La figurativité : une modalité fonctionnelle de la pensée très limitée…

DOI : 10.35562/canalpsy.2535

p. 7-8

Texte

Les enfants qui n’apprennent pas dont nous nous occuperons ici ne présentent pas de troubles d’ordre physiologique décelables.

Du point de vue psychométrique, leur quotient intellectuel s’approche de la moyenne, quand il ne la dépasse pas. Certains néanmoins révèlent des quotients faibles. En vertu de quoi, la symptomatologie caractérisant ces enfants ne peut révéler la moindre homogénéité. De là, la difficulté rencontrée par les psychologues dans leurs diagnostics, leurs pronostics et leurs interventions.

Du point de vue de la psychologie génétique cognitive dans lequel nous nous inscrivons, ils attestent tous, en réalité, de l’inachèvement de leur développement cognitif, mais à des degrés divers, ce qui signifie des retards, assortis de déficits variables. De là, des différences laissant supposer, là encore, qu’ils n’ont rien de commun entre eux, si ce n’est de l’échec.

À vrai dire, ce qui les sépare, c’est la nature du déficit ou du retard dont les causes, pour variées qu’elles soient, se ramènent toutes au manque de sollicitation du milieu dans lequel ils ont grandi et vivent. Ce qui les rassemble, en revanche, c’est la modalité de leur fonctionnement cognitif, caractéristique commune à tous, mais décelable seulement à l’analyse clinique des protocoles de leur bilan de développement cognitif.

S’il s’agit bien d’une modalité fonctionnelle, nous sommes au-delà du simple constat de déficit ou de retard structural dont le diagnostic, quoique nécessaire, ne nous renseigne en rien sur l’échec scolaire. Dans le fait, ces enfants n’apprennent pas parce qu’ils ne s’appuient que sur les modalités figuratives de la connaissance. Cette manière d’appréhender le réel, sous quelque forme qu’il se présente, nous l’avons appelée FIGURATIVE par opposition à OPÉRATIVE caractérisée par la présence dans le raisonnement (c’est-à-dire dans les transformations exécutées en pensée par mise en relation, comparaison, classification, inclusion, etc.), de la réversibilité opératoire sous sa forme inversion.

Chacun connaît la célèbre distinction introduite par Jean Piaget dans les processus de la connaissance entre les aspects figuratifs et les aspects opératifs. En effet, les aspects figuratifs concernent les états du réel et les configurations comme telles alors que les aspects opératifs désignent toutes les transformations, qu’elles soient exécutées physiquement par le sujet ou en pensée. Or, les enfants dont nous parlons s’appuient exclusivement sur les aspects figuratifs, en ne mettant en œuvre que l’activité perceptive et son représentant mental, l’évocation. Ils sont en permanence attentifs aux propriétés directement perceptibles du réel ou aux contenus mentaux que leur fournit leur activité d’évocation. Ce qui veut dire qu’ils sont davantage spectateurs qu’acteurs. En tout cas, ils se laissent capter par les configurations perceptives ou imagées et limitent les comparaisons entre elles à la lecture de ce qu’elles leur révèlent de commun. Par exemple, pour deux objets, leur couleur, leur forme. Encore qu’il s’agisse là d’un début d’activité imputable au sujet révélant un certain niveau de structuration des opérations déjà acquises, alors que chez d’autres chaque objet est unique, le réel se limitant à une juxtaposition d’éléments sans aucun lien entre eux (non construction de la permanence comme support de la variabilité et non coordination entre l’une et l’autre). Cette captation perceptive limite l’activité cognitive au spectacle, ici et maintenant, et fonde une épistémologie de l’évidence où le vrai se définit par ce qui est vu, entendu, senti, etc., ou dont on a souvenance. L’évidence dispense de la réflexion et du questionnement. De là l’étonnement de ces enfants lorsque nous leur demandons de justifier et d’expliquer, leurs réponses, leurs actions, etc.

On pourrait croire, en première approximation chez les plus jeunes comme chez les plus âgés, mais avec des nuances, que ces enfants sont demeurés fixés à la représentation symbolique à cause de la fréquence du recours à l’évocation. Mais ce serait compter sans la capacité de certains à prendre en compte la situation antérieure et d’avancer qu’on n’a rien enlevé ni ajouté pour justifier que, en dépit des déformations successives, on possède la même quantité de matière dans l’épreuve de la conservation de la substance, par exemple.

