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Éthos, éthique et morale

Depuis que le sport est interpellé par les politiques d’insertions sociales des handicaps les plus divers, il intéresse les champs de la prévention et de la thérapie. Mais on ne peut qu’être interrogé par la pluralité des discours : celui des médias, des politiques, des praticiens, des non-pratiquants, des opposants, des thuriféraires… Tous reflètent l’état d’une schizophrénie latente de deux sortes de discours tenus simultanément, l’un, laudatif, relatif à l’éthique du sport parée de toutes les vertus, semblant ignorer les pratiques ; l’autre, critique sévèrement ces pratiques et les condamne, semblant ignorer l’éthique de ces mêmes pratiques : le sport dont on parle semble n’avoir qu’un rapport très lointain avec celui qui se donne à voir sur les espaces sportifs.

C’est précisément dans cette schize des discours et des pratiques que la nécessité d’un questionnement éthique se situe (G. Broyer, 1995). L’éthique d’un monde moderne questionne le sport mais en récurrence l’éthique du sport interpelle l’éthique et la morale, car dans cette schize, plane le non-dit de l’ordre du cynisme, de la fourberie, de la démagogie, de la triche et de l’inavouable, de la honte… (cf. les préparations « biologiques » dans le sport de haut niveau).

Pourtant, l’éthos du sport, et pas seulement des sports à risques, offre des situations incomparables où peuvent s’expérimenter le regard, les distances des corps, l’investissement de l’espace, les rythmes, l’équilibre, la respiration, le geste, l’hypersensibilité aux coups, l’exaltation, la dépression, l’effondrement, la détresse physique, la résistance à l’autre, l’ivresse de la toute-puissance, l’angoisse, la peur… C’est ce qui permet à J.-P. Escande de dire dans « les notions du sport moderne », le Sport (le vrai serait-on tenté de dire) est éthique avant que d’être performance. Mais le sport est bien aussi le lieu du tutoiement perpétuel de la limite (à quelque niveau qu’elle soit !), et à ce titre on ne peut ignorer l’ambivalence des implications psychiques de cet éthos de compromis avec l’interdit et la volonté de rendre l’impossible possible.

Les implications psychiques

Lorsqu’on analyse ce tutoiement de la limite apparaissent deux temps : le temps du « croire » et le temps du « jouir ».

  • Le temps du « croire » : (souvent collectif) il faut tout d’abord que le sportif, et pas seulement le sportif des sports à risques, fasse en effet le pari de croire, pour que cette croyance rende l’impossible possible (G. Broyer, 1987).
  • Le temps du « jouir » : à l’instant du geste extrême, au moment où ce qui n’était pas possible devient possible, la jouissance provient de ce temps particulier et privilégié où la pulsion de mort s’intègre à la pulsion érotique. Ce temps est exceptionnel ; aussi la question se pose-t-elle de savoir si le sportif qui assume cette forme de jouissance, près de cette limite, franchie ou à franchir, va revenir vers le monde des hommes ou faire en sorte que l’Autre soit sans cesse un Ailleurs, un impossible à jamais possible, susceptible de maintenir cette jouissance : c’est Bernard Moitessier qui, vainqueur des océans et des mers, refuse de franchir la ligne d’arrivée !

« Alors le sport à risques : une nouvelle fuite loin des hommes, ou une tentation de repasser dans la brisure originelle par le geste extrême ? C’est la question thérapeutique qui se pose à chaque accompagnement », observe très finement P. Dolivet (1990, p. 65). Nous pourrions étendre cette question non seulement à la thérapie mais également à l’éducation. Car ce que souligne ainsi l’auteur c’est ce changement qualitatif de l’avènement du sujet dans un corps qui ose jouir avec ses limites, changement qualitatif, essence de la naissance de l’être éthique.

Ce changement qualitatif a été étudié par quelques auteurs :

  • David Le Breton (1991), souligne comment le goût du risque et de l’aventure qui saisit les sociétés occidentales, élabore les régions les plus difficiles d’approche en nouveaux stades de la modernité, « là où l’homme sans qualité peut enfin tutoyer la légende, aller au bout de ses forces, jouer symboliquement son existence pour gagner enfin ce surcroît de sens qui rend la vie plus pleine, lui donne une signification et une valeur ».
  • Pierre Kammerer (1992) montre qu’à propos d’une expérience éducative et thérapeutique : un voyage humanitaire qui conduisit, à travers mer et désert, de jeunes délinquants de la banlieue grenobloise au Burkina Faso, ce voyage se transforme en voyage à l’intérieur de soi-même, véritable initiation qui ouvre aux conduites symboliques.
  • Pierre Dolivet (1994) apporte l’analyse du « risque dynamique », à partir de la distinction essentielle sur le concept même du risque, qui fait apparaître pour chacun, notamment à l’adolescence, la nécessaire insertion dans l’humain.

