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Aux origines du sport

Sport vient du vieux français desport (se divertir, s’amuser) et la langue anglaise nous l’a restitué légèrement transformé. Le mot apparaît en France vers 1820 et n’est mentionné dans le Dictionnaire de l’Académie Française qu’en 1878. Il désigne alors le turf (les courses de chevaux) et les paris, le polo, la pêche et la chasse, l’escrime, le golf, le cricket, le canotage, les bains, bref un ensemble de loisirs mondains généralement pratiqués dans les stations balnéaires ou thermales proches de l’Angleterre, comme Spa et Ostende en Belgique. La mode se diffuse en France via Deauville et La Rochelle.

À la fin du xixe siècle, les courses automobiles, le lawn-tennis, les régates et la vélocipédie sont les loisirs ou les spectacles favoris de ces « hommes et femmes » de sport qui trouvent également dans le tourisme sportif une manière de se distinguer. Remarquons d’ailleurs que le mot (et ses dérivés) est généralement usité ou compris dans toutes les langues.

Restent les origines « historiques ». Trois versions s’opposent. Pour certains « de tout temps les hommes ont fait du sport ». Les Grecs fondateurs des Jeux olympiques auraient fait du sport tout comme les Perses, les Romains ou les Aztèques. Plus près de nous, les tournois du Moyen-Âge, le jeu de paume, les jeux anglais de rackets, le schlagball allemand, le ruzzola italien, le tir à l’arc seraient des sports au même titre que tous les exercices physiques pratiqués à toutes les époques et en tout lieu. Bref, le sport ferait partie de la nature humaine, il serait selon Roger Caillois une donnée permanente de l’histoire et s’inscrirait dans ce qu’il appelle les jeux d’Agon, d’Alea, de Mimicry ou d’Ilynx.

Pour d’autres, le sport ne serait qu’une forme modernisée des anciens jeux traditionnels. Ainsi la soule serait à l’origine du rugby, le jeu de paume à celle du tennis, le canotage à celle de l’aviron, la barette (ou le calcio) à celle du football, etc. Chaque pays peut ainsi revendiquer la paternité d’un sport si l’on considère que tout exercice physique naturel et utilitaire (marcher, courir, sauter, lancer, etc.) en est l’origine. Dans ces deux conceptions, la conviction naît de la similitude des gestes ou bien du désir de rechercher une légitimité dans des origines anciennes.

La dernière thèse affirme que le sport moderne est né en Angleterre, à la fin du xviiie siècle. Il est fils de la révolution industrielle, de l’urbanisation et de l’avènement de la démocratie. Les colonies anglaises et l’Europe continentale sont les premières touchées par la vague d’anglomanie, selon des modalités différentes il est vrai. Pour ce qui concerne la France, la greffe britannique prend de deux manières : vers 1830-1850, celle du High-Life, de la vie mondaine, à travers les pratiques du turf, de l’aviron, du golf ou du lawn-tennis. Elle se poursuit plus tard par celle du vélocipède, de l’automobile et de l’aviation.

La noblesse de cour et la haute bourgeoisie sont à l’origine de la création du Jockey-Club, du Yachting-Club ou du Touring-Club-de-France. Mais vers 1870-1880, les lycéens parisiens s’emparent de cette mode en pratiquant la course à pied, en particulier dans la salle des pas perdus de la Gare Saint-Lazare ou au Bois de Boulogne. Cette initiative nous paraît être à l’origine de l’évolution du phénomène sportif en France. Évolution que l’on propose d’appréhender à travers les enjeux qui caractérisent les trois âges du sport français.

Premier âge : l’enjeu culturel

Cette période archaïque de l’histoire du sport correspond à la naissance des premières associations sportives (le Racing-club-de-France, 1880 ; le Stade français, 1882) et à la fondation de l’Union des Sociétés Françaises de Course à Pied en 1887. Ces initiatives sont dues à l’action militante de quelques pères fondateurs du sport français soucieux d’organiser, sur le modèle anglais, les jeux spontanés des lycéens. Georges de Saint-Clair, Frantz Reichel, le père Didon (auquel on attribue la devise des Jeux olympiques : Citius, Altius, Fortius) et Pierre de Coubertin sont les principaux artisans de la diffusion du modèle sportif associatif en France, d’abord dans les établissements du second degré puis dans la société civile et militaire.

