Psychologues du travail du 3e type ?

DOI : 10.35562/canalpsy.2379

p. 8-9

Texte

Et si nous rêvions un peu… Les étudiants aujourd’hui en DEUG, Licence rêvent aussi et ils rêvent à leur avenir : le DESS comme horizon si proche, c’est la porte à côté, et c’est aussi celui dont on craint qu’il ne soit, comme l’horizon repoussé à chaque pas…

Que seront-ils demain ? À quoi leur est-il légitime de rêver, et peut-être aussi qu’est-ce qui les fait rêver et peut les faire rêver ?

Si la prévision est un sport à haut risque (et ce ne sont pas les économistes qui nous démentiront) la prospective n’est pas interdite, elle est même recommandée pour qui prétend former les professionnels de demain. Au-delà de ce que les professionnels de l’entreprise ou du social disent attendre des psychologues, il est en effet nécessaire de se rendre compte que la société utilisera les professionnels moins en fonction de leur label que des besoins qu’elle aura et de la nature du service que ceux-ci pourront leur offrir.

Or de quoi disposons-nous pour évaluer les besoins dans ce domaine ? Tout d’abord des contacts avec les professionnels des entreprises, des demandes de celles-ci auprès des étudiants des DESS, et de l’évolution du placement des étudiants (voir article de M. Latreille). D’autre part des tendances lourdes de l’économie (délocalisation, diminution considérable du nombre d’emplois secondaires, augmentation des services, de la production hautement technologique, diminution du temps de travail, chômage « structurel », internationalisation des échanges et des entreprises), ainsi que des tendances et des demandes sociales très contradictoires issues d’une société duale dans ses besoins et ses demandes.

D’un côté en effet une société très développée dans laquelle les technologies et réseaux de communication jouent un rôle sans cesse croissant (aucun domaine aujourd’hui ne paraît échapper à leur emprise structurante voire dominante, cf. l’Italie), une société qui au-delà de ses intérêts traditionnels se souciera toujours plus de l’intégration des technologies au sein des processus et organisations de travail, de leurs effets sur le management, des relations avec l’environnement, et des problèmes humains et managériaux liés aux relations interculturelles.

Une société dans laquelle on voit déjà clairement se profiler deux populations : une population très éduquée avec des besoins culturels grandissants, centrée sur son « développement personnel », la défense de l’environnement, le besoin de services très pointus, consommatrice de technologie et susceptible de trouver des emplois, de l’autre une population de plus en plus exclue et marginalisée à la fois par le chômage, les emplois précaires, le manque de ressources et par l’habitat, la culture, et qui pourtant conserve quelques points communs avec la précédente (perte des solidarités et des ancrages traditionnels, repli sur elle-même et les « produits culturels » dont la télé et pour les jeunes, le rap, les tags, la danse).

Ainsi et sans prétendre le moins du monde ni à l’exhaustivité ni à l’infaillibilité nous croyons voir se dessiner un certain nombre de thèmes à partir desquels les psychosociologues du travail devront développer de nouveaux savoirs, définir de nouvelles compétences, et autour desquels il est probable que se créeront de nouveaux métiers :

  1. Le devenir des individus et leur insertion dans une société en pleine mutation dans laquelle plus rien n’est assuré, dans laquelle les ancrages traditionnels sont perdus, une société de la mobilité tant géographique (voir « les nouveaux nomades » cités par P. Virilio récemment dans Libération) que de métier. On retrouve là le rôle traditionnel du psychologue avec ses versions contemporaines (évaluation individuelle, aide, formation, reclassement, structures d’aide pour des catégories de population en situation de précarité ou de crise, étude des métiers et requalification, dispositifs d’insertion…).
    Mais les implications économiques et politiques considérables de ces questions devront conduire à un effort important d’innovation qui comme on le voit déjà devra mettre en œuvre des volets économiques bien sûr mais aussi très largement psycho-sociaux.
  2. Les liens entre l’homme au travail et son environnement humain et technologique :
    • Les questions écologiques au sens large (liens entre les hommes et leur milieu naturel et social) ont de plus en plus d’importance dans la négociation des projets urbains, des projets de transport, des implantations industrielles, les espaces de service, de loisirs et nécessitent la mise en place et la conception de véritables procédures de réflexion et de médiation pour concevoir les projets et les mettre en place. Mais elles ont aussi des implications dans le domaine plus traditionnel des conditions de travail en lien avec le développement de la productivité.
    • Les liens entre l’espace de travail, les outils technologiques d’information ou de production, la cognition sociale, les communications au travail (communications collectives, utilisation des supports de cognition et de communication, communication homme-machine). Au-delà des aspects traditionnellement traités par les ergonomes ces questions s’articulent sur la définition des métiers, les relations entre professions, les questions de management et la conduite de projet.
      Plus généralement on touche là aux conditions, méthodes et moyens de l’innovation qui est pour les entreprises un thème très sensible tant l’innovation est le moteur et la racine de la compétitivité.
    • Les questions des adaptations des individus et des groupes particuliers au travail, aux services, aux espaces publics : la prévention des exclusions, handicap et travail, accessibilité des services et espaces publics, le traitement des pathologies psychosociales au travail.
  3. Conséquences de la mondialisation des échanges, de la production et des bouleversements mondiaux :
    Citons simplement à titre d’exemple celui des questions interculturelles tant dans le travail et le management international qu’au sein même des villes, questions déjà largement d’actualité aujourd’hui.

