Une expérience de dépaysement : l’étudiant et la théorie en Formation à Partir de la Pratique

DOI : 10.35562/canalpsy.2153

p. 6-7

Text

Au temps où la Terre était immobile au centre de l’Univers – car la théorie façonne notre monde, et notre monde n’est-il pas Le monde1 ? – les astronomes, d’abord sereins, étaient au fil des siècles de plus en plus perplexes : d’exception expliquée en anomalie corrigée, la cosmogonie de Ptolémée était au xvie siècle devenue si compliquée et si fréquemment inexacte qu’il ne semblait plus vraisemblable qu’elle soit conforme à la nature. Copernic en tout cas se plaignait que les astronomes de son époque soient si

« inconsistants dans [leurs] recherches qu’ils ne peuvent même pas expliquer ou observer la longueur constante de l’année et des saisons. En les voyant, on pense à un artiste qui, pour ses figures, réunirait les mains, les pieds, la tête et autres membres de divers modèles, chacun parfaitement dessiné, mais ne se rapportant pas à un corps unique ; chacun n’étant absolument pas en harmonie avec les autres, le résultat serait un monstre plutôt qu’un homme2. »

Conduit donc par cette exaspération de la raison, mais aussi sans doute par son désir de restaurer dans la théorie l’harmonie qu’il supposait à la nature, Copernic inventa – simple hypothèse mathématique, il n’était pas question de proférer une hérésie ! – une nouvelle cosmogonie fondée sur l’idée de la révolution des planètes autour du soleil. Malgré son élégance et son efficacité théorique, pourtant, l’hypothèse se heurtait à un argument fondé sur un fait d’observation : si la Terre tournait, disait-on alors, quand on lance un objet lourd du haut d’une tour, cet objet devrait tomber à quelque distance du pied de la tour, puisque pendant sa chute un mouvement s’est produit ; or, les objets jetés du haut d’une tour tombent exactement au pied de la tour, à la verticale ; donc la Terre est immobile. Évidemment, quand on vit sur une planète qui tourne, l’argument semble spécieux, mais il est très convaincant, au contraire, quand on vit sur une planète immobile. Et d’ailleurs, Copernic ne parvint pas à le réfuter. Une cinquantaine d’années plus tard, en 1610, c’est l’invention du télescope, et Galilée reprend l’hypothèse copernicienne, mais en lui conférant cette fois statut de vérité physique, ce qui, comme on sait, lui vaut d’être à deux reprises condamné par le Saint-Office. Et, ce qui m’intéresse davantage ici, Galilée neutralise l’argument de la tour. Pour cela, il note que dans certaines situations, le mouvement n’est pas sensible : dans un bateau, si l’on fixe le regard sur la proue, il ne sera pas nécessaire de bouger les yeux pour en suivre le mouvement, malgré les mouvements du bateau ; en somme, seul le mouvement relatif est sensible3.

Que fait donc cette histoire en introduction d’un article sur le rapport des étudiants à la théorie dans le dispositif FPP ? C’est qu’à mon avis, dans le fait de se former en psychologie (quel que soit le régime des études concerné) il y a quelque chose de ce déplacement galiléen. En d’autres termes : on n’est peut-être pas obligé de rester fixé au pied de cette tour, à observer ce fichu caillou qui tombe toujours à la même place ; on peut aussi, mais encore faut-il en faire le choix et affronter au besoin l’excommunication pour cela, partir en bateau, voir comment se présente le monde quand on est balancé par les vagues ; et il peut même se produire que la Terre se mette à tourner…

Si la question de la théorie se présente de façon spécifique en Formation à Partir de la Pratique, c’est bien dans un premier temps autour de cette question du déplacement, parce que ce dispositif pose comme préalable quelque chose que nous savons tous, mais ne mettons pas pour autant toujours au centre même de notre action d’enseignant : l’étudiant qui arrive s’est déjà fait une, ou plutôt des théories à propos de la vie psychique4. L’étudiant n’acquiert pas une culture, car il en a déjà une, mais il découvre une autre culture, étrange et familière à la fois, et qui éventuellement transforme sa pensée. C’est-à-dire que l’enseignant en FPP est d’abord quelqu’un qui accompagne un voyage (« à partir de ») ou si l’on préfère un remaniement théorique, et secondairement quelqu’un qui transmet un savoir. Il est clair que ces deux fonctions sont aussi présentes dans le régime général des études, mais dans une proportion inverse. Cet autre dosage fait tout l’écart épistémologique.

Étudier la psychologie, c’est donc vivre une expérience de dépaysement théorique. Et, comme on sait, le dépaysement est une expérience mouvante, variable, inattendue souvent, de l’exaltation qu’il peut y avoir à découvrir un nouveau monde (l’inégalable plaisir de l’altérité) à l’angoisse de l’étranger comme quand nous n’avions que huit mois, des troubles souvent psychosomatiques du tourisme aux symptomatologies désignées comme « pathologie de l’exil », ou même à la guerre, issue la plus fréquente de la rencontre des cultures.

