Association d’aide humanitaire

Exemple de l’ex-Yougoslavie

p. 11-12

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À l’heure de l’image immédiate et du village planétaire caractéristique de notre époque, sinon d’une vision médiatique et monopolisée de notre environnement, « le psychologue sans frontière » est-il une illusion, même si depuis un certain nombre d’années des psychologues participent aussi à l’entreprise humanitaire ? Un récent numéro du Journal des psychologues (juillet-août 1997, no 149) propose un dossier sur cette participation, ce qui en montre l’actualité.

Alors que la dimension psychologique a longtemps été négligée, dans l’effervescence interventionniste de l’aide humanitaire, il semblerait que les « psy » soient maintenant sollicités par les ONG (Organisations Non Gouvernementales) pour apporter du liant entre les nécessités de l’urgence, le poids du « réel » et la mise en perspective indispensable à toute restauration psychique des personnes ou des populations en détresse.

Concrètement, la vague principale qui a porté des volontaires « psy » à s’inscrire dans des engagements humanitaires s’est gonflée au moment de la « révolution roumaine de décembre 1989 », quand l’occident entier, ébahi, a découvert la situation des orphelinats et des institutions psychiatriques de ce pays, par l’intermédiaire des médias télévisés. Un colloque international de psychiatrie humanitaire s’est d’ailleurs tenu à Bucarest en mai 1992 ; à cette occasion, des professionnels du soin psychique ont été associés à d’autres intervenants, opérant sur une pluralité de situations dans le monde. Dans le même temps, le conflit en ex-Yougoslavie, par l’attaque paradoxale qu’il faisait du sujet humain, à travers la purification ethnique et les traumatismes psychiques que cela a engendrés, mobilisait l’attention et l’intervention de nombreux collègues européens et nord-américains. À la fin de l’année 1992 – en accord avec le docteur Claude Simonot, directeur des programmes de Handicap International – nous décidions (Alain Devaux, psychiatre et Francis Maqueda, psychologue) d’une mission exploratoire sur la côte dalmate, lieu de refuge de milliers de personnes, pour imaginer un projet de soutien psychologique aux réfugiés.

Les prises en charge

Notre idée, dans un premier temps, était plutôt de retrouver dans les camps de réfugiés et déplacés, des professionnels pouvant se mettre au travail, et de solliciter nos collègues croates et bosniaques en les soutenant pour qu’ils puissent inventer un dispositif pouvant répondre aux souffrances psychiques des réfugiés. Mais, dans un premier temps, il apparut qu’ils étaient eux-mêmes trop envahis par le conflit. Toutefois, plusieurs visites dans les centres de réfugiés nous ont peu à peu indiqué qu’il nous fallait plutôt être attentifs à tous les modes d’organisation spontanée des réfugiés eux-mêmes. Sur une île, en face de Split, nous avons rencontré d’abord quelques femmes réfugiées, d’origines différentes, non professionnelles « psy », qui avaient commencé à se mettre au travail, tentant de retisser des liens, de remettre en route la parole entre les personnes et les communautés (il y avait sur cette île 3 000 réfugiés de différentes « nationalités »). Elles nous sollicitaient, pressentant que des professionnels-psy les « autoriseraient » à formaliser ce qu’elles faisaient.

Nous avons eu alors le souci d’imaginer avec elles un dispositif qui devait intervenir dans l’urgence mais indiquerait aussi une continuité. Ce dispositif nécessitait que nous installions, sur place, une petite équipe de « psy » français avec des interprètes, qui travaillerait à faire des groupes de médiations pour commencer, afin de ne pas trop heurter le traumatisme de front.

Le travail sur les liens nous paraissait fondamental alors que nous pouvions constater une rupture de ces liens inter et intra familiaux (les hommes étant mobilisés en Bosnie, il y avait là principalement des femmes, accompagnées de leurs enfants et adolescents, parfois des adolescents seuls qui avaient fui et quelques personnes âgées avec, pour le coup, des hommes) ; mais nous étions frappés surtout par la situation des femmes, isolées, déprimées, sidérées, qui craignaient de se retrouver par peur d’entr’apercevoir chez l’autre le visage de leur propre souffrance.

Aussi avons-nous posé d’emblée, dans le cadre du dispositif, notre venue régulière (toutes les six semaines), aussi bien dans l’idée de sa gestion institutionnelle que dans celle de sa supervision clinique au sens large. D’une équipe de trois personnes au début, nous nous sommes retrouvés au bout de deux ans et jusqu’en mars 1996, avec près de quarante personnes, ayant intégré petit à petit d’autres professionnels français mais aussi des Croates, des Bosniaques, voire des Serbes, tous très peu formés à ce type de travail au demeurant ; mais l’étions-nous vraiment nous-même ? (Cette équipe sera composée à 80 % de femmes.)

Quant aux prises en charge individuelles, pendant les six premiers mois de la mission, c’est principalement dans les chambres d’hôtel des réfugiés que nos intervenants les ont rencontrés. Ce qui a soulevé la question du travail psychologique au domicile, souci que nous avons essayé de faire partager aux volontaires-psy qui se proposaient pour cette mission. Pratiquement aucun, au départ, n’avait l’expérience d’un travail ambulatoire, encore moins celle d’intervenir aux domiciles de personnes souffrantes. Ce mode d’intervention nécessite en effet d’être attentif aux mécanismes d’englobement ou à ceux d’intrusion qu’il peut mobiliser.

