Plus de vingt ans de service public et décider un jour de tenter de faire l’expérience de l’exercice en libéral comme psychologue, cela respire l’aventure et donne quelques maux de ventre… Le risque inhérent à l’ouverture (ou aventure) d’un cabinet y compris celui qu’on prend d’investir à perte au moins dans un premier temps, donne une tension particulière au travail et à la rencontre… J’y travaille à temps partiel et ce cadre du privé crée un fantasme de fils unique particulièrement choyé, sans tiers comme la Sécurité Sociale, sans autre interlocuteur ou sans rivaux à croiser dans la salle d’attente. Une patiente me disait : « En privé j’ai pensé que je serai mieux écoutée, mieux soignée. »… Les fantasmes préalables parfois partagés par le thérapeute vont toujours conditionner le contrat qui va être passé.
Aurélie Desme
Le cadre est commercial et artisanal. Il peut réactiver pour le psychologue qui s’installe un certain nombre d’angoisses de type phobique par exemple, quant au client qui va faire intrusion dans un espace privé ou quant aux échéances des différentes charges à payer… En privé, la question de ce qu’on marchande est sans doute plus aiguë, ainsi quand on ne peut garantir la disparition du symptôme. Serions-nous alors juste marchands d’illusions ou d’orviétan ?
Autre différence par rapport au public : le fantasme d’objet unique peut être excité par l’absence du client de remplacement avec des idées de perte alors que dans le contexte public c’est loin d’être le cas : les appels y sont multiples et un patient enfant ou adulte est très vite remplacé par un autre… Le travail de deuil peut en être endommagé et on pense plutôt à être un parent de famille nombreuse parfois un peu débordé. Pour le service public et par définition la notion de prise en charge est une idée centrale de par les textes : on est censé être à disposition de la population. Celle-ci en profite, parfois même en abuse.
En échange de son dévouement le psychologue peut ignorer le type de dépendance que cela va induire, peut-être parce qu’il est lui-même protégé et assuré de par son statut de fonctionnaire ou assimilé de la paye à la fin du mois, un monde partagé dirait la psychanalyste Jeannine Puget.
Chez les psychologues qui s’installent on retrouve souvent l’idée que le cabinet libéral est un enfant merveilleux et je m’aperçois que je n’échappe pas à la règle en parlant de mon expérience même si je pense que le travail en privé peut aussi avoir des effets pervers : risque de séduction et de lieu clos si aucun travail avec des tiers ne se fait.
Ayant décidé de faire commerce, j’ai bien sûr fait le tour des généralistes de quartier pour me présenter, avec peu d’effets il faut bien le reconnaître : un psychologue est toujours étranger à la pratique médicale et les médecins pourtant bienveillants ne semblaient pas comprendre mon intérêt pour les choses psychiques. Après ce premier temps il faudrait sûrement reprendre cette question avec eux mais d’une autre manière…
Alors quelle clientèle ? Premier étonnement, je verrai arriver des gens à petit budget. Je pense d’abord qu’ils sont mal orientés qu’il faut les renvoyer aux CMP ou aux psychiatres jusqu’au moment où je réalise qu’ils ont juste réactivé en moi un vieux réflexe du public (sollicitude, soutien…) et je les accepte quitte à modifier quelque peu après discussion la fréquence des consultations et exceptionnellement mes tarifs (ce dernier point me semblant trop compliqué). Deuxième surprise : ils ne sont pas tous névrotiques et prêts à un travail psychique ; des personnes arrivent en état de grande souffrance parfois dans un état traumatique ou prêtes à décompenser.
Pour certains je dois prendre la responsabilité de les orienter sur une consultation psychiatrique. D’autres ne souhaitent pas investir dans un travail un peu long et même si on peut le regretter pour certains, ils ne viendront que quelques consultations.
Les demandes sont multiples et très diversifiées : c’est le jeune homme qui craint de ne pas supporter le service militaire ou celui qui n’arrive plus à poursuivre ses études ; c’est un adulte psychotique qui vient réclamer un examen psychologique pour la COTOREP (Commission Technique d’Orientation et de Reclassement Professionnel) car il veut retravailler ; c’est une femme qui veut parler d’un inceste ; des parents qui consultent pour un enfant insupportable ; un couple qui s’inquiète de ce qui se passe dans leurs interactions.
Quelques personnes demandent d’emblée une psychothérapie (je fais des psychothérapies analytiques en face-à-face) d’elles-mêmes ou sur indication, envoyées par un collègue ou un médecin mais pour la plupart après des entretiens préliminaires (généralement trois). Il nous faudra trouver, créer le dispositif du travail soit avec moi soit avec quelqu’un d’autre (travail individuel, groupal, en famille, en couple…).
Je me suis étonnée aussi du peu de demandes concernant les enfants, quand aucun remboursement n’est possible, un peu d’ailleurs comme venant en écho au peu d’enthousiasme manifesté par les psys pour recevoir des enfants en privé… Ce constat partagé par des collègues, je crois, n’a pas été étudié. Payer un soin psychique pour un enfant n’est pas le même mouvement que payer pour soi. Un père me disait qu’il payait déjà beaucoup pour son fils en difficulté en le mettant en école privée, en lui payant des activités, comme si l’enfant le pompait à l’intérieur de lui-même…
Un autre père d’enfant de divorcés accepte de se déplacer de loin pour parler de son fils mais refuse la consultation… Comme si le parent avait la perception qu’il devait être soutenu dans sa fonction (cf. par exemple les Allocations Familiales) mais me payer pour… Surtout s’il mesure mal une souffrance qui peut le remettre en cause mais qui aussi suppose d’abord de la reconnaissance par l’adulte que l’enfant a une intériorité psychique (cf. l’historique de la représentation de l’enfant à travers les siècles).
Aurélie Desme
Régulièrement je m’interroge sur l’investissement de ce petit groupe de patients en privé. J’ai fait mon deuil d’en vivre car sur Lyon, la concurrence est forte (en dehors des grandes villes, cela semble plus facile) et il faut sans doute être dans un groupe d’appartenance qui fonctionne comme un réseau. En tant que psychologue il est très risqué d’ouvrir, sans autre temps comme salarié ou formateur ; mais malgré les difficultés rencontrées, je prends beaucoup de plaisir à cette partie de mon travail qui relance en moi les questions endormies par un travail de vieille routière (j’allais écrire rentière…) du service public. Même si celui-ci m’a donné un premier temps d’expériences très étayées par les collègues et le travail en groupe.
Je me dis que ce cabinet libéral est devenu comme mon luxe au sens d’un objet artisanal ou rare et précieux, un objet non nécessaire dont on peut se passer mais qui a aussi sa fonction. Chaque cabinet libéral a ses histoires qui dépendent de la réalité interne ou externe de chacun. Il serait dommage que la réalité externe actuelle décourage les psychologues de soutenir leur place dans une pratique qui reste passionnante.