Bon. C’est entendu. Le fondateur s’en va. Le fondateur, il paraît que c’est moi. Fondé de fondation, en quelque sorte, comme on dit fondé de pouvoir. Et, comme d’usage, il laisse en partant quelques mots en guise de testament, ou de témoignage, en latin c’est presque le même mot. Mais il s’agit de la FPP, un terroir ou tout est occasion de théoriser, comme en certain village gaulois tout était occasion de bagarre ou de ripaille. Il faut donc essayer, pour rester dans le style, de sacrifier au rite sans sacrifier à la langue de bois.
Théoriser en somme à partir de la pratique de fondateur désigné, que j’ai occupée successivement dans deux institutions, avec juste ce qu’il faut de ressemblances et de divergences pour donner matière à modéliser. Dans l’espace restreint de Canal Psy, je me contenterai toutefois d’attraper l’écheveau par la question de l’origine et de ses effets organisateurs, en essayant de démêler les confluences d’histoire propres à rendre plus lisible le nœud de signifiants majeurs autour desquels s’est structurée la FPP.
Un choix évidemment commandé par la circonstance. Mais au fait, pourquoi ?
J’aime analyser tout ce qui est institué (par exemple « une » institution, ou un corpus théorique) comme la position d’équilibre atteinte par un chaos autoorganisateur, dans laquelle l’émergence d’une cohérence symbolique opère comme l’un des attracteurs essentiels. Toute histoire est un tissage de trajectoires singulières, où chaque croisement a fait trace parce qu’il a fait sens. Une fondation peut alors se représenter comme la « capture », par un ensemble jusque-là « amorphe », d’un noyau aggloméré d’éléments signifiants qui se sont liés, antérieurement et ailleurs, dans la singularité d’une histoire qui lui est exotique, mais qui tombent à point pour en cristalliser des potentialités structurales.
Mais ce scénario n’implique qu’exceptionnellement la constitution d’un mythe de la fondation comme articulation centrale de la structure, et ne suffit donc pas à en rendre compte. On peut avancer que le mythe de la fondation est l’une des formations défensives (il y en a bien d’autres…) qui se fixent lorsque la somme des contradictions entre l’économie d’un système naissant et celle de son environnement dépasse le seuil de survie du premier. C’est sans doute encore plus vrai lorsque le mythe de la fondation se décline comme « fondation par un fondateur », et plus vrai encore aussi longtemps que c’est sur la présence physique du fondateur désigné que se dépose la croyance magique dans sa capacité exclusive à garantir la survie. Il me semble que cette hypothèse s’applique assez bien à la FPP.
Cette position confère alors au fondateur désigné une sorte de « prime », en élargissant sa capacité à projeter dans l’institution une part de ses liens et de ses contradictions internes dépassant, parfois largement, ce qui était nécessaire à celle-ci pour structurer le « génome symbolique » qui la fait durer et l’identifie. L’un des effets critiques de la première transmission, au moment où l’institution se trouve devoir inventer, pour se perpétuer, d’autres mécanismes de garantie, est de remettre en jeu ces liens forcés, d’un côté devenus inutiles, et de l’autre maintenus par l’inertie que leur confèrent les fantasmes de fidélité et de trahison, et plus largement le processus de « repas totémique ».
Car quand l’amont s’ordonne ainsi au récit d’une fondation mythique, les modèles d’inscription symbolique ne sont pas du tout les mêmes que lorsqu’il est perçu comme une chaîne de transmission sans origine identifiable, ou a fortiori quand les effets originaires de sens et de désir, s’étant momifiés en fonctionnalités abstraites, y sont devenus indéchiffrables : aux fantasmes de filiation (que la sédimentation, dans un corps institutionnel, de ses traces à chaque étape retenues, perdues, remaniées à l’infini, convoque pour chaque sujet qui s’y inscrit), elle offre en effet un tout autre destin.
De la mise en crise qui s’ensuit, nul ne peut raconter d’avance le décours ni l’issue. L’on sait seulement que le présumé fondateur, ne venant plus par sa réalité concrète interférer avec son effigie, en sera, comme sujet, exclu. Mais ce qu’en partant il joue pour son propre compte, et pour gérer sa propre crise, n’est pas l’une des moindres cartes de la donne.
Pour ma part, je ne sais évidemment pas ce que j’aurais joué inconsciemment dans la phase de passage de témoin qui vient de se refermer. Consciemment, j’ai tenté d’évaluer le meilleur compromis possible entre mon désir, évident, de perpétuer ce que j’ai déposé de moi dans cette entreprise, et mon désir, non moins vivace, que ceux qui le reprennent s’y sentent libres d’écrire la suite à leur manière, espérant léguer une maison plutôt qu’un mausolée. Au moment de partir, il n’y a plus de légitimité que pour ce second désir. Et je lui associe le fantasme peut-être naïf qu’expliquer ma vérité de l’histoire (autrement dit ma version légendaire…) donnera à ceux qui restent plus de liberté, que si je la laisse travailler à l’état de fantôme. Sans aller cependant jusqu’à m’illusionner sur l’ampleur du résidu inconscient qui laissera quand même malgré moi ses traces dans la crypte…
Pour dégager donc les signifiants majeurs, le plus simple est d’interroger les « thèses fondatrices ». Aucune d’elles prise isolément n’est probablement originale. Si en revanche, – soit dit sous bénéfice d’inventaire – leur assemblage paraît bien une singularité, c’est en lui qu’il faudra chercher la trace de ma trajectoire personnelle. Et c’est donc le destin futur de sa consistance qui dira la part de la « prime au fondateur désigné », et celle des cohérences latentes dans l’espace social défini par l’institution universitaire et une part de son public.