Les problématiques rencontrées

Ce qui était dans un premier temps très présent chez les réfugiés tournait autour de mécanismes de sidération, d’isolement, avec des sentiments de culpabilité d’avoir trahi ou abandonné des proches et des sentiments de persécutions comportant des éléments de clivage. Nous percevions la nécessité de remobiliser des alliances, avec en toile de fond l’idée de permettre aux personnes de pouvoir se projeter à nouveau dans l’avenir. Or ceci ne peut s’imposer. Ces personnes souffraient de dépression et de traumatisme de l’expulsion violente. Le traumatisme de l’expatriement et la condition de réfugiés, c’est-à-dire d’être complètement assistés dans un pays qui était auparavant le leur, redoublait la dépression (certaines personnes étaient réfugiées dans les lieux où elles venaient auparavant en vacances).

Le deuil, l’abandon, la séparation, l’abrasement des transmissions générationnelles, l’expatriement, au sens d’être arraché au sol des pères (patrie – pater) ont été autant d’équivalents psychiques avec lesquels nous avons eu à travailler. D’autant que l’absence des pères (des hommes), mais surtout leur fragilité ressentie du fait de leur mobilisation aux combats, obérait lourdement ce qui fait habituellement « la suffisamment bonne » régulation familiale. La guerre, l’exil, la souffrance ont attaqué des fonctionnements familiaux. Les pères absents, blessés, combattants ou disparus n’étaient plus là pour faire tiers, éventuellement, entre des mères peu disponibles, préoccupées, et des enfants souvent livrés à eux-mêmes, rendus agressifs par le conflit, en perte de repères et tentant malgré tout de « prendre soin » de leurs mères. Les adolescents, dans cette période fragile – celle de la recherche d’identité – tardaient à se constituer en groupe (ce qui en principe favorise le travail des identifications) et, quand ils le faisaient, étaient immanquablement soupçonnés de conduites addictives ou délictueuses. Les uns et les autres étaient globalement traversés par des sentiments de culpabilité ou de honte d’avoir laissé des proches dans des zones de guerre. Pour certains, enfin, il valait mieux ne plus se souvenir, ni d’où ils venaient, ni ce qu’ils étaient auparavant, et surtout de ne pas envisager l’avenir.

Les effets contre-transférentiels

Très rapidement, pour pouvoir contenir alors ce qui était projeté sur l’équipe, nous avons dû travailler sur les clivages que cela entraînait, tout en sachant et/ou découvrant que ce travail impliquait des mécanismes d’identification, puis des tentatives de réparation, avant même que des échanges symboliques ne soient possibles (ceux-ci donnant toute sa valeur à la relation). Difficultés du travail liées au relationnel où chacun des intervenants sera confronté lui aussi à l’abandon, à l’arrachement et au travail de séparation dès lors qu’il s’était expatrié lui aussi, même s’il gardait en tête des références professionnelles ; et confronté de surcroît aux effets induits par les réfugiés eux-mêmes, envahis (qu’ils étaient) par l’étrangeté de la situation dans laquelle ils se trouvaient, étrangeté qui entraînait la perte des repères.

Face à ces contenus d’éclatement, de morcellement et ce que nous repérions comme « agir » possibles pour s’en défendre (ou les « vidanger »), nous avons proposé un dispositif qui supposait un cadre contenant. Ce cadre devait passer par les humains et par notre capacité de superviseur à recevoir « les dépôts psychiques » accumulés chez les intervenants pour les travailler ensemble sous une forme symbolisable. Afin que ces relations s’installent, il nous a fallu petit à petit les poser dans des temps et des lieux permettant de les penser comme des activités thérapeutiques.

Le risque de la solidarité

Le partage des situations traumagènes, point commun de la plupart de ces interventions, ravive ce que Bruno Bettelheim écrivait dans Le cœur conscient : « dans des conditions de violence sociale, chacun peut être amené à accepter ce qu’il n’approuverait pas » (1972, Laffont). La multiplication contemporaine des troubles psychologiques, imputables à la violence, le fait que cette violence peut être portée actuellement par les États, ou des groupes armés qui s’approprient les États, obligent à penser la rencontre entre les réalités psychiques et les réalités externes, sur des bases nouvelles. Le totalitarisme, l’autoritarisme et l’homogénéisation qui en découlent, peuvent entraîner des pathologies graves et des difficultés d’élaboration de certains deuils. Il devient nécessaire alors de s’intéresser à la manière dont l’horreur et la honte se transmettent et au travail de la mémoire dans les situations de ruptures extrêmes. L’ouvrage collectif Violence d’État et Psychanalyse, animé par Janine Puget et René Kaës (1989, Dunod) est fondamental dans cette approche.

Bibliography

Hiégel J.-P., Vivre et revivre au camp de Khao I Dang. Une psychiatrie humanitaire, Paris, Fayard, 1996.

Lebovici S. et Moro M. R. (Eds), Psychiatrie humanitaire en ex-Yougoslavie et en Arménie. Face au traumatisme, Paris, PUF, 1995.

Maqueda F., « De la pensée interrompue à la sollicitude tempérée », in M. Sassolas, dir., Les soins psychiques confrontés aux ruptures du lien social, Toulouse, Érès, 1997, p. 18.

Maqueda F., « La purification, les pontifes et les “psy” : l’approche relationnelle du trauma psychique par une équipe d’intervenants “psy” humanitaire dans les camps de réfugiés en ex-Yougoslavie, décembre 1992-mars 1996 », in Filigrane. Écoutes psychothérapiques, vol. 6, no 1, 1997, p. 35-52.

References

Bibliographical reference

Francis Maqueda, « Association d’aide humanitaire », Canal Psy, 32 | 1998, 11-12.

Electronic reference

Francis Maqueda, « Association d’aide humanitaire », Canal Psy [Online], 32 | 1998, Online since 16 juillet 2021, connection on 23 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2234

Author

Francis Maqueda

Psychologue clinicien psychothérapeute à Santé Mentale et Communautés – Villeurbanne, Chargé de mission Handicap International – Lyon

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