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Ces violences qui surgissent dans l’École, ou autour d’elle, et dont les médias se font l’écho d’une manière si lancinante, nous faisons l’hypothèse qu’elles constituent bien autre chose qu’un épiphénomène. Leur fréquence, les modalités de leur émergence, autant que leurs effets, nous incitent plutôt à les considérer comme susceptibles de concerner centralement la « tâche primaire » de l’institution scolaire, qu’elles interrogent, menacent, voire mettent en péril. Tâche primaire dont on rappellera qu’elle réside dans la transmission intergénérationnelle d’un objet symbolique, qui est le patrimoine culturel de l’humanité : on atténuera toutefois l’emphase de cette définition en ajoutant que celui-ci est dûment retaillé et redéfini à chaque moment de l’évolution de la société, en fonction des représentations anticipées que l’on se forme des besoins des futurs adultes que sont les élèves. Notre hypothèse, donc, suppose que c’est précisément ce type de transmission qui se trouve être à l’heure actuelle la cible insue de ces violences, en tant qu’elles attaquent le cadre de l’École.

Une crise de la transmission et, partant, de l’institution qui est mandatée par la société pour transmettre cet héritage culturel, une crise pas tout à fait récente, à dire vrai, tant se répète à l’envi depuis longtemps, dans les milieux pédagogiques, que l’École est en crise… ; une crise, toutefois, dont les contours et les significations se trouvent maintenant accusés, précisés, sinon éclairés par ces violences, qui en marquent peut-être l’acmé. Des violences dont la multiplicité-même vient sans doute dévoiler une autre violence, plus latente, celle qui est toujours intrinsèque à cette forme de rencontre qu’institue l’École entre les générations, et qui se révélerait maintenant comme intolérable.

« C’est toujours dans un moment critique de l’histoire qu’émergent et insistent la question de la transmission et la nécessité de s’en donner une représentation : au moment où, entre les générations, s’instaure l’incertitude sur les liens, les valeurs, les savoirs à transmettre, sur les destinataires de l’héritage : à qui transmettre ? Question féconde, qui instaure et maintient le travail de la mort dans le plaisir de la vie. » (R. Kaës et al. [1993] : Transmission de la vie psychique entre générations, Paris, Dunod, p. 16.)

Même si l’École n’est pas explicitement évoquée par la remarque de R. Kaës, il nous semble qu’elle l’illustre aujourd’hui de façon très adéquate.

« On est encore escroqué… ! »

Jetée au visage de l’enseignant, cette phrase vient rituellement, au sein des établissements scolaires, en particulier dans les zones dites « sensibles », ponctuer les discussions, les échanges et les conflits entre adolescents et adultes : elle n’est pas seulement une manière d’avoir le dernier mot, mais traduit, croyons-nous, avec une étrange pertinence, une position psychique profonde des jeunes face à la transmission engagée dans leur scolarisation. Ce n’est pas d’abord la mise en rôles prescrite par l’institution qui se trouve refusée, ou encore les attitudes de conformité et de soumission induites par le rapport d’emprise qu’instaure le dispositif scolaire ; de façon plus frontale, c’est le Savoir lui-même en tant qu’objet de la transmission, qui est vécu comme leurrant, et donc récusé. Tout se passe comme si l’appropriation de ce Savoir scolaire, et les efforts demandés par l’adulte pour y parvenir, voyaient leur signification s’inverser, pour être perçus aujourd’hui comme un « marché de dupes » : l’École ne nous donnera pas la contrepartie de l’exigence sublimatoire qu’elle entend nous imposer…

Ce que l’on peut désigner comme « le discours des grands frères » témoigne – et avec quel impact ! – à l’usage des plus jeunes, dans les banlieues, d’une expérience brutale, radicale, de désillusion et de déception, laquelle vient saper chez ceux-ci l’adhésion minimale requise pour que puisse s’opérer la transmission des contenus scolaires. Au fond, ce qui est en jeu pourrait s’entendre comme un déraillement du circuit habituel de la transmission, d’une transmission qui ne transiterait plus d’une génération à l’autre, mais resterait confinée à l’intérieur d’une fratrie, et qui ne concernerait plus la positivité de l’objet de l’héritage, mais au contraire le ressentiment haineux qu’il suscite. Une problématique qui mériterait sans doute de s’élaborer, du point de vue des héritiers du moins, en termes de rabattement de la « dette imaginaire » sur la « dette symbolique » : ce que vous entendez nous transmettre, nous n’en voulons pas ; ce que nous transmettrons, quant à nous, c’est le refus de ce que vous nous transmettez.

