À propos du CFP… et de la pratique magistrale

DOI : 10.35562/canalpsy.350

p. 8-9

Texte

L’entrée en vigueur progressive du CFP incite simultanément à interroger le sens et les limites d’un tel dispositif, comme à prendre conscience de ce qu’il vient mettre en question, et peut-être bousculer, dans nos habitudes pédagogiques universitaires. Rappelons-le : il ne s’agit là, en la matière, que de l’initiative la plus récente qui vient s’ajouter à toute une gamme de « spécialités lyonnaises », s’agissant des formations en psychologie ; filière « Étudiants-travailleurs », mieux nommés par la suite « Étudiants-salariés », régime « Formation à partir de la Pratique », « Enseignement à Distance », et j’en oublie peut-être… Ces formules traduisent assez une préoccupation constante à l’égard de populations d’adultes, attirés par notre discipline, mais que pouvait dissuader jadis l’image monolithique et un peu hautaine de l’Université, et pour qui, de toutes façons, il était bien difficile de se plier aux modalités classiques du fonctionnement universitaire. N’est-il pas juste, aussi, de noter qu’elles n’ont pu voir le jour et tenir au fil des années qu’au prix de l’engagement personnel de certains collègues, en particulier d’Alain-Noël Henri : assurément, il y a du missionnaire chez cet homme, à considérer l’indomptable énergie qu’il déploie, le zèle évangélisateur qui l’anime, les preux défis qu’il relève : « si tu ne vas pas à l’Université, c’est l’Université qui ira à toi… ».

Je ne m’attarderai pas ici sur les multiples et particulières difficultés qui, depuis le début de la présente année, ont présidé à la montée en puissance de ce dispositif du CFP : celle-ci a malencontreusement coïncidé avec les profonds réaménagements de la scolarité de la 2e année du DEUG (mise en place des modules et semestrialisation des enseignements ; répartition par ordre alphabétique des étudiants en deux sous-populations, mise en place des sessions rapprochées…) ; de plus, l’entrée en vigueur du système de compensation des notes a fait émerger le problème du report des résultats antérieurement obtenus. Se sont multipliés légitimes inquiétudes, rumeurs et parfois malentendus. Des solutions ont pu être trouvées au coup par coup, parfois au détriment de la cohérence d’ensemble. Mais la complexité-même de l’articulation entre le système général et un micro-système qui tend vers une personnalisation des cursus n’excluait-elle pas de parvenir d’emblée à la perfection ?

Il m’importe bien plutôt de souligner que la mise en place du CFP a le grand mérite d’interpeller nos pratiques enseignantes habituelles1, et peut-être de fonctionner comme un analyseur de celles-ci, même si les échos d’un tel questionnement m’ont semblé jusque-là assez ténus au sein de notre Institut de Psychologie. Ces lignes souhaitent stimuler ou relancer la réflexion sur cette innovation, en s’attachant à distinguer les remarques qui portent sur la didactique propre au CFP des questions que celui-ci suscite du point de vue du système « général » d’enseignement.

C’est tout d’abord la pratique du cours magistral, de l’« amphi », comme nous disons, qui se trouve concernée, puisque les étudiants du CFP participent à des TD, encore que de façon très densifiée. Que faisons-nous donc, lorsque nous faisons un cours ? Qu’est-ce qui, dans cette forme canonique de la pédagogie universitaire, peut bien garder une quelconque efficacité formative ? Et pourquoi donc persister à nous agiter sur les estrades, si nous pouvons sans dommage être réduits au son de notre voix, capté par un enregistreur ? Procédé économique de transmission d’informations et de connaissances, le cours repose d’abord sur le principe qu’un discours dûment ajusté va permettre à un auditoire physiquement présent et supposé homogène (du moins quant aux acquis antérieurs) de s’approprier un corpus de notions. Le cours, c’est du « face-à-face », avec tout ce que celui-ci peut comporter de séduction ou d’affrontement, d’interstimulation ou de mutuelle lassitude. Le cours, c’est encore du « direct », avec ses imprévus, ses digressions, un « direct » dont la qualité-même va pouvoir dépendre de nos éventuelles hésitations, de nos bafouillages, voire du lapsus sournois qui va venir transpercer le discours le plus lissé et dont la pertinence réveillera le public assoupi… Le cours, c’est encore du « théâtre », et si nous n’avons plus de manches pour en tirer des effets, nous savons bien que l’attention de notre public ne se soutient que d’un subtil alliage où entrent l’intonation de la voix, l’expressivité du geste et ce qu’il faut de spontanéité : un minimum, bref, d’hystéricité. Le cours, c’est enfin du « sens unique », dans la mesure où la taille de l’auditoire ne lui permet guère de poser des questions. Et pourtant, le feed-back fonctionne constamment, lorsqu’un murmure indique que nous avons parlé trop vite, lorsqu’un regard incompréhensif nous souligne l’énigme d’une allusion ou l’ellipse d’une formulation.