Dès 1889 se crée l’Union des Sociétés Françaises de Sports Athlétiques (amateur et multisports) qui est à l’origine de la plupart des fédérations sportives unisports qui se créent après sa dissolution en 1920. Les promoteurs des sports anglais en France s’attachent à vanter les vertus de l’éducation anglaise tout en fustigeant les méthodes pédagogiques françaises.

Si l’Angleterre dispose du plus grand empire colonial, si elle est devenue un pays riche et industrialisé, si elle a conquis les marchés économiques, bref si elle rayonne dans le monde c’est parce qu’elle a su former une jeunesse saine, hardie, entreprenante. Sur les terrains de sport de Rugby, Eton, Cambridge, Oxford, la jeunesse anglaise s’est formée le caractère, a acquis l’esprit d’initiative, de combativité et de lutte, la maîtrise de soi et le goût du risque… De ce point de vue, les valeurs du sport et les pratiques sportives sont bien les vecteurs de la modernisation de la France.

Dès 1891 pourtant, c’est en dehors de l’École que se développe le sport associatif et, à la veille de 1914, l’USFSA rassemble plus de 200 000 membres. La rénovation des Jeux olympiques en 1892 et leur organisation en 1896 à Athènes ne suscitent guère d’intérêt. Le sport est une pratique confidentielle, élitiste et masculine. Ignoré par les pouvoirs publics il reste une affaire privée. Ce qui soulève bien des conflits entre amateurs et professionnels, dirigeants sportifs et organisateurs de spectacles sportifs rentables. La presse joue un rôle non négligeable dans la diffusion de la culture sportive (Le Tour de France est inventé par Henri Desgrange et le journal L’Auto en 1903). En revanche, le système éducatif français reste sourd à ces appels à l’éducation libérale et privilégie l’éducation intégrale, chère aux Républicains, avec l’enseignement de la gymnastique et l’instruction militaire. Les nécessités de la guerre privilégient la discipline imposée, le respect du chef, les mouvements d’ensemble sur le self-government…

Deuxième âge : l’enjeu politique

Le sport suscitera rapidement des divisions idéologiques, sociales et politiques. Lorsque les catholiques se rallient à la République après 1891, ils attirent la jeunesse dans leurs patronages en leur proposant ce que justement l’école laïque lui refuse : les jeux et les sports. Séduire pour convertir ? De fait, à partir de 1897, ces patronages se fédèrent au sein de la Fédération Gymnastique et Sportive de France qui compte plus de 200 000 membres en 1913. Les instituteurs de l’école laïque leur répliquent en multipliant les créations de patronages et d’amicales laïques à partir de 1900.

Alors que la guerre s’annonce, le sport devient un enjeu idéologique (Jeanne contre Marianne) dans la mobilisation de la jeunesse pour la défense de la Patrie. Les organisations ouvrières, syndicales ou politiques, sont d’abord hostiles au sport et plutôt favorables à la gymnastique plus apte selon elles à discipliner et moraliser leurs militants. Il faut attendre 1907 pour que L’Humanité annonce la fondation d’une Fédération Sportive Athlétique Socialiste. Les bouleversements géopolitiques consécutifs à la Grande Guerre et la Révolution bolchevique précipitent la division du sport ouvrier naissant.

Suite aux Congrès de Tours et de Montreuil, sportifs communistes et socialistes se séparent et rejoignent des organisations rivales. Les sportifs communistes se rallient à la Fédération Sportive du Travail elle-même placée sous le contrôle de l’Internationale Rouge Sportive dont le siège est à Moscou, et les sportifs socialistes fondent l’Union Socialiste Sportive et Gymnastique du Travail affiliée à l‘Internationale Sportive Ouvrière Socialiste (dite Internationale de Lucerne).

Le sport devient ainsi un facteur de division lié à la conception que chaque organisation se fait de la lutte des classes. Dans les années trente, la « montée des périls » parvient à mobiliser les sportifs ouvriers contre le fascisme. En décembre 1934, les deux organisations sportives ouvrières fusionnent pour donner naissance à la Fédération Sportive et Gymnique du Travail.