Inutile et leurrant, ce Savoir dispensé par l’École est de surcroît vécu comme dangereux, car désidentifiant par rapport aux racines culturelles des élèves, d’autant plus investies, par surcompensation, qu’elles s’avèrent la plupart du temps ténues et fragiles : incertitudes de la réminiscence-même d’un passé collectif et familial, marqué par la souffrance, la violence, la nécessité de quitter une terre ancestrale. De là, la projection si fréquente d’angoisses schizo-paranoïdes sur l’institution scolaire, ressentie comme une mère intoxicante. Ce qui se trouve ici enrayé par ce vécu persécutoire, n’est-ce pas justement la capacité de l’institution à proposer un espace de transitionnalité et à pouvoir être utilisée comme telle ? La violence que le jeune exerce contre le cadre de l’École est alors moins mise à l’épreuve de sa capacité contenante qu’effraction de celle-ci, impliquant en définitive une visée de destruction, légitimée par le caractère considéré comme vital, voire sacré, de ce que l’institution se propose précisément de mettre en changement : comment, en effet, un tel projet ne serait-il pas vécu comme violemment déculturant ?

Il est clair que l’École, l’École de la République, a toujours été aux prises avec la multiplicité et la particularité des origines culturelles des élèves qu’elle accueillait, ce qu’elle gérait en les annulant et en tentant de les neutraliser, avec la violence que l’on sait : or, c’est très exactement sur ce plan qu’elle est actuellement mise en difficulté. Ce qui se trouve présentement mis en question et mis en défi, c’est la capacité de l’École à retrouver-recréer la signification-même de sa tâche primaire au sein d’une société multiculturelle.

« T’es pas mon père… ! »

Là encore, ce leitmotiv, si souvent rétorqué par les élèves des ZEP ou d’ailleurs lorsqu’un enseignant se risque à formuler une remarque sur leur conduite, dévoile l’autre dimension de ce qui est récusé. Parmi d’autres, les travaux de Pierre Legendre montrent assez que l’objet de la transmission est un objet biface : le Savoir, bien sûr, d’un côté, mais aussi, de l’autre, l’Interdit, la limite. À leur manière, ces adolescents, par la double modalité de leur refus, illustrent avec rigueur l’inhérence du rapport entre Loi et Savoir, si parfaitement incarnée, jadis, par l’austère figure du Maître d’école, sévère mais juste… Or, nous avons à prendre acte du fait que l’époque à laquelle l’éthique de l’École s’inscrivait dans le droit fil de celle de la famille est sans doute révolue. Dès lors, ce « t’es pas mon père » donne à entendre, parmi la multiplicité des acceptions qu’il comporte, le sentiment d’abus qu’éprouvent maints élèves lorsque l’École pose un interdit et vient alors occuper, sinon usurper, une place que leur famille n’a pas tenue.

De fait, l’analyse des situations de conflits et de violences intra-scolaires nous confronte fréquemment à des systèmes complexes de disqualification réciproque : le corps enseignant stigmatise « la démission des familles », dans le moment où les familles croient devoir adopter une position de protection du jeune contre la sanction scolaire, vécue souvent comme infondée, discriminatrice et persécutoire, dans un mouvement, par conséquent, de solidarisation avec la transgression de celui-ci. Mais il arrive aussi que ce soit la famille qui projette sur l’École la culpabilité de n’avoir pas su maintenir une attitude de fermeté. Dans bien des cas, la situation est donc celle d’une impossibilité à conclure une « alliance éducative » minimale (à la manière dont on évoque l’alliance thérapeutique) entre les responsables adultes de l’éducation du jeune. Face à la complexité paradoxante des positions mouvantes des uns et des autres, on conçoit que les réponses des adolescents puissent être confusionnelles.

