Une piste le long d’un affluent nous avait menés loin sur l’asymptote du parcours idéal à vélo, le temps d’une bonne dizaine de kilomètres : air transparent, déposé avec fraîcheur sur notre front par notre mouvement, sous les rayons du soleil traversant la fenêtre ouverte des nuages, piste lisse, d’un gris mat, tassée, dense et souple, bordée de pensées sauvages et de bruyère vagabonde.
Nous approchons les fjords abrupts de Norvège, point d’orgue du voyage démarré il y a une vingtaine de jours au départ de la douce Suède. Pour l’instant, les principales ombres et lumières au tableau de ces journées imprévisibles, nous les devons au temps qu’il fait, jouant à contre-pied avec la moindre anticipation. Temps présent.
Ce jour-là, un vent violent nous fait la bise dès le matin, de l’ouest. Je suis toujours un peu à la traîne derrière Bolle, l’ami qui m’a rejoint dans cet été scandinave. Je ne sais quels efforts il produit pour rester droit sur son clou. De mon côté, je suis allongé sur un vélo couché et j’abandonne le combat contre les éléments et la déclivité pour avancer avec de très petits développements. Le tronc et les bras restent autant que faire se peut décontractés, tandis que les jambes tournent, tirent et poussent en renouvelant une tonicité, une jubilation. Comme le hamac, le vélo couché est un support à la rêverie.
Caroline Bartal
Nous remontons le torrent de montagne en voiliers ardents, luttant pour ne pas chavirer lors de trop larges embardées. Parfois, nous jetons l’ancre à l’abri d’un arbre. Échange d’impressions, il y a du rire et du défi aux éléments…
Je n’ai pas regardé la carte avec assez de perspicacité, sinon pour déplorer l’absence des courbes de niveau et sa trop grande échelle. Nous ne connaissons ainsi pas la nature exacte du relief sur les quelques centimètres de papier qu’il nous reste à parcourir jusqu’à l’eau du Sognefjord. Nous ne savons pas où se situe la ligne de partage des eaux. Seulement l’altitude des sommets avoisinants. La lecture de la prose de Harry Martinson1 élargira ces horizons.
Après un col, la première descente nous procure un étonnement, et un relâchement temporaire. La route des fjords serait-elle ainsi déjà ouverte après ces quelques efforts ? En bas, un coup d’œil de Bolle sur la carte, plus réaliste, suppose une dernière difficulté à passer, qui sera le plus haut col de Norvège, le Krossbu, ce que nous ne savons pas encore… Ma lecture évasive me pique d’une pointe de culpabilité. Pourtant, je ne suis pas si fâché d’avoir méconnu cette possibilité et d’être à présent face à une difficulté inattendue, sans question préalable. La prudence du ménagement nous aurait empêchés de nous donner sans compter. Nous sommes déjà en milieu d’après-midi, dans la vallée précédant ce col, la route onduleuse longe les entrelacs d’eau de rivière avec cascades en surplomb venant des plateaux alentour. Dans l’humeur dans laquelle nous sommes, les doutes horaires tus, encouragés par l’allant de l’autre, nous continuons l’avancée. Avancer… Tant qu’on avance, c’est bon, répond Bolle.
Quittant un peu plus l’espace géographique bien ordonné, nous entrons pleinement dans le toujours ici de l’espace du paysage, celui où l’horizon se déplace avec nous perdus en son centre (Strauss E.).
Après un virage à gauche, la route s’élève maintenant vers un petit défilé, c’est le moment de faire un état des lieux des réserves de son corps. Le ruban d’asphalte remonte progressivement le flanc d’une vallée. Le vent est toujours aussi radical. Des nuages électriques se forment sur les hauteurs. Ça passe toujours… Le corps s’installe dans le rythme de l’effort avec un mélange d’urgence et de durée, à la recherche de la meilleure intensité. Patiemment l’horizon, l’espace et le vide se creusent en profondeur derrière nous, sous la vue qui s’élève et plonge au pouls de l’ascension. De virage en virage, sous de petites cascades ruisselantes, un possible sommet de col apparaît. Bolle m’attend, en redémarrant, il me dépasse en criant « c’est du quatorze pour cent ! ». Je me bloque sur mon siège et pousse sur les jambes de toutes mes forces.
Ça passe… ou ça casse !
Le vélo se cabre, puis ne réagit plus pareil, avec une curieuse souplesse. Je suis à l’arrière, déjà, hors de portée de voix. Une inspection sous les haubans constate la fêlure du cadre, juste au-dessus d’une soudure, mais il n’est pas encore craqué complètement, le vélo tient encore sur lui-même. Je continue à pied en espérant ne pas trop me faire attendre, je me rassure, je vais quasiment à la même vitesse, et je prends le temps de relever la tête pour regarder le paysage… La montée n’est pas finie, une courbe à gauche ouvre à un nouvel environnement marqué maintenant par l’altitude, découvrant des moraines et les langues blanches des glaciers. Je réfléchis à la suite de la journée et à la suite du voyage. Je n’ai ni colère ni frustration intérieure. Seulement, je ne suis pas seul et je ne veux pas provoquer une inquiétude trop longue ou un contre-temps trop embarrassant. Des colliers de plombiers m’accompagnent dans mes bagages. Ils avaient déjà été une solution dans un voyage antérieur, où la même casse avait eu lieu. D’une vieille barre de fer rouillée et tordue ramassée sur un embarcadère, j’avais alors réussi à faire une attelle, en attente d’une nouvelle soudure.