« Une des motivations les plus puissantes qui incitent à une œuvre artistique ou scientifique consiste en une volonté d’évasion du quotidien dans sa rigueur cruelle et sa monotonie désespérante, en un besoin d’échapper aux chaînes de désirs propres éternellement instables. Cela pousse les êtres sensibles à se dégager de leur existence personnelle pour chercher l’univers de la contemplation et de la compréhension objectives. Cette motivation ressemble à la nostalgie qui attire le citadin loin de son environnement bruyant et compliqué vers les paisibles paysages de la haute montagne, où le regard vagabonde à travers une atmosphère calme et pure, et se perd dans les perspectives reposantes semblant avoir été créées pour l’éternité.
À cette motivation d’ordre négatif s’en associe une autre plus positive. L’homme cherche à se former de quelque manière que ce soit, mais selon sa propre logique, une image du monde simple et claire. Ainsi surmonte-t-il l’univers du vécu parce qu’il s’efforce dans une certaine mesure de le remplacer par une image. Chacun à sa façon procède de cette manière, qu’il s’agisse d’un peintre, d’un poète, d’un philosophe spéculatif ou d’un physicien. À cette image et à sa réalisation il consacre l’essentiel de sa vie affective pour acquérir ainsi la paix et la force qu’il ne peut pas obtenir dans les limites trop restreintes de l’expérience tourbillonnante et subjective. »
Albert Einstein

Faut-il, dans cette migration d’une culture à l’autre, se dépouiller d’une partie de son identité ? La dimension nécessairement transgressive du déplacement met-elle en péril l’existence même et la généalogie du sujet ? Penser autrement, est-ce mourir un peu, tuer des idoles anciennes, dans un fantasme où le meurtre et la guerre ne seraient pas seulement redoutés, mais inéluctables ? L’angoisse suscitée par cette question est spécialement sensible dans les premières années du cursus, et s’accompagne souvent d’aménagements en faux-self par lesquels l’étudiant préserve un lien intime avec sa culture d’origine5. Le dispositif FPP est construit pour que précisément cette position soit transitoire et dépaysement, où l’intégration authentique, c’est-à-dire nécessairement transitionnelle, d’un nouveau mode de pensée serait remplacée par la fétichisation de discours magistraux restant profondément lettre morte pour celui qui les énonce. Cette issue signifierait que la découverte d’un nouveau monde s’est muée en découverte DU « Nouveau Monde », c’est-à-dire que l’excitation créatrice suscitée par l’altérité a été rabattue sur une pure assomption narcissique6.

Si le dispositif FPP favorise une telle intégration authentique, c’est à mon avis dans la mesure même où il force une certaine forme de régression. En centrant l’évaluation du travail des étudiants sur leur capacité à élaborer une pensée psychologique à partir de leur pratique et de l’analyse qu’ils peuvent en faire, ce dispositif les invite à investir prioritairement la dimension de l’énigme, et de façon secondaire seulement celle du savoir. En ceci, il ancre la découverte de la culture psychologique directement dans les processus infantiles de développement et d’expression de la pulsion d’investigation. Alors que trop souvent dans la réflexion sur les processus de théorisation l’infantile n’est pensé que comme obstacle épistémologique7, les étudiants, dans le dispositif FPP, sont, précisément parce qu’ils sont adultes et reconnus comme tels, engagés à fonctionner comme des enfants, c’est-à-dire à travailler les questions qui les troublent subjectivement, et par là-même à découvrir l’ensemble des questions qui se posent à l’humain, le plus singulier ouvrant d’emblée sur le plus universel.

L’énigme, telle qu’elle se présente à l’enfant, renvoie pour Freud bien plus à une nécessité de savoir qu’à un désir de savoir : elle porte d’abord sur une question vitale, comment conserver l’amour de la mère, à laquelle la question sexuelle, comment fait-on les enfants, constitue en fait déjà une réponse. Bien sûr, la question sur l’origine des enfants suppose qu’on n’est pas en pleine activité sexuelle, le désir de la mère n’est énigmatique que dans la mesure où le sujet a renoncé à s’en croire le seul destinataire, bref, l’énigme suppose la suspension de la jouissance, c’est-à-dire la sublimation. Néanmoins, l’activité intellectuelle n’est possible que nourrie par un degré élevé d’excitation, et la genèse de la pulsion d’investigation est inséparable de la recherche de l’objet de satisfaction. La curiosité infantile, d’abord visuelle, puis manipulatrice, se porte sur tout ce qui entoure l’enfant, surtout ce qui est entre les mains des adultes. Très vite, l’ambition de l’enfant, démesurée par rapport à ses possibilités réelles, le pousse à des performances et le mène à prendre de nombreux risques, dont le moindre n’est pas de défier les interdits parentaux. Lorsqu’il découvre l’ambivalence (la sienne, et par conséquent la possibilité de celle de l’autre) l’enfant doute de l’amour (le sien et celui de ses parents) auquel il avait jusqu’alors absolument cru : cette chute d’un fantasme de toute-puissance ouvre la possibilité d’une indépendance intellectuelle, qui se caractérise par la méfiance à l’égard des parents, la tendance à ne faire confiance qu’à soi-même, et qui entraîne à douter de tout et à constituer des problèmes là où régnait l’évidence, dans l’espoir de reconstruire un monde de certitudes8. C’est-à-dire qu’il s’agit surtout de ne pas seulement changer de parents pour s’inféoder à de nouveaux maîtres, et le risque n’en serait pas mince, puisqu’en FPP les étudiants n’ont qu’un seul enseignant chaque année, voire s’ils le souhaitent pour plusieurs années. Dans mon expérience, ce qui fait rempart contre ce risque, c’est que l’enseignant aussi, en FPP, est dans une certaine mesure invité à la même position infantile : sommé d’être un enseignant mais de se retenir d’enseigner, contraint par l’impossibilité de préparer un cours à ne travailler qu’avec les notions et concepts qui sont devenus le tissu même de sa pensée, il ne peut qu’investir comme énigmatiques les questions toujours singulières amenées par les étudiants.