En effet, lorsqu’on analyse de façon approfondie les réponses qu’ils fournissent, on s’aperçoit que leurs propos ne se fondent pas sur les rapports spatio-temporels et sur la causalité qui ne sont construits ni les uns ni les autres.

S’ils sont capables de récit, ce qui est plutôt rare, celui-ci évoque une situation réelle et en reproduit l’organisation temporo-causale en fonction de la seule capacité d’imitation reproductrice. Autrement dit, le discours suit l’ordre des choses et le reproduit, mais il ne le construit pas.

Cependant, la plupart du temps, ces enfants se révèlent incapables de dire, de communiquer à autrui les contenus mentaux qu’ils évoquent et dans lesquels ils restent enfermés comme dans un spectacle interne indicible et intransmissible. De là le défaut de communication pouvant laisser croire à la permanence de l’égocentrisme intellectuel et induire, faussement d’ailleurs, le maintien dans la période symbolique.

L’impossibilité de construire un récit qui s’adresse à un interlocuteur non informé des contenus qu’il comporte tient donc, non pas à un égocentrisme intellectuel caractéristique d’une pensée symbolique, mais, d’une part, à la non construction ou à la construction inachevé des structures logico-mathématiques (classe, ordre, relation, nombre, inclusion de la partie dans le tout, quantification de cette inclusion, coordination des parties et du tout et réciproquement) et d’autre part, à la non construction du réel par absence des cadres a priori, mais génétiquement construits, de l’espace, du temps et de la causalité. En vertu de quoi l’enfant ne parvient pas à construire un récit qui place l’ordre des faits et des événements dans leur cadre spatio-temporel et causal initial, qui prenne en compte les diverses transformations successives ayant conduit à l’état final, etc. La pensée de ces enfants est envahie d’images qui s’imposent à eux faute de structures qui les organiseraient et en permettraient la communication.

Ces enfants, s’ils sont observateurs et s’ils peuvent se remémorer de multiples faits, situations, événements, sont néanmoins dans l’incapacité de les transmettre. Ils ne peuvent donc communiquer le contenu de leur expérience faute des moyens de pouvoir l’organiser. De là cet enfermement en eux-mêmes qui les laisse comme rêveurs dès qu’on leur parle de quelque chose qui fait partie de leur expérience. Parce qu’ils en revoient en esprit le spectacle ou que ce dont on leur parle leur fait revenir en mémoire des faits, des sons, des odeurs, etc., auxquels ils demeurent comme accrochés sans pouvoir en parler.

Dans leur propos en groupe, le seul moment où l’on peut observer quelque chose qui s’apparente à de la communication, on l’observe lorsque les contenus évoqués sont communs à tous : séance de télévision à laquelle ils ont assisté ensemble, activité réalisée de concert, etc.

Mais cette apparente communication, n’existe qu’en vertu du fait que les contenus évoqués dans les propos, parce qu’ils sont communs, renvoient aux mêmes expériences, aux mêmes données, etc. Alors les évocations chez les uns sont l’occasion de l’évocation chez les autres, et ainsi indéfiniment.

Mais on remarquera que les récits structurés sont absents, les propos allusifs permettant seuls de remettre en mémoire des éléments communs que tous se présentent à l’esprit en même temps. En revanche, l’échange sur des contenus perceptibles à tous, en situation, est parfaitement acquis. Aussi, l’incommunicabilité concerne exclusivement l’échange sur une base représentative.

Citer cet article

Référence papier

Jean-Marie Dolle, « La figurativité : une modalité fonctionnelle de la pensée très limitée… », Canal Psy, 21 | 1995, 7-8.

Référence électronique

Jean-Marie Dolle, « La figurativité : une modalité fonctionnelle de la pensée très limitée… », Canal Psy [En ligne], 21 | 1995, mis en ligne le 27 août 2021, consulté le 08 septembre 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2535

Auteur

Jean-Marie Dolle

Professeur de psychologie à l’Université Lumière Lyon 2

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