Bien au-dessus du niveau de la mer et encore loin du port de Bergen, notre destination finale, je balaie du regard les étendues de rocher, de rus et de pierre et le vent éreinte les souvenirs, car au milieu des airelles, des moutons et des cailloux, la végétation est trop rase pour trouver cette fois du bois ou le moindre bout de ferraille ! Ma perception se rapproche et se recentre vers des piquets pour la neige, scellés dans du béton en bord de route. Je continue pas à pas, démuni. L’un d’eux manque à l’horizon, jusqu’à ce que je le découvre en partie rompu à terre. J’arrache alors ce précieux morceau de bois et continue heureux d’avoir trouvé une solution temporaire, en essayant d’évaluer la solidité de la pièce. Bolle m’attend plus haut. En me voyant, marchant et poussant, il comprend de loin l’incident mécanique. Je répare peu avant le sommet du col sous ses yeux amusés de mes moyens de fortune. Par prudence, je pousse toujours à pied pour finir la montée, mais cela m’ennuie de me retrouver dans la position de celui qu’il doit attendre… Lorsque j’arrive enfin en haut, Bolle au bord de la route fait une mauvaise manœuvre en remontant le vélo sur le bas-côté. L’angle trop prononcé de la remorque tord la patte de dérailleur sur le cadre. Pour l’instant, comme par une extrême politesse, cela nous remet pour ainsi dire à égalité. Nous voilà tous deux à demi-monture à l’orée du plateau, nous poussons à pied dans les montées, montons à vélo dans les descentes en tâchant de profiter le plus possible ensuite de l’élan. Les plateaux norvégiens sont rarement plats, et offrent des raidillons souvent plus pentus que le col qui nous a menés jusque-là… Il est six heures et l’endroit venté n’est pas propice pour dormir en altitude. Le souvenir de la pluie froide deux jours avant sur un plateau ne nous le conseille pas.
Dans une première courbe descendante apparaît la silhouette d’un voyageur à vélo suivi plus loin d’un deuxième. Éructant leurs derniers efforts sur leurs montures lourdement harnachées, ils ont de l’enthousiasme à partager, et leurs expériences. Les cartes se déplient, dans la discussion nous prenons le nom de Gudivangen dans nos bagages comme prochain incontournable touristique. Partis d’Espagne depuis quatre mois, la durée de leur voyage nous laisse rêveurs. Leurs renseignements nous rassurent. Nous allons bientôt ne faire que descendre. La route décline en continu et tout à coup le fond de l’air devient océanique, le vent doux et chaud tourbillonne sous les saules, porté par le Gulf Stream. Nous nous arrêtons avant la pluie, dans un calme moelleux, repos d’une belle journée de don agonistique, potlatch d’efforts et patchwork de sensations.
Un panneau le signale, Wittgenstein s’était retiré par deux fois dans ces montagnes près de Skjolden, en 1914-16, période la plus féconde de sa vie intellectuelle en prémisse du Tractatus, et en 1936-37. Quelles pensées le traversèrent, guettant le passage du soleil ?
« Est-ce que le fait de rester seul avec soi-même – ou avec Dieu n’est pas comme le fait de rester seul avec une bête féroce ? Elle peut t’attaquer à tout moment, mais n’est ce précisément pas pourquoi tu ne dois pas t’enfuir en courant ? ! cela n’est-il pas, pour ainsi dire, le magnifique ? ! Cela ne veut-il pas dire : apprivoise cette bête féroce ! Et pourtant on doit prier : ne nous soumets pas à la tentation ! »
Si voyager à plus d’un permet de s’aider et de se dépasser, se concerter dans les multiples choix d’une journée, faciliter le fait d’oser partir, voyager seul pose la question d’être un bon compagnon, ou une « bête féroce », à soi-même. En s’apprivoisant, dans le choix des itinéraires, des petites rencontres et des lieux pour dormir, des temps d’efforts et de repos, dans la succession des petites décisions de la vie nomade, c’est à sa propre écriture que l’on est confronté, dans la fluidité des mouvements ou le bégaiement de ses ratures.
À la découverte du paysage vernaculaire, le voyage à vélo nous réserve aussi une pratique amateur du terme mi-savant mi-poétique que John Brinckerhoff Jackson (2003) a introduit dans le lexique du paysage, l’hodologie2. Les multiples décisions d’orientation s’appuient sur une lecture active des routes, des lieux, des temporalités, de l’écoute des personnes, des atmosphères. Si Gaston Bachelard fait de la seconde lecture le début de la littérature, le voyage à vélo commence peut-être, lui, lorsque nous l’enfourchons à nouveau avec des sacoches et quelques journées libres devant nous.
