L’école, le savoir, la transmission, et l’analyse de la pratique

DOI : 10.35562/canalpsy.2122

p. 8-9

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Ruptures ! ruptures dans les modalités de transmissions, dans les filiations, dans les processus d’intégrations… Les dynamiques qui parcourent et assaillent le microcosme de l’institution scolaire, reflètent et condensent les soubresauts et les transformations qui agitent la scène sociale plus vaste ; ceci à l’heure où la spirale du progrès laisse entrevoir un vertigineux trou noir en son centre, où les ruptures basculent en fractures.

Et le corps social de se tourner vers le champ du scolaire, pour lui demander, voire exiger de lui qu’il réponde et répare, ce qui se trouve être, ailleurs, en déliaison, en souffrance. L’école se doit ainsi de produire du lien, de fusionner, de transformer, dans le creuset des cours et des salles de classe, ce qui se fissure de toutes parts. Elle se doit d’être l’axe manquant, d’incarner le projet social (et les pères) absent(s), de transmettre la vision, dans ce moment de l’histoire où penser « le long terme » équivaut à la difficile anticipation de la prochaine échéance électorale.

Les « organisateurs » du champ du scolaire

Les enseignants (et les formateurs) se trouvent donc aux prises avec un travail de Sisyphe : celui de faire tenir ensemble, et tenir debout, les questions du savoir, celles de la transmission, celles de la norme et du lien social. Or, à tenter l’enseignant à cet endroit, on ne rencontre que peu de résistance. De fait la position d’enseignant est elle-même organisée par une visée, et soutenue par un fantasme de création ; visée qui s’est longtemps déclinée en termes de « promotion sociale », égalité d’accès à la « culture » et au « savoir », sous la bannière déployée de l’idéal républicain – héritage de Jules Ferry et de ses instituteurs missionnaires de la Laïcité.

Ainsi les figures de Pygmalion, et celle de Frankenstein nourrissent l’imaginaire du champ de la formation1. Un maître est convié pour élever l’élève… pour le faire émerger hors du chaos de l’ignorance, le faire naître à la culture. C’est donc à la question du désir, à sa circulation et à sa puissance d’emprise potentielle2, que le champ de l’enseignement se trouve livré. Or c’est cela même dont il ne veut rien savoir, sous couvert de la pureté de la relation pédagogique ; sinon à s’efforcer de parvenir à une relation instrumentalisée, à l’égard de la dynamique du désir, soit à une configuration, où cette question du désir serait enfin contrôlée, maîtrisée.

À n’être sorti des bancs de l’école, et du rythme scolaire, que pour un court séjour à l’Université (ou à l’IUFM), avant que de réintégrer les salles de cours du côté du tableau, le parcours de l’enseignant se trouve également caractérisé par un rapport à « l’institution école » et au « savoir », sans écarts. Ce cheminement fait ainsi partie des ingrédients de la confusion, et de l’aveuglement qui opère entre la place, le rôle de l’enseignant et le défi qui les sous-tend.

La position d’adulte se trouve potentiellement confondue avec la position de l’enseignant et celle de la maîtrise d’un « savoir supposé », dès lors source de pouvoir. La relation élève-enseignant est ainsi enserrée dans les rets d’un imaginaire aliénant, générateur de violences et de souffrances.

Oscillation, entre « dépossession et maîtrise »

Les enseignants s’emprisonnent aisément dans une oscillation entre le pôle d’une maîtrise imaginaire et celui d’une dépossession, d’une démission ; ceci à l’identique avec les positions des parents à l’égard de l’école, et à l’égard de leurs enfants. Cette bascule opère en tentatives de rigidifications autoritaires de la relation aux élèves, et/ou en dépossessions imaginaires de tout pouvoir, corrélé à l’abandon de la position d’adulte « supposé savoir » (le nouage imaginaire entre les postures s’en trouvant conforté).

Pour illustration : il en fut ainsi pour des enseignants accueillant des enfants dits « intellectuellement précoces », s’établissant dans l’incapacité, tout à la fois d’appliquer les modalités qui leur permettaient antérieurement de bâtir une relation suffisamment structurante, pour le groupe classe, et pour chacun des élèves, et simultanément de se qualifier dans leur position d’adulte, d’accompagnant, et de pouvoir dès lors être suffisamment investis par les élèves d’une position de « supposés savoir » ; ceci sans trop de confusion entre la structuration symbolique indispensable, l’illusion requise, et l’identification imaginaire.

