On ne naît pas femme, on le devient

Sexe et genre, ou la « filiation » du féminin

DOI : 10.35562/canalpsy.2099

p. 6-7

Text

Comment s’est pensée la question du féminin, ou de « la femme » comme on disait au début du siècle, quelle place les femmes ont-elles tenue dans les sciences sociales et humaines, et plus spécifiquement en psychologie sociale ? Un très rapide historique semble nécessaire pour introduire ces questions et expliquer le sens du terme de genre qui, s’il est couramment utilisé par les chercheurs anglo-saxons, est moins connu en France. Par ailleurs, si la filiation ici prise en compte est celle des idées, cela n’empêche pas de se poser la question de la filiation sous son angle plus habituel, comme le veut ce numéro de Canal Psy, celui d’une filiation de femme en femme, qui recouvre et inclut les ambivalences de la « filiation » mère-fille.

Le concept de genre bat en brèche les notions de différence, et de complémentarité, qui ont suffi à expliquer l’inégalité sociale entre les hommes et les femmes depuis l’essor avec le siècle des Lumières de la pensée scientifique, qui s’appuie alors sur l’idée d’une « nature » anatomique, biologique, différente entre les sexes1. Les premières contestations de cette inégalité sont portées par les courants socialiste et marxiste. Marx avance que la femme est le prolétaire de l’homme et pose ainsi les jalons d’une définition de l’ensemble des femmes comme groupe social. Ce mode d’approche est repris plus tard en sociologie avec la notion de classe de sexe et est à l’origine du concept de rapports sociaux de sexe, c’est-à-dire d’une analyse des types de rapports de pouvoir entre ces deux groupes sociaux que sont les hommes et les femmes.

Après Marx, la « question de la femme » est alors pleinement sociale, dans sa conception et dans ses enjeux. Tout syndicaliste ou politique, tout humaniste le sait. Freud, en homme de son temps, en est tout à fait conscient et stigmatise la double morale sexuelle, c’est-à-dire l’inégalité de la répression sexuelle qui prévaut à Vienne comme dans toute l’Europe de cette fin de siècle, la rendant responsable des troubles nerveux qui affectent spécifiquement les jeunes filles qu’on lui adresse2. La théorie psychanalytique se construit donc à partir d’une expérience acquise essentiellement auprès des femmes, et si on peut reprocher à son fondateur d’avoir élaboré une théorie où l’homme garde toutes ses prérogatives, en devenant modèle universel, on peut néanmoins rappeler l’importance que Freud dans chacun de ses articles accorde aux conditions culturelles pour expliquer les aléas de la sexualité féminine.

Parallèlement à l’émergence de la psychanalyse, la psychologie qui est en train de se constituer comme science ne reste pas à l’écart de ces enjeux dans un premier temps sous l’influence américaine avec les behaviouristes, puis avec le mouvement culturaliste dont Margaret Mead est la représentante la plus célèbre3. Son idée cruciale de la relativité des rôles sexués suivant les cultures est alors clairement reprise par Simone de Beauvoir (qui l’a lue, bien sûr4) et l’applique à notre société. « On ne naît pas femme, on le devient » est l’idée princeps du Deuxième sexe5, qui a un impact important sur les femmes françaises, scientifiques ou non, et ce pour plusieurs décennies. La Femme est une construction sociale, et chacune, avec l’aide des outils de sa propre science, essaye de déconstruire le mythe.

C’est en tout cas par ce biais que la question ressurgit en France dans les années soixante, en particulier en psychologie sociale. Anne-Marie Rocheblave-Spenlé reprend la théorie des rôles de George Herbert Mead et l’applique, à l’instar de Margaret Mead, aux deux sexes : après La notion de rôle en psychologie sociale (1962), elle publie Les rôles masculins et féminins en 1964. Elle montre, dans une approche interculturelle entre des étudiants allemands et français, l’importance de l’intériorisation, du conditionnement, dans les comportements, les idées que chaque sexe se fait de lui-même. Autour d’elle, après elle, avec elle, tout manuel de psychologie sociale, dans les années soixante, se doit d’avoir son chapitre Psychologie différentielle des sexes, le terme de « différentielle » voulant se démarquer de l’idée « naturaliste » de différence. Puis suivent quelques années de silence, en psychologie sociale en tout cas, alors qu’en psychologie du développement, cette idée de différenciation entre les sexes fait son chemin, en particulier aux États-Unis. René Zazzo va y être attentif et remarque dès lors : « Il n’y avait pas des enfants, du moins dans la perspective où je m’étais situé (étude des modalités d’adaptation à l’école maternelle), mais des garçons et des filles6. »

Pendant ce temps, l’évolution est peut-être plus rapide en sociologie et surtout chez certains historiens, qui adoptent le terme de gender pour signifier, expliquent par exemple George Duby et Michelle Perrot7, que les relations entre les sexes ne sont pas inscrites dans l’éternité d’une introuvable nature, mais produits d’une construction sociale qu’il importe justement de déconstruire ; ce à quoi avaient déjà œuvré depuis quelques années des psychologues américains, comme John Money et Robert Stoller8, avec leur élaboration du concept de noyau de l’identité de genre.

