référents et à leur holding.

Le Centre d’Addictologie et David Chandezon permettaient cet espace suffisamment bienveillant au sein duquel il était possible de penser, de mettre au travail et de critiquer un dispositif nouveau. La bienveillance n’a cependant pas été ma seule rencontre autour de la création de ce dispositif qui a aussi entraîné du conflit, qui n’en a pas moins été source de pensée et d’élaboration. La possibilité de dialogues, d’échanges et de conflits qui se sont ouverts lors de l’idée de ce nouveau dispositif ont été porteurs dans ce processus de formation.

Je travaille aujourd’hui depuis deux ans en tant que psychologue clinicienne et cette expérience de stage reste pour moi parmi celles qui furent aux fondements de cette identité professionnelle. Elle m’a permis d’avoir une certaine assise professionnelle sur laquelle je peux me reposer dans ma pratique actuelle. Ce regard porté sur moi en tant que stagiaire me permet aujourd’hui de porter un regard sur ma pratique. En intériorisant ces regards autres, je peux, dans ma pratique, instaurer un décalage avec le regard institutionnel actuel et continuer à penser sans (trop) me sentir aliénée à la pensée institutionnelle et maintenir ma propre pensée sur le soin.

David Chandezon : C’est une occasion précieuse que nous offre Canal Psy de pouvoir revenir sur l’accompagnement – en double enveloppe – que nous avions présenté au cours du colloque organisé par les étudiants du M2Pro de psychopathologie en janvier 2012. Cela nous permet ainsi de nous questionner sur la manière dont cette expérience a pu s’avérer formative pour chacun de nous, apprenant et maître de stage.

Tout d’abord, j’ai retenu de la rencontre avec Annelise Petit la richesse de pouvoir co-créer et co-trouver nos places dans la pratique clinique en addictologie. Nous avions accompagné Mme Noelle et Melle Maryline au sein de deux dispositifs… deux corps… deux langages et deux psychologues. L’un acteur de son processus de formation, en transformation pourrait-on dire, et l’autre, en position de transmettre son métier, sa pratique. Nous avons donc pu faire exister de la différenciation entre nos deux positions puis, nous avons trouvé à nous accorder au moment d’élaborer nos vécus, ensemble et séparés, de la clinique. Je garde ainsi en mémoire ce travail de co-llaboration, de coélaboration comme l’une des modalités de transmission du métier de psychologue clinicien.

Cette expérience convoque en moi mon accompagnement dans le champ de la formation, ma formation interne pourrais-je dire, dans l’idée de l’école interne proposée par Dominique Ginet. Je me rappelle ainsi de mon expérience de formation auprès de Pierre Hébrard qui fut un enseignant important pour moi, notamment dans ses apports autour des questions de transmission dans le champ de la formation qu’il propose de penser en termes de translaboration. Selon cette perspective, nous pourrions concevoir la formation du psychologue comme relevant d’un travail d’élaboration professionnelle, personnelle des représentations en vue de pouvoir les transformer :

« Dans le champ de la réflexion sur la formation tout au long de la vie la translaboration (formative) serait le travail sur soi permettant de questionner et de remettre en cause les idées reçues, les allant de soi, les préjugés, les représentations réductrices, les visions du monde étroites… à travers le dialogue, la discussion, la confrontation de son point de vue à celui des autres, mais aussi aux réalités, aux faits, à la complexité du monde1. »

Le travail de la formation viserait ainsi « un processus d’intégration » (J.-F. Billeter 2, 2012), son objectif étant la transformation interne, qui selon Pierre Hébrard, peut s’apparenter à de la perlaboration. Ici le terme de perlaboration est emprunté à dessein au champ de la psychanalyse en vue d’évoquer les mouvements de transformation interne du sujet apprenant accompagné à dépasser ses propres résistances, à penser et se penser tout au long du processus de la formation afin de trouver sa place, son positionnement, son cadre interne (notion que l’on entend souvent chez les étudiants).

Au détour de ces quelques lignes, je mesure à quel point l’autorisation que l’on s’est donnée avec Annelise Petit, en imaginant et mettant en œuvre un dispositif clinique, fut riche tant cette expérience permit l’ouverture d’une aire de partage et de portage créatrice de savoir. La parole qui a circulé de l’un à l’autre, les échanges sont venus nouer une expérience de l’altérité permettant une mise en perspective féconde et dynamique du travail clinique en addictologie.

Annelise Petit : Je laisse la parole à Laure Favier, psychologue clinicienne, intervenant auprès de patients toxicomanes.

1 http://www.translaboration.fr.

2 J.-F. Billeter, Professeur émérite à l’Université de Genève, spécialiste de la civilisation et de la pensée chinoise.

Notes

1 http://www.translaboration.fr.

2 J.-F. Billeter, Professeur émérite à l’Université de Genève, spécialiste de la civilisation et de la pensée chinoise.

Illustrations

 

Citer cet article

Référence papier

David Chandezon et Annelise Petit, « Corps habités inhabitables », Canal Psy, 106 | 2013, 11-15.

Référence électronique

David Chandezon et Annelise Petit, « Corps habités inhabitables », Canal Psy [En ligne], 106 | 2013, mis en ligne le 10 décembre 2020, consulté le 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=1628

Auteurs

David Chandezon

Psychologue clinicien en Centre d’Addictologie, maître de conférences associé, Lyon 2

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Annelise Petit

Psychologue clinicienne, promo 2011