Un enseignant signait cette mise en crise, cette confusion d’une identification sans écart : « Je suis déçue par moi, je n’arrive pas à canaliser toute cette richesse. Je dois essayer de me restructurer. Je me remets complètement en cause ». Le développement exponentiel de la nouvelle « labélisation », d’enfants « intellectuellement précoces », peut s’entendre comme le symptôme des ruptures identificatoires actuelles, d’une tentative de s’extraire de toute transmission dans la mise en scène imaginaire d’un déjà donné, d’un être d’exception, d’un actuel sans détour. Le travail avec ces enfants a ainsi de fortes chances d’entraîner les adultes dans cette disqualification, au travers d’une impossible identification, de ce minimum requis qui autorise la transmission, et l’échange de reconnaissance. Dès lors toute limite et toute butée, face à ces êtres, relevant d’une filiation hors du commun, se trouvent laissées vacantes, à moins qu’une inflation narcissique ne vienne y prendre place.

S’extraire, se désengluer/l’analyse de pratique

« Nous nous sommes soudain trop rapprochés de quelque chose dont on nous tenait à une distance mystérieusement favorable et mesurée. Depuis lors, c’est le rongement. Notre appuie-tête a disparu3. »

Il serait donc une distance mystérieusement favorable et mesurée, qui à s’effacer, cède la place au « rongement ». Cette distance va devoir être recherchée, recréé, pour autant que l’usure du quotidien entraîne vers l’excès, et donc à la perte de la mesure (instrumentalisation, idéalisation…). L’analyse de la pratique (AP) constitue ici le creuset d’un possible réajustement, le rappel de l’humaine limite (pour autant que de la parole va s’y trouver mise en partage)4.

La mise en place de tels groupes se heurte à la puissance du nouage entre le « savoir », et la posture même de l’enseignant ; le clinicien s’y retrouve convié à la brillance de la démonstration d’un autre « savoir maître » (et/ou d’un savoir-solution), dans une tentation d’abandon de la position qui le soutient, celle d’« un savoir qui ne se sait pas5 ».

La rivalité et le fantasme du créateur

Dans ce champ de l’éducation, la rivalité imaginaire dans la possession de l’objet « savoir » autorise peu, en effet, ces échanges de paroles sur la limite, sur le « ne pas savoir y faire6 ». Le premier enjeu du dispositif d’AP, va consister à rendre possible une position que l’on peut qualifier de « ne pas savoir, et de tenir debout au milieu des autres ; tenir debout malgré tout ». Pour cela le groupe va devoir affronter les mirages, et les clivages scolaires dont la persécutrice notation-sanction constitue le paradigme.

À l’occasion d’une séance d’AP, une enseignante parlera l’imaginaire du groupe, disant à propos d’un élève en difficulté, et relativement à sa propre position : « Je sais le faire échouer (l’élève), je dois savoir le faire réussir ». Émergeait ainsi, en clair, la visée inconsciente de se retrouver dans une position de création objétisante.

L’instant d’après elle énoncera : « Si je peux le faire, en plus la collègue peut le faire », qui soulignait ces positions de clôture imaginaire, signifiait le fantasme récurent : ce qui se passe entre les élèves, le groupe classe et l’enseignant relève d’une relation duelle, dans laquelle opère une transmission-séduction et une transformation-création. Le/la collègue est un(e) rival(e).

Les pédagogies « traditionnelles » poussent à cette rivalité fratricide, établissant le « savoir » comme l’objet du désir. C’est en effet, à qui aura la « bonne » démarche et la « bonne » réponse, à qui sera le « bon élève », le sujet élu. Cette quête contamine l’ensemble du champ de l’enseignement. Dans la rivalité agie entre enseignants, c’est à qui incarnera le savoir maître, à qui aura la « bonne » influence ; ce qui laisse entrevoir la violence redoutée, la puissance de destruction de cette même position.