Car la question de la différence des sexes ne peut se passer de l’approche psychanalytique, domaine dans lequel la controverse n’a jamais tout à fait cessé grâce à quelques rebelles héritières de Freud9. L’enjeu principal porte sur le monisme phallique, c’est-à-dire l’aspect unilatéral de la théorie freudienne se référant au masculin. Le débat fut à son paroxysme dans les années trente, et n’a en fait guère évolué depuis. L’opposition, regroupée autour des théories de Mélanie Klein et d’Ernest Jones, avance que la petite fille avant de fonctionner sur un mode phallique est née femme, et prend donc en compte les éléments sexuels féminins, tel le vagin. En d’autres termes, une petite fille « naît femme » avant de consentir à devenir le petit garçon idéal de la théorie freudienne. Il faut bien entendre ce propos comme une remise en cause du monisme phallique et non comme entrant dans une polémique, qui serait d’ailleurs avant l’heure, avec Simone de Beauvoir. Certaines femmes des divers mouvements psychanalytiques vont d’ailleurs essayer de faire le lien entre ces différentes idées, d’un naître femme, d’un être femme, d’un devenir femme, tout en observant d’un œil attentif mais prudent la montée des mouvements féministes10.

Sous ces multiples pressions, sociales et scientifiques, la question de la différence des sexes commence à faire un timide retour dans la psychologie française, grâce en particulier à Marie-Claude Hurtig et Marie-France Pichevin qui publient en 1986 La différence des sexes, questions de psychologie11. Elles traduisent plusieurs articles américains fondamentaux, en particulier de psychologie de l’enfant mais aussi de psychométrie, où les notions de féminité et de masculinité sévissaient jusqu’à présent sans autre forme d’interrogations. Ce lourd travail de diffusion fut ingrat, car il trouve à l’époque peu d’écho dans le milieu français. Résistance aux travaux américains ? Ou résistance aux femmes, voire à la féminité ? Quand les travaux américains seront plus cotés, on verra le père de la psychologie sociale publier l’article d’une chercheuse américaine, et ce seul article, sans mentionner d’aucune sorte leurs traductions12.

Leurs efforts, et ceux de nombreux(ses) autres chercheurs bien sûr, portent néanmoins leurs fruits puisqu’on assiste actuellement à de notables changements. En 1995, le Bulletin de psychologie publie un numéro entier intitulé « Hommes-femmes. Psychologie et psychopathologies différentielles ». Ce titre rappelle quelque peu les années soixante, mais on voit que le concept de genre, s’il n’y est pas repris, a tout de même fait son chemin avec la notion non plus de différence mais de différenciation sexuelle qui ouvre le numéro, c’est-à-dire une différence en devenir, en construction, mais la part de la psychologie sociale française dans ce numéro est encore très relative. Pour l’expliquer, je proposerai volontiers de retenir l’hypothèse qu’Eugène Enriquez avance à propos de la sociologie, et sur laquelle nous pourrions réfléchir dans les mêmes termes, à mon avis, de façon fructueuse pour la psychologie. Dans un article intitulé « La sexualité, l’objet étrange de la sociologie13 », il rappelle la part que prend la peur envers la femme dans la défiance envers la sexualité : les femmes incarnent le sexuel et comme tel le danger du sexuel dans les rapports sociaux, et il explique ainsi leur mise à l’écart. D’où le fait, peut-on penser, que la question des rapports entre les sexes est d’abord pensée comme la question des femmes, et leur est réservée : l’avant-propos du Bulletin de psychologie n’évoque-t-il pas la nécessité d’études spécifiques sur les femmes, telles qu’elles sont menées dans les pays anglo-saxons, sous la forme des Women’ Studies ? Est-ce pour mieux s’en débarrasser ? Si les femmes, fussent-elles chercheuses, sont plus nombreuses que les hommes à s’intéresser aux rapports sociaux de sexe, c’est pour des raisons là encore sociales, parce que de tout temps cette question leur a été dévolue, voire obligée : elles étaient en effet contraintes de réfléchir à leurs rapports aux hommes, puisque c’était leurs conditions mêmes d’existence qui étaient en jeu. Ce phénomène bien connu pour l’écriture dite « féminine » est le même pour tout objet d’investissement ou d’études.

