L’objectif manifeste de mes recherches au cours des trente dernières années a été de proposer quelques éléments d’une compréhension psychanalytique des phénomènes psychiques qui se produisent dans les petits groupes humains. Toutefois cet objectif a toujours comporté un autre enjeu : comprendre comment, à travers les diverses modalités du lien intersubjectif, et spécialement dans la forme paradigmatique du groupe, se constituent, se transforment ou disparaissent la subjectivité, le sujet singulier et le Je capable de penser sa place dans les liens. De leurs rapports à ces ensembles intersubjectifs, qui les précèdent et qui les traversent, les sujets sont, pour une part, constitués comme sujets de l’Inconscient et, pour une autre, ils sont constituants de la réalité psychique qui s’y produit.
Le problème majeur est évidemment d’établir en quoi le concept de groupe est pensable avec l’hypothèse de l’Inconscient. Le corollaire de ce problème s’énonce ainsi : en quoi le concept de l’Inconscient se transforme-t-il avec l’hypothèse du groupe ? Cette formulation des deux faces d’un même débat se complique en raison des niveaux logiques qui constituent le problème psychanalytique du groupe.
« Groupe » désigne en effet tout d’abord la forme et la structure paradigmatiques d’une organisation de liens intersubjectifs, sous l’aspect où les rapports entre plusieurs sujets de l’Inconscient produisent des formations et des processus psychiques spécifiques. Les fonctions qu’accomplit cette structure intersubjective de groupe, les transformations qui s’y manifestent sont repérables dans les groupes empiriques et contingents qui forment le cadre de nos relations intersubjectives organisées (équipe de recherche, équipe soignante, groupe de travail…).
Le second niveau logique est celui où « groupe » désigne la forme et la structure d’une organisation intrapsychique caractérisée par les liaisons mutuelles entre ses éléments constitutifs et par les fonctions qu’elles accomplissent dans l’appareil psychique. Selon cette perspective, le groupe se spécifie comme un groupe interne. Ces groupes « du dedans » ne sont pas la simple projection anthropomorphique des groupes intersubjectifs, ni la pure introjection des objets et des relations intersubjectives. Dans la conception que je propose, la groupalité psychique est une organisation caractéristique de la matière psychique. Les groupes internes paradigmatiques correspondent à la structure distributive, permutative et dramatique des fantasmes originaires. Sont également dotés de ces structures et fonction les systèmes de relation d’objet, le réseau des identifications, les complexes et les imagos.
En un troisième sens, « groupe » désigne un dispositif d’investigation et de traitement des formations et des processus de la réalité psychique engagée dans le rassemblement de sujets dans un groupe. Les propositions initiales de Freud sur ce qu’il nomme sa « psychologie sociale », et qu’il définit comme partie intégrante du champ psychanalytique, n’ont pas été par lui mises à l’épreuve d’une situation psychanalytique ad hoc. Bien que la théorisation du groupe en tant que dispositif méthodologique demeure, à bien des égards, encore insuffisante, ma pratique du travail psychanalytique en situation de groupe m’a permis d’établir à quelles conditions le groupe peut constituer un paradigme méthodologique approprié à l’analyse des formations de l’inconscient et de leurs effets de subjectivité dans des ensembles intersubjectifs.
On voit que le concept de groupe s’applique ainsi à des espaces psychiques hétérogènes l’un à l’autre, de consistance et de logique distinctes ; les différentes articulations de ces espaces, qui entretiennent des rapports de fondation réciproques, sont au cœur de ma recherche, dont le but intime pourrait se préciser ainsi : à partir des connaissances de l’inconscient auxquelles la situation de la cure individuelle et la situation psychanalytique de groupe nous ouvrent l’accès, il s’agit de mettre en place et en travail les hypothèses et les concepts qui rendent possible l’intelligibilité de l’appareillage entre ces deux espaces. Chacune de ces deux situations est le lieu de formation, mais aussi la matrice de transformation de l’expérience psychique structurée par l’Inconscient. C’est pourquoi j’ai introduit le concept d’alliances inconscientes et de pacte dénégatif. Il s’agit finalement de trouver dans la psychanalyse la matière et la raison d’une théorie générale du groupe qui puisse avoir sens pour la compréhension et de la psyché individuelle et de la psyché du groupe, et de leurs rapports.
J’ai orienté mes premières recherches sur le groupe en proposant le modèle d’un appareil psychique groupal. Je voulais mettre l’accent sur le travail psychique accompli par l’assemblage des sujets dans un groupe, pour faire groupe. Ma thèse est qu’il n’y a pas seulement collection d’individu, mais groupe, avec des phénomènes spécifiques, lorsque s’est opéré entre les individus constituant ce groupe une construction psychique commune comportant un niveau indifférencié et un niveau différencié de relations. Les groupes internes assurent la structure de l’appareillage, par projection, par identification projective et introjective, par identification adhésive ou incorporation, par déplacement, condensation et diffraction.