Le vélo comme botte de sept lieues offre une relativité d’échelle par laquelle rencontrer le monde d’une manière médiane, sans imposition ou effraction. Dans Lumière d’août de William Faulkner (1935), Léna préfère marcher plutôt qu’être en voiture en ville. Ceux qui la croisent seraient ainsi tentés dans leurs interactions de penser qu’elle habite la ville. La distinction n’est pas aussi marquée à vélo, mais elle permet l’échange entre le proche et l’étranger.
Sur une autre route, un Norvégien croisé à contresens m’exprime son besoin de parcourir de grandes distances dans une journée, aussi impressionnantes que son peu de superflu en bagage.
Un autre jour, je renseigne une femme grecque partie encore plus simplement sur un vélo offert et avec vingt euros en poche, il y a trois semaines de cela. Perdue dans la cité lyonnaise, elle s’arrête, demande sa route, avance, raconte… et je partage en poisson-pilote quelques kilomètres de sa longue journée pour la guider hors de la ville.
Ces espaces-temps font aussi tout le charme de la fluidité du voyage à vélo, quand les automobilistes se rencontrent rarement sinon à grands bruits, avec constat amiable des dégâts les jours de chance.
Manger de l’espace. Toxicomanie sans objet, pourrait-on évoquer, accompagnée d’une forte dépense motrice. Sinon que contrairement à l’errance anonyme, et loin des toxiques de la vie sédentaire, mais plus proche peut-être d’une ivresse endogène et d’une fatigue qui ne pèse pas, c’est de l’apprivoisement des espaces et du rythme de son corps qu’il s’agit. Découverte des premiers trajets familiers élargis à la force et à la patience de la vélocité à taille humaine, conquérante, mais non violente, sans laisser guère plus de traces que les paroles échangées, les quelques gouttes de sueur versées et quelques besoins élémentaires. Le présent est ainsi reconquis à chaque mètre parcouru. Si l’on se dépense un temps, c’est aussi pour accueillir cette connaissance par corps, l’enseignement de la gravité, de la légèreté, initiation aux quatre éléments, l’air, le feu, l’eau, la terre. Quel meilleur moyen en effet pour répondre à l’invitation à la rêverie des éléments à laquelle nous convie Bachelard, dont on peut supposer que lui-même enfourcha le vélo en commis des postes et télégraphes ?
Addiction toutefois bien réelle, la première piqûre laissant rarement indifférent, comme en témoignent des voyageurs plus âgés s’octroyant toujours quelques échappées belles, espérant pourquoi pas mourir sur un vélo, en mouvement horizontal comme le furent les Indiens tupi-guaranis mis en marche à la recherche de la Terre sans mal (Clastres H., 1975), ce mouvement même leur permettant de la constituer a minima.
Marc Augé résume joliment ce parcours de funambule dans la conclusion de son éloge de la bicyclette :
« [son usage] nous rend pour une part une âme d’enfant et nous restitue à la fois la capacité de jouer et le sens du réel. Il s’apparente ainsi à une sorte de rappel (au sens où on parle de vaccination de rappel), mais aussi de formations continues pour l’apprentissage de la liberté, de la lucidité et par là, peut-être, de quelque chose qui ressemblerait au bonheur. »
Alors ? Des vacances ou voyages à vélo ? Malgré les inévitables petits pépins, techniques, physiques ou météo, beaucoup, on l’a dit, repartent à la quête d’une paisibilité active, éprouvante et singulière, une coupure itinérante dans la sédentarité. Très vite, d’autres petits rituels bornent et rythment les journées, trouver où manger, boire, dormir, se laver, charger et décharger, prendre soin du peu et toujours trop d’affaires que l’on porte près de soi lorsque la pente s’élève. On s’étonnera en Europe de devenir familier des cimetières pour y faire souvent le plein d’eau, et l’on se réjouira des vraies véloroutes3 qui se créent peu à peu, minimisant les risques et désagréments liés aux voitures, plus ou moins développées selon les pays et favorisant une petite infrastructure touristique plus adaptée. On y glanera, au gré des rencontres, des informations et des envies, on y rencontrera d’autres voyageurs à vélo, en balade du week-end ou en partance pour de longs tours transcontinentaux, seul(e), en duo, tandem, en groupe ou en famille, parfois on croisera aussi, le temps d’une pause, le vieil hobo à vélo, celui qui a pris le parti de la vacance intégrale sans lieu de retour. Les difficultés seront aussi souvent l’occasion de rencontres impromptues, et l’on s’étonnera toujours de la chance qui nous a menés à l’accueil inopiné d’un sédentaire du lieu, hospitalité que nous donnerons plus aisément au retour. Dans le plaisir des petites variations, on appréciera à nouveau le confort climatisé lorsqu’il se présente, mais aucune chambre ne fera regretter certaines nuits interstitielles, où nous aurons retrouvé un temps les jambes, le regard et l’appétit, de vivre et de découvrir.
Voyager à vélo ? « L’idée me sembla intéressante et si simple à réaliser ! », remarquait enthousiaste Henry Miller.
À vos sacoches !