La reprise des rencontres sportives internationales est à l’origine des premiers boycotages de l’histoire du sport. Les Jeux Inter-Alliés (1919), les Jeux olympiques d’Anvers (1920) puis ceux de Paris (1924) peuvent être considérés comme les jeux des vainqueurs contre les vaincus de la Grande Guerre. Les fédérations sportives internationales et nationales ainsi que les gouvernements des états démocratiques sont hostiles à toute reprise des compétitions, en particulier avec l’Allemagne et l’URSS.

Les années 1920-1939 consacrent l’avènement des régimes autoritaires et le sport devient un moyen de pression sur l’opinion publique. Le Comité International Olympique est incapable de faire du sport un instrument de paix et de rapprochement entre les peuples. En 1936, le mouvement sportif et les dirigeants politiques ne parviennent pas à s’entendre pour s’opposer à la tenue des Jeux olympiques à Berlin. Et l’Olympiade populaire de Barcelone en 1936 ne peut se dérouler suite à l’intervention des troupes de Franco et aux débuts de la guerre civile espagnole.

La capacité du sport à unir, rassembler par-delà les divisions reste fort limitée. Après la seconde guerre mondiale, l’hostilité que se vouent les deux blocs à travers la guerre froide se traduit par de nombreux incidents dans les grandes rencontres sportives internationales. Elle se répercute au niveau intérieur par des divisions entre les sportifs. La chute du mur de Berlin en 1989 ne paraît pas, de ce point de vue, offrir de garanties pour un véritable internationalisme sportif. La montée des nationalismes pourrait bien une fois encore, faire du sport et des sportifs les otages du politique…

Troisième âge : l’enjeu économique

Cependant, d’autres indices marquent l’évolution du phénomène sportif. Ils sont tout aussi inquiétants. Ils affectent d’abord le sport de masse. À partir des années 1970-1975 on assiste d’une part à une lente démocratisation, diversification et différenciation des pratiques sportives et, d’autre part, à l’emprise des lois du marché sur la consommation des biens sportifs. Enfin, le désengagement de l’État, les effets de la décentralisation à partir de 1982, la médiatisation des spectacles sportifs, l’affairisme et le clientélisme ajoutent leurs effets pour transformer les pratiques et les significations du sport.

En devenant un filon commercial, le sport envahit le marché en dehors même de sa sphère habituelle d’influence ainsi qu’en témoignent l’augmentation des dépenses des ménages relatives aux sports, l’impact du sport dans les spots publicitaires, le succès des jeux de paris (Loto sportif, PMU, etc.).

Ils affectent ensuite le sport de haut niveau. Si pendant la période précédente, les sportifs étaient devenus les ambassadeurs de leur régime politique, ils deviennent les employés de firmes multinationales, des mercenaires. L’argent a envahi le sport au point d’en transformer les enjeux et les significations. La logique économique tend à s’imposer au détriment de la logique sportive sous le poids des exigences des retransmissions télévisuelles par exemple. Mais elle affecte aussi la logique de la performance et du record par les sommes considérables qui en transforment l’éthique.

Si les grandes entreprises financent les exploits d’une élite sportive ce n’est certes pas pour la gloire du sport, mais pour en tirer des bénéfices. Retour inattendu du politique… Les « affaires » qui rapprochent curieusement hommes politiques et entrepreneurs de spectacles sportifs… À moins que la même personne endosse pour la circonstance les deux rôles à des fins d’ascension sociale et politique. Mais parfois leurs calculs sont pris en défaut : du stade à la prison le chemin est souvent assez court…

Et demain ?

Le sport aujourd’hui n’a plus que de très lointaines ressemblances avec celui d’hier. Son autonomie, ses valeurs sont mises à mal. Que sera le sport de demain ? Il évoluera encore certes. Mais selon quels nouveaux enjeux ? Celui de l’humanisme cher aux pères fondateurs de l’esprit sportif ? Il sera probablement à l’image de nos sociétés tout en étant un vecteur de leurs transformations… Le jeu est ouvert !

Citer cet article

Référence papier

Pierre Arnaud, « Les trois âges du sport », Canal Psy, 26 | 1996, 4-5.

Référence électronique

Pierre Arnaud, « Les trois âges du sport », Canal Psy [En ligne], 26 | 1996, mis en ligne le 31 août 2021, consulté le 18 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2660

Auteur

Pierre Arnaud

Professeur Université Claude Bernard Lyon 1, directeur du Centre de Recherche et d’Innovation sur le Sport (CRIS - E.A. 647)

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