L’appareil psychique groupal se développe dans la tension dialectique entre deux pôles : un pôle que j’ai appelé isomorphique ; c’est le pôle imaginaire, narcissique, indifférencié. Par exemple, chaque fois qu’un groupe se trouve confronté à une situation de crise ou de danger grave, il tend à s’appareiller en liant ses « membres » dans l’unité sans faille d’un « esprit de corps ». Le second pôle est homomorphique : dans ce cas, la différenciation de l’espace de l’appareil psychique groupal et de l’espace subjectif est effectuée, elle est soutenue par l’accès au symbolique. L’appareil psychique groupal est irréductible à l’appareil psychique individuel : il n’en est pas l’extrapolation. Cet appareil est évidemment un modèle d’intelligibilité, ce n’est pas un observable concret. Il m’est apparu utile pour rendre compte de la façon dont est produite et traitée la réalité psychique de et dans le groupe, et pour qualifier les modalités de liaison et de transformation des éléments psychiques.
Je soutiens que le groupe intersubjectif est l’un des lieux de la formation de l’Inconscient : corrélativement, je propose que la réalité psychique propre à l’espace intersubjectif groupal s’étaie sur certaines formations de la groupalité intrapsychique. C’est dans cette perspective que j’ai avancé le concept de sujet du groupe. J’ai introduit ce concept dans le cadre d’une hypothèse générale : que la psychanalyse freudienne soutient une conception intersubjective du sujet de l’Inconscient ; qu’elle requiert l’intersubjectivité comme une condition constitutive de la vie psychique humaine. Je dirais qu’elle la requiert de deux côtés, sans que l’on puisse décider lequel est prévalent sur l’autre. Du côté de la détermination intrapsychique, et l’on supposera que l’altérité est conjointement interne et externe, elle est sous l’effet de la division du sujet de l’Inconscient ; du côté de la précession de l’ensemble qui, dès avant la naissance à la vie psychique l’a déjà constitué comme un Autre : objet, modèle, soutien, héritier, autrement dit comme un sujet du groupe. Ainsi prend sa signification la notion de fonction phorique, qui décrit l’émergence et le statut psychique, à l’articulation du lien et de l’intrapsychique, du porte-parole, du porte-rêve, du porte-symptôme, et de bien d’autres fonctions de représentation et d’autoreprésentation que l’on pourra construire sur ce modèle.
Pour préciser ce qui est en jeu dans la réalité psychique du lien intersubjectif, mes recherches actuelles reprennent la notion d’alliances inconscientes : elles en précisent les composantes et les effets. J’ai d’abord entrepris d’en dégager les principes en analysant les impasses du contre-transfert et de l’inter-transfert dans les groupes conduits selon la méthode psychanalytique : ce qui est refoulé ou dénié chez les psychanalystes se représente comme énigme chez les membres du groupe et l’organise symétriquement. J’ai alors appelé alliance inconsciente une formation psychique intersubjective construite par les sujets d’un lien pour renforcer en chacun d’eux certains processus, certaines fonctions, ou certaines structures dont ils tirent un bénéfice tel que le lien qui les conjoint prend pour leur vie psychique une valeur décisive. Corrélativement, l’ensemble intersubjectif ainsi lié tient sa réalité psychique des alliances, des contrats et des pactes que ses sujets concluent, et que leur place dans cet ensemble les oblige à maintenir. L’idée d’alliance inconsciente implique donc celles d’une obligation et d’un assujettissement.
Ces propositions décrivent assez bien le pacte dénégatif inaugural conclu entre Freud et Fliess à propos de l’opération des cornets nasaux d’Emma Eckstein. Fonder la psychanalyse ce sera, pour Freud, s’extraire du lien qui exige le maintien conjoint du refoulé entre lui et Fliess. Sur cet exemple, on pourra rendre compte de ce type tenace de résistance qu’opposent aux efforts de l’analyse les alliances inconscientes narcissiques, perverses ou dénégatives dans lesquelles peuvent se prendre les psychothérapeutes (ou les psychanalystes) et certains de leurs patients. Certaines situations thérapeutiques sont brusquement interrompues pour sauver la mise de l’un ou (et) de l’autre dans l’alliance qui les tient assujettis, mais dont l’analyse est pour eux plus périlleuse que l’aliénation dont il paie le prix.
De telles alliances sont, selon des modalités diverses, constitutives de tout lien. Ce qui demeure refoulé ou dénié fait l’objet d’une alliance inconsciente pour que les sujets d’un lien soient assurés de ne rien savoir de leurs propres désirs. Nous pouvons appliquer cette proposition aux liens de couple (F. Mauriac l’a parfaitement décrit dans Thérèse Desqueyroux), dans les familles (voir l’excellent film de Maria-Luisa Bemberg De eso no se habla), dans la psychopathologie des relations parents-enfants ; ainsi dans une relation mère-fille, l’alliance se manifeste dans le surinvestissement hallucinatoire par la fille des représentations non refoulées et conjointement niées par la psyché maternelle. Dans une institution de soin, lors de la remise en œuvre du projet thérapeutique, nous avons buté sur le passé sous silence de l’histoire traumatique qui avait présidé à la naissance de cette institution, et qui revenait sur sa scène dans les relations entre soignants et soignés, en quête de sens.
Ce qui est ainsi maintenu dans la méconnaissance, souvent par le déni, ce n’est pas seulement la place que chacun occupe dans cette alliance, dont la topique, l’économie et la dynamique sont gérées conjointement par les alliés : c’est aussi celle de l’autre.