Le système n’est évidemment pas sans avoir, comme tous les systèmes d’ailleurs, ses échecs, qui dans le régime général seraient simplement l’abandon des études, et qui en FPP peuvent prendre la figure de l’étudiant chronique… L’unique enseignant ne peut favoriser le doute et l’indépendance de ses étudiants que s’il ne prête pas sa voix à une pensée unique. Pour que la lecture des auteurs soit une rencontre humaine féconde et inspirante9, il faut que la conflictualité des allégeances théoriques, en principe (pas toujours…) concrétisée dans le régime général par la pluralité des enseignants, passe au niveau intrapsychique et pour l’enseignant et pour les étudiants. C’est possible, dans une certaine limite bien sûr, mais ça fonctionne plus souvent qu’on ne pourrait le craindre… à condition que les étudiants lisent, et pensent, et se forment les uns les autres, et surtout travaillent d’arrache-pied…

L’investissement de l’énigme suppose que la découverte du différent ne doit pas seulement avoir provoqué de l’angoisse (angoisse du huitième mois ou de castration) mais s’être présentée comme une promesse de plaisir, et nécessite une certaine capacité à traiter le différent comme du déjà connu (pensée analogique). On retrouve ici la question du dépaysement. Il s’agit de ne pas s’écarter des représentations pénibles, mais au contraire de les surinvestir et même de s’en obséder, dans l’espoir d’acquérir sur elles une emprise en les ramenant dans l’ordre du compréhensible ou du figurable. Les quelques lignes d’Einstein placées en exergue de ce texte montrent bien, comme d’ailleurs l’idée copernicienne qu’une théorie trop compliquée ne peut pas être vraie, la dimension illusoire que cette quête peut revêtir. Tant il est vrai que, bien loin de nous faire découvrir l’harmonie des espaces sidéraux, la formation en psychologie nous enseigne, chaque jour davantage, combien nous sommes à nous-mêmes étrangers, et combien le plus dépaysant des voyages est celui par lequel nous explorons la psyché et ses conflits.

Notes

1 Sur cette question, une référence très éclairante : Peter Berger, Thomas Luckman (1966), La construction sociale de la réalité, Paris, Armand Colin, 1966.

2 Cité par Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques (1962), Flamarion, 1983, p. 122.

3 À propos des arguments de la tour et du bateau, d’intéressants développements in Paul Feyerabend, Contre la méthode, esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance, Seuil, 1979.

4 C’est évidemment plus facile à prendre en compte avec des étudiants en reprise d’études, qui par leur âge et leur expérience nous interdisent de les fantasmer comme des esprits vierges. Mais les étudiants de dix-huit ans au regard (parfois !) ébloui ne sont pas plus innocents : tenons pour certain que sur la vie psychique ils ont, à tout le moins, construit des théories infantiles…

5 Voir Alberto Eiguer, Le faux self du migrant, in René Kaës et coll., Différence culturelle et souffrances de l’identité, Dunod, 1998.

6 Une affiche américaine de 1971 disait : « Join the army ; travel to exotic, distant lands ; meet exciting, unusual people ; and kill them » (G. Yanker, Prop Art, Planète, 1972, p. 234).

7 Voir Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Vrin, 1938, et Le nouvel esprit scientifique, PUF, 1934.

8 Sur ces questions, on peut lire Sophie de Mijolla-Mellor, Le plaisir de pensée, PUF, 1992.

9 Souvent, quand les étudiants peinent à avancer dans leur travail, c’est une lecture qui brusquement fait toute la différence ; elle est alors vécue comme une parole, qui leur aurait été directement adressée.

References

Bibliographical reference

Patricia Mercader, « Une expérience de dépaysement : l’étudiant et la théorie en Formation à Partir de la Pratique », Canal Psy, 36 | 1998, 6-7.

Electronic reference

Patricia Mercader, « Une expérience de dépaysement : l’étudiant et la théorie en Formation à Partir de la Pratique », Canal Psy [Online], 36 | 1998, Online since 23 août 2021, connection on 23 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2153

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Patricia Mercader

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