Mais s’il existe cette éviction ou du moins ces tentatives, c’est que la question des rapports sociaux de sexe est sous-tendue par celle du pouvoir. C’est très heureusement la question sur laquelle se penche maintenant la Psychologie sociale, comme en atteste un numéro récent14 qui traite de « Sexe et pouvoir » – le terme de genre ayant été jugé difficile à comprendre –, avec hélas toujours les mêmes « défauts » : la très faible proportion de travaux français. Ou bien est-ce le choix d’une psychologie sociale expérimentale qui exclut de fait les Français(es) encore fort peu représenté(es) en ce domaine ?

Ce numéro a en tout cas le grand mérite de poser toutes ces questions et l’article d’Erika Apfelbaum qui le conclut : « L’impensé des rapports de domination », laisse bien augurer de l’espace de réflexion ainsi ouvert au sein de la psychologie sociale.

Notes

1 Cf. à ce sujet Thomas Laqueur qui montre qu’avant le xviiie siècle, la femme est de même « nature » qu’un homme : la femme est un homme, simplement moins « parfait ». L’idée d’un « deuxième sexe » est une idée relativement récente, un progrès (en principe !) par rapport à l’idée de « sexe faible ». In Thomas Laqueur, La fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident (1990), Paris, Gallimard, 1992.

2 Sigmund Freud, « La morale sexuelle civilisée » (1908), in La vie sexuelle, Paris, PUF.

3 Margaret Mead, Mœurs et sexualité en Océanie (1928-1935), Paris, Plon, 1963, ou encore L’un et l’autre sexe (1948), Paris, Gonthier.

4 Une anecdote symptomatique des difficultés de reconnaissance d’une filiation mère-fille : Claude Lévi-Strauss raconte qu’en 1949, il organise une réception en l’honneur de la First Lady de la vie intellectuelle américaine, comme il dit, et de la First Lady de la vie intellectuelle française, Margaret Mead et Simone de Beauvoir donc, et qu’elles ne se sont pas adressé la parole ! In Claude Lévi-Strauss, Didier Eribon, De près et de loin, Paris, Points/Odile Jacob, 1990.

5 Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe (1949), Paris, Gallimard. Cinquante ans déjà : un colloque se tient cet hiver 98-99 sur ce thème. Cf. Cinquantenaire du Deuxième sexe, c/o NQF, IRESCOCNRS, 59-61 rue Pouchet, 75849 Paris, Cedex 17, tel/fax : 01 40 25 11 91.

6 Préface in Pierre Tap, Masculin et féminin chez l’enfant, Toulouse, Privat, 1985.

7 Georges Duby et Michelle Perrot, Écrire l’histoire des femmes, Paris, Plon.

8 Robert Stoller, Masculin ou féminin (1985), Paris, PUF, 1989.

9 Lou Andreas-Salomé, Karen Horney, Melanie Klein

10 Les lacaniens tiennent un colloque international en 1960, publié en 1964 (« La sexualité féminine », La Psychanalyse, 7, PUF), et la même année Janine Chasseguet-Smirgel et quelques autres publient Recherches psychanalytiques nouvelles sur la sexualité féminine (Paris, Payot), initiative fort contestée au sein de la Société psychanalytique de Paris à laquelle elle appartient, comme elle le racontera plus tard. À la même époque, Luce Irigaray, psychanalyste exclue de l’École freudienne pour ses critiques des phallocentrismes freudien et lacanien, propose de nouvelles pistes de recherches en s’intéressant au « continent noir du continent noir », la relation mère-fille, question qui commence seulement à être entendue. Cf. Ce sexe qui n’en est pas un, Paris, éd. de Minuit, 1977.

11 Marie-Claude Hurtig et Marie-France Pichevin, La différence des sexes, questions de psychologie, Paris, Tierce, 1986.

12 Cf. « Différences entre sexes », in Serge Moscovici dir., Psychologie sociale des relations à autrui, Nathan, 1994.

13 In Jean Cournut et alii, Psychanalyse et sexualité. Questions aux sciences humaines, Paris, Dunod, 1996.

14 « Sexe et pouvoir », numéro spécial de la Revue internationale de psychologie sociale, coordonné par Marie-Claude Hurtig et Marie-France Pichevin, tome X, n° 2, 1997.

References

Bibliographical reference

Annik Houel, « On ne naît pas femme, on le devient », Canal Psy, 39 | 1999, 6-7.

Electronic reference

Annik Houel, « On ne naît pas femme, on le devient », Canal Psy [Online], 39 | 1999, Online since 24 août 2021, connection on 23 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2099

Author

Annik Houel

Professeur de psychologie sociale à l’Institut de Psychologie de l’Université Lumière Lyon 2, Centre lyonnais d’études féminines

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