Qu’en est-il du modèle pédagogique du CFP ? Il me semble qu’il fait résolument l’hypothèse que le face-à-face enseignant-étudiants n’est pas indispensable, que le « direct » peut se muer en « différé », que le corps du « prof », sa présence, sa gestualité peuvent se ramener à une voix, même si elle est parfois couverte par un bruit de fond. Nous aurions affaire, alors, à une pédagogie sans visage, sans regard ? Trois observations me permettront de discuter cette question.

Remarquons tout d’abord que, à la différence de la filière FPP, le modèle du CFP ne se substitue nullement au système d’enseignement général, mais bien plutôt qu’il le suppose en s’étayant sur lui ; il ne remet pas en question la longue tradition de la pédagogie orale et expositive sur laquelle repose le cours magistral, il vise à aller à l’essentiel et postule pragmatiquement que, s’il faut choisir entre l’image et le son, c’est ce dernier qui doit prévaloir. En second lieu, il s’impose de noter que la logique de ce modèle n’est que la reprise de la logique de l’apprenant lui-même : que fait l’étudiant qui « saute » un cours, sinon demander les notes écrites d’un autre étudiant, voire de deux, pour tenter de pallier l’inévitable subjectivité de toute prise de notes ? Mais s’il peut anticiper son absence, il préférera en général confier un magnétophone à un étudiant présent, parce qu’il estime spontanément qu’il obtiendra ainsi une restitution plus fidèle des propos tenus en amphi. Le modèle du CFP ne procède-t-il pas d’une systématisation de ce « bricolage », à condition d’y ajouter la mention des divers supports de formation écrits (bibliographies, polycops, plans de cours…), mis à la disposition des étudiants, sans doute de façon encore insuffisante aujourd’hui. Enfin, la réduction de l’activité enseignante à la « bande-son », de préférence à la lecture de polycops ou d’ouvrages, nous invite peut-être à mieux discerner où réside l’efficacité du dispositif : parce que l’écoute de cassettes audio implique une transcription, elle ne court-circuite pas le travail d’assimilation, et parfois, déjà, d’élaboration qui est en jeu dans le passage de l’oral à l’écrit et qui est à tenir pour un moment important de la formation, bien que ce ne soit évidemment pas le seul.

Du côté des enseignants, avons-nous, complémentairement, mesuré assez les implications sur notre pratique de l’introduction progressive du CFP ? Et, de façon réciproque, l’équipe du CFP nous a-t-elle conduit assez à y réfléchir ? Plusieurs pistes, là encore, s’offrent, que je ne pourrai toutes évoquer. Ce magnétophone qui est là, sur la table pendant que je parle, comment n’induirait-il pas en moi l’impression d’une parole dérobée ? Est-ce à dire que, nous qui enseignons, sommes propriétaires de notre parole ? Que nous pourrions confisquer notre discours, en en réservant l’exclusivité aux seuls présents ? Sur ce point également, il me semble que le CFP nous pose quelques questions qui ne sont pas anodines parce qu’elles concernent précisément notre inscription singulière dans le processus de transmission d’une « culture », qui nous a elle-même été transmise…

Peut-être avons-nous aussi à nous confronter à nos représentations de l’absence et de l’assiduité, parce qu’il me semble que le système du CFP nous pose également une telle question, en tant qu’il institutionnalise la distance comme mode de présence à l’Université. Quel ressentiment, secret ou explicite, mobilise en nous l’étudiant absent ? Nous avons parfois des mots durs pour stigmatiser entre nous les « touristes » ! Il nous faut certainement un peu de temps pour tenir compte, dans notre activité, et autrement que sur le mode d’une conscience subliminale, de ceux qui sont absents des amphis et des couloirs de la fac, quoique présents de façon différée et décontextualisée. En somme, comment pouvons-nous, à leur égard, ne pas fonctionner à l’instar de ces enfants préopératoires dont Piaget nous montre que s’ils admettent volontiers que « tous les canards sont des oiseaux », ils rechignent à convenir que « quelques oiseaux sont des canards », parce qu’ils ont de la peine à gérer l’existence, représentativement, de la sous-classe des « oiseaux-non-canards ». Si ceux qui sont présents à nos enseignements sont bien des étudiants, ils ne sont pas tous les étudiants, mais seulement quelques-uns d’entre eux… Dès lors la question devient : comment nous adresser aussi à eux ?

Notes

1 Rappelons que l’une des originalités du CFP consiste en l’enregistrement systématique des enseignements magistraux.

Citer cet article

Référence papier

Dominique Ginet, « À propos du CFP… et de la pratique magistrale », Canal Psy, 10 | 1994, 8-9.

Référence électronique

Dominique Ginet, « À propos du CFP… et de la pratique magistrale », Canal Psy [En ligne], 10 | 1994, mis en ligne le 22 juin 2021, consulté le 22 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=350

Auteur

Dominique Ginet

Maître de conférence à l’Institut de psychologie, Responsable de la 2e année du DEUG

Autres ressources du même auteur

  • IDREF
  • ISNI
  • BNF

Articles du même auteur

Droits d'auteur

CC BY 4.0