Ce que l’analyse de la pratique dans le milieu de l’enseignement pourrait avoir de spécifique… quoique…

Se mettre en groupe, et consentir à parler de sa relation aux élèves, aux différents groupes classes, voire à l’institution (et à ses injonctions imaginaires : l’obligation de réussite…) permet de sortir de la relation duelle qui prévaut dans ce milieu, et qui constitue le mouvement même du maintien du pliage « dépossession-maîtrise ».

L’analyse de pratique est ainsi le lieu d’un nouveau nouage entre position d’adulte, rapport éducatif, et relation d’enseignement. Ce dispositif potentialise la reconnaissance des ingrédients d’une transmission opérante. Au fil du temps, des identifications imaginaires peuvent s’assouplir, voire chuter, et autoriser une structuration symbolique ; ceci, pour autant que la souffrance des enseignants est mise en partage et en parole, pour d’autres, avec d’autres.

La tentation individualiste de se débrouiller tout seul, fait alors place à un partage des limitations, entre adultes, à cette capacité de soutenir et de se renforcer dans la rencontre, en sachant la place des collègues et de l’institution comme différentiateur, comme tiers. Parler à d’autres, c’est permettre à chacun de prendre place, dans l’écoute que chacun requiert de chacun des autres. La butée, la souffrance qu’un enseignant parle, invite à la reconnaissance de l’incomplétude, et permet d’éprouver corrélativement sa propre consistance, dans un partage de l’expérience d’être démuni sans être détruit.

Le travail peut aussi se dire comme travail de « décontamination7 » de l’ensemble des régressions et des confusions que le contexte scolaire sollicite sans cesse (notamment au travers du système de notation qui continue à infléchir la relation à l’institution, via l’inspection académique, vécue sur un mode persécuteur et surmoïque).

Le simple fait d’avoir à mettre en mots pour d’autres, entraîne des effets de clarification, et la déliaison potentielle d’avec les positions, telles celles qui visent à maintenir l’emprise d’un « savoir » comme un objet sans faille, comme savoir-maître, et/ou celles qui visent à se maintenir comme détenteur imaginaire de cet objet. Si cet objet demeure dans sa puissance d’emprise (entre persécution, et fascination), il ne reste à l’enseignant qu’à se soumettre (et à transmettre la posture de soumission à cet objet pur et parfait) ou à poursuivre la lutte imaginaire pour s’en emparer (et entraîner le plus grand nombre dans la bataille de l’inflation narcissique)…

L’engagement des enseignants dans des dispositifs d’analyse de la pratique, témoigne de ces affrontements, des mises en lien et des réconciliations (entre le champ de l’apprentissage et le champ du désir), de la mise en œuvre collective d’une « distance mystérieusement favorable et mesurée ».

Notes

1 R. Kaës, Fantasme et formation, Dunod, 1975.

2 La maïeutique socratique se donnait ainsi pour projet cette deuxième mise au monde, avec pour corollaire à l’amour transférentiel, une position de chasteté. Voir à ce propos Janine Filloux, Clinique et pédagogie, 1981.

3 René Char, La parole en archipel, 1962 ; Les matinaux, Nrf-Gallimard, 1987.

4 On peut noter que c’est dans les établissements les plus « difficiles », là où le système école se trouve mis en échec, que la solidarité et les échanges entre enseignants, sont les plus conséquents.

5 Selon la pertinente expression de J. Lacan, reprise par Maud Mannomi comme titre de l’un de ses ouvrages.

6 Toute analogie avec le contexte universitaire est ici, bien entendu, purement fortuite.

7 Sur le travail de « décontamination », voir les réflexions de Paul Fustier, Les Corridors du quotidien, 1993. Ce travail développe la nécessité d’une fonction de contention-transformation (fonction « alpha » de Bion), au sein des institutions ; fonction qui trouve à se réaliser dans des dispositifs, tels l’AP.

References

Bibliographical reference

Georges Gaillard, « L’école, le savoir, la transmission, et l’analyse de la pratique », Canal Psy, 38 | 1999, 8-9.

Electronic reference

Georges Gaillard, « L’école, le savoir, la transmission, et l’analyse de la pratique », Canal Psy [Online], 38 | 1999, Online since 24 août 2021, connection on 23 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2122

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Georges Gaillard

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