Le champ comme on le voit est vaste. Les questions à aborder demanderont à la fois une grande spécialisation, une très bonne connaissance du domaine mais aussi et tout aussi certainement une très bonne compétence de généraliste puisque dans tous les cas ces questions sont au cœur de systèmes de plus en plus vastes et complexes dans lesquels les questions techniques, humaines, sociales, culturelles, managériales, commerciales et souvent aussi politiques sont étroitement imbriquées.

Étudiants en psychologie il y a donc de la place pour vous mais à quelques conditions qu’il n’est pas inutile que vous envisagiez dès maintenant :

La première c’est de savoir que cette place n’est pas comme jadis toute prête, et que les savoirs et savoir-faire ne vous seront pas livrés clefs en main par vos études. La rapidité des évolutions, la diversité des situations périment très rapidement les savoir-faire alors que parallèlement croît le niveau d’exigence des entreprises et plus généralement des sociétés modernes.

La seconde c’est de comprendre, comme l’ont déjà fait beaucoup de professionnels en activité, que les véritables défis de pensée et d’action pour eux et pour ceux qui vont accéder à la vie professionnelle résident et résideront plus encore demain dans la capacité à faire des liens entre divers champs de connaissance, à articuler des logiques différentes et parfois contradictoires, à intégrer des ordres qui aujourd’hui paraissent s’exclure et surtout à développer au sein de l’action elle-même un esprit de recherche.

En effet les problèmes sont immenses et radicalement nouveaux tandis que pour l’essentiel les concepts et méthodes ainsi que les logiques d’action que nous utilisons sont aujourd’hui encore très largement issus de corpus théoriques et de méthode de travail de la société industrielle. C’est pourquoi le champ du futur sera d’abord, pour les professionnels, un champ d’innovation et un champ d’intégration de domaines de connaissances différents et de pratiques diversifiées.

Étudiants, rêvez donc mais surtout, surtout soyez curieux, curieux de tout ce qui fait vos études d’abord : ce n’est pas parce que vous vous destinez à la psychologie sociale que la clinique ou les aspects cognitifs ou différentiels ne sont pas importants. Bien au contraire, ils pourront être centraux pour aborder une des questions de psychologie du travail.

Mais soyez aussi curieux du monde social qui vous entoure, des débats de société certes mais aussi des débats économiques, philosophiques, des théories, de la culture… Les solutions ne sont pas toujours dans le domaine ou théoriquement elles devraient être, et se trouvent souvent au confluent de deux mondes dans la transposition d’un modèle d’un domaine dans un autre. Soyez curieux aussi sans complexe dans le ou les domaines qui vous sont chers même s'ils paraissent farfelus au regard de la tradition d’enseignement : la connaissance que vous en aurez par votre fréquentation, votre passion pourra vous fournir un domaine de travail dans lequel vous aurez déjà de l’avance et vous permettra ainsi de vous constituer un savoir de spécialiste.

Ce qui est une autre manière de dire en conclusion qu’au-delà de vos qualités de psychologue qu’il vous faut absolument développer et cultiver comme vos atouts de base, il faut aussi oser rêver, penser, créer, innover. Vous qui rêvez d’un avenir dans les disciplines de la psychologie du travail sachez aussi que ces disciplines ne se développeront que grâce aux nouveaux chemins que vous saurez leur frayer.

Citer cet article

Référence papier

Michèle Grosjean, « Psychologues du travail du 3e type ? », Canal Psy, 12 | 1994, 8-9.

Référence électronique

Michèle Grosjean, « Psychologues du travail du 3e type ? », Canal Psy [En ligne], 12 | 1994, mis en ligne le 06 septembre 2021, consulté le 22 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2379

Auteur

Michèle Grosjean

Maître de conférences à l'Institut de psychologie, équipe pédagogique du DESS de Psychologie du Travail, responsable des enseignements

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