Une fantasmatique de l’exhérédation ?

À écouter les enseignants parler de leur pratique professionnelle, nous sommes frappés par l’engrenage véritablement spéculaire dans lequel sont pris, si ce n’est piégés, les partenaires de la transaction scolaire. Face au refus, opposé par les élèves, d’occuper la place qui leur est traditionnellement dévolue, une première réaction du corps enseignant est celle du doute sur le bien-fondé de sa fonction, une érosion du sens qui soutenait son identité professionnelle, une menace d’écroulement des idéaux relatifs au métier. Mais les schémas défensifs qui paraissent très spécifiques aux professions qui concernent l’éducation impliquent une deuxième possibilité, celle du retournement projectif de la disqualification et de l’indignité sur la personne de l’élève lui-même : à l’interrogation dépressive de l’enseignant : « que suis-je venu faire dans cette galère ? » succède bien vite l’idée : « ils ne valent décidément pas la peine que je me donne pour leur transmettre l’or de mon savoir ! ».

Le droit, en tant qu’il est éminemment concerné par cette forme de transmission qu’est la succession, l’héritage, nous procure, avec le vieux mot d’« exhérédation » une manière de resignifier ce qui se jouerait à l’heure actuelle dans l’École : « action de déshériter ; disposition testamentaire par laquelle le testateur exclut ses héritiers présomptifs de la succession à laquelle ils auraient légalement droit… », précise le Grand Robert (V.VII, p. 749). À refuser aussi ostensiblement d’être sujets de cet héritage que l’École a pour fonction de transmettre, les élèves ne dévoilent-ils pas la souffrance d’une exclusion – qu’ils traduisent avec leurs mots, que nous avons tenté de restituer –, celle qui les constitue précisément comme indignes de le recevoir ?

À l’appui de notre propos, il y aurait lieu d’évoquer la trame imaginaire des représentations que se forment les uns des autres les partenaires de la transaction scolaire, ce sentiment répandu qu’éprouvent les élèves d’être déconsidérés par les adultes, cet emploi si stéréotypé et revendicatif du terme de « respect » dans la bouche des adolescents et, d’un autre côté, ce vécu si particulier des enseignants à l’égard de leurs élèves, un vécu d’inquiétante étrangeté, bien traduit par une profusion de métaphores animales… « Ils sont pires que des bêtes », nous disait l’un d’entre eux. Au vrai, la conjoncture actuelle de l’éducation scolaire nous paraît marquée par un enrayement profond de la dynamique identificatoire qui assurait jadis, vaille que vaille, les conditions de possibilité psychique de la transmission : la réussite des apprentissages est certes suspendue à une identification positive de l’élève au maître, mais celle-ci – on ne le souligne pas assez – ne peut intervenir qu’au prix d’une identification préalable et récurrente du maître à l’élève, laquelle ouvre la voie à la précédente et autorise l’accès au savoir. C’est le jeu croisé de ces mouvements identificatoires qui nous semble actuellement être interrompu.

Si cette esquisse d’analyse est fondée, il s’impose d’observer alors que la récente enquête du ministère de l’Éducation nationale, médiatisée à grand tapage, n’a pu que rater son objet : en tant qu’elle concernait les contenus d’enseignement – les objets de la transmission –, elle a ainsi occulté l’interrogation et la réflexion préjudicielles auxquelles doit se confronter aujourd’hui l’institution scolaire, celles qui concernent la signification même de sa tâche primaire, présentement en impasse de symbolisation.

Citer cet article

Référence papier

Dominique Ginet, « Transmission et exhérédation », Canal Psy, 38 | 1999, 6-7.

Référence électronique

Dominique Ginet, « Transmission et exhérédation », Canal Psy [En ligne], 38 | 1999, mis en ligne le 24 août 2021, consulté le 22 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2121

Auteur

Dominique Ginet

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