Certaines sont publiquement posées ou facilement déductibles dans les documents « officiels » de la FPP :
- qu’à côté des orientations en fin d’études secondaires en vue d’une première inscription sociale ultérieure, les études de psychologie sont souvent une démarche de milieu de vie ponctuant la mise en crise d’une inscription sociale déjà ancienne, et que ce deuxième type de demande mérite mieux qu’un renvoi aux réponses traditionnellement faites à la première ;
- qu’elle appelle un modèle de formation tout autre que le modèle admis de « l’enseignement d’une discipline » (même si, bien sûr, l’enseignement y retrouve secondairement une fonction éminente), et organisé autour de la formalisation conceptuelle progressive des questions soulevées par une pratique sociale, professionnelle ou non ;
- qu’une telle formation s’insère pour chacun dans le fil d’une trajectoire singulière qui lui donne contenu et sens ;
- que cette formalisation n’appartient qu’au travail du sujet en formation, sans que nul autre expert puisse être réputé en posséder la clé ;
- qu’elle se développe selon une logique interne qui échappe à tout projet volontariste ; qui ne se révèle qu’au long cours ; et qui meurt de se laisser enfermer dans des frontières assignées à l’avance par des dogmes méthodologiques, des bornages entre disciplines, ou la démarcation de l’espace privé et de l’espace public.
D’autres thèses, qui précisent les premières, s’explicitent dans la tradition orale, par exemple chaque début d’année dans le discours d’accueil inaugural qui m’était imparti et qui a jusqu’ici fait office de rituel initiatique :
- que l’élaboration théorique est une déclinaison particulière de l’élaboration psychique, et que celle-ci travaille toujours autour des points souffrants, non parce qu’on affecterait d’en décider, mais parce qu’elle y est incoerciblement ramenée ;
- qu’elle est donc pour l’essentiel un travail inconscient, qui prend le temps qu’il prend, et qui, mettant à mal à la notion de méthode comme recueil de technologies éprouvées par l’usage, qui s’imposeraient à l’étudiant telles les « règles de l’art » à l’artisan consciencieux, leur substitue un ensemble de ruses propres à catalyser le procès créateur ;
- qu’il faut distinguer entre ce temps véritable de la recherche, avec ses embrouilles, ces éclipses, ses embourbements, ses emballements, ses régressions, ses butées, – et la rhétorique régissant au moment d’écrire, l’art d’exposer, qui relève bien, lui, des disciplines de l’artisanat, et où les notions initialement récusées de méthode, d’hypothèse, de plan, etc. reprennent tous leurs droits ;
- que l’ensemble des discours oraux ou écrits « réputés savants » ne doivent pas être pris comme un corpus de textes sacrés, mais comme une culture, au sens anthropologique du terme, et que dès lors la formation n’est rien d’autre qu’une expérience particulière du travail d’interculturalité ;
- que la lecture est ainsi une rencontre avec un intime étranger – l’auteur — dont les énoncés bruts ne deviennent utilisables qu’autant qu’à travers eux on retrouve, à mesure de l’appropriation chaotique du génie de sa langue à lui, ce qui a travaillé autour de ses propres points d’irritation, ses propres énigmes, ses propres apories : bref, ce travail dont le seul privilège sur celui de l’étudiant réside dans les quelques longueurs d’avance dont le lecteur peut choisir de bénéficier si elles lui sont de quelque usage pour poursuivre son sillon ;
- que l’accès à l’élaboration proprement théorique se joue autour de la double épreuve du passage à l’écrit et du débat critique ; épreuves tantôt distinctes, l’une dans la réclusion du travail solitaire, l’autre dans le travail de groupe et les rencontres avec l’enseignant ; tantôt couplées, au moment fort de la soutenance du dossier de travaux, conçue comme étape dans un chantier au long cours, et non comme sanction finale d’une tranche de formation indépendante.
Dans cet ensemble, au-delà de signifiants obvies comme « pratique », « théorie », « formation », se dégagent sept signifiants majeurs :
- l’université
- la psychologie
- la formation comme point de scansion de l’histoire d’un sujet
- le travail psychique autour des points souffrants
- la dialectique de la maîtrise et de la non-maîtrise
- la méfiance critique vis-à-vis des dires d’expert
- l’ignorance des frontières.
D’autres organisateurs, qui ne sont pas les moins puissants, sont restés implicites : de ceux auxquels on n’accède que par le jeu des associations libres. À ciel ouvert, la belle ordonnance des tiges et des feuilles. Sous terre, le fouillis du rhizome. Je ne pourrai les analyser qu’en m’exposant au péril de ce moment nodal de la mise en pensée, que connaissent bien les étudiants FPP, où la démarcation entre l’intimité du fantasme et la « publicité » du concept ne peut se redessiner qu’au prix d’une mise en jeu de « l’interdit du dévoilement ». J’avais même commencé à alourdir le présent texte d’une tentative de théorisation de ce moment redoutable – sans doute pour en exorciser l’appréhension. J’en retiendrai seulement qu’il y a en chacun une page ou quelques pages interdites qu’on doit se résoudre à écrire et à montrer, pour que cette apparente concession à la complaisance narcissique se révèle le contraire de ce qu’on en craignait et espérait à la fois : une épreuve de perte, un meurtre de l’enfant imaginaire renvoyé à la banalité d’un infime maillon dans une trame infinie. La suite de ce texte, dans un prochain Canal Psy, se risquera à en livrer une condensation.