Selon cet auteur, la nature même du risque conduit à l’analyse de deux cadres habituels de la mentalité adolescente : le risque ordalique, et le risque dynamique.

Dans les conduites ordaliques les personnes qui s’y soumettent n’assument pas l’acte de mort, ils en rendent l’Autre (le Dieu, la société, etc.) responsable du jugement, de « l’ordâl1 » : ils ne sont qu’objets. Si les conduites à risque des adolescents et de certains marginaux sont inscrites dans ces conduites ordaliques, où « la mort devient l’occasion de n’être plus moi-même » (Schopenhauer, Métaphysique de la mort, 1818), il n’en demeure pas moins vrai que dans le jeu pervers du toxicomane qui cherche à faire disparaître le monde tout en subsistant, la souffrance exprimée est à l’image de l’impossibilité à vivre comme sujet dans un monde de sujets. Il convient donc de réhabiliter le risque dynamique qui ouvre à la vie, qui donne l’occasion de passer du registre de vécu en tant qu’objet au registre de vécu en tant que sujet. Il ne s’agit nullement d’exploits sportifs mais d’une transcription de la souffrance objectale vers une souffrance éprouvée par un sujet.

Le risque dynamique est le simple rappel que la souffrance impose son vide autour de celui qui souffre, et que le vide caractérise l’espace entre sujets et entre objets. Ayant conscience de la souffrance intérieure et du vide entre les êtres, l’homme doit risquer le saut de sa rive à la rive de l’autre : risquer c’est donc bien choisir le saut, plutôt que le repli sur soi, et le geste extrême indique bien ce choix dans le rappel qu’il faut oser un regard, un mot, un geste pour acquérir la confiance qui manque.

Le processus pédagogique, comme le processus thérapeutique, restaure le sujet dans sa dimension humaine. Affronter la loi de l’homme commence par le respect de la loi de la nature, qui permet de temporiser (ce que le toxicomane ne réalise pas quand il dépend du produit). C’est comme cela que le « hors limite » accepte les limites.

Il ne s’agit donc pas de pratiquer des sports à risque pour que la nature juge de la culpabilité de l’homme (en recherchant la sanction de l’eau, de la glace, de l’air comme on recherche la sanction de Dieu dans l’ordâl) mais pour qu’elle lui apprenne le rapport à la loi qui permettra de temporiser le désir du « tout, tout de suite ». L’activité sportive devient ainsi comme un outil de plus dans le management thérapeutique à disposition des encadrants socio-éducatifs et médico-psychologiques.

L’insertion dans l’humain

De cette compréhension du parcours d’un toxicomane dans sa confrontation avec les sports à risque il apparaît qu’avant de parler d’insertion sociale, il faut parler de l’insertion dans l’humain !

C’est d’ailleurs cette insertion dans l’humain qu’il faut lire également derrière la réussite étonnante des activités de spéléologie : la rencontre des premières traces de l’homme avec l’art rupestre, le surprenant respect des concrétions sont en effet reconnus comme éveillant une sensibilité particulière chez les adolescents même les plus perturbés (C. Massaloux et B. Adolphe, 1990).

Le premier travail thérapeutique consiste donc à insérer un vécu d’objet (mort psychiquement) dans un vécu de sujet, ensuite il s’agira d’insérer l’homme dans le social, mais il ne faut pas négliger les étapes. Cette insertion dans l’humain ne peut se faire que lorsque l’on sort de la logique angoissée de la mort qui traverse tous les hommes et d’un cadre de référence souvent trop déterministe et linéaire. Le geste extrême, le saut dans le vide vers autrui, le sport à risque appartiennent à cette catégorie de concepts non linéaires, « quantiques » en ce qu’ils dégagent un quantum d’acter (et non point une vis cathartica, la technique seule n’est jamais thérapeutique en soi !) et qui sont souvent peu perçus dans les théories psychologiques ambiantes.

Tous les thérapeutes savent bien que la compréhension d’une souffrance échappe souvent aux règles logiques des continuums thérapeutiques et qu’en fonction de cela il faut que le thérapeute s’adapte à la trajectoire « chaotique » de son patient. Le risque dynamique, est le risque assumé de la rencontre avec l’Autre, qui provoquera les limites des espaces du penser, du regard, de l’acter, qui ouvre à la poétique, à la création, en un mot à la liberté, à une éthique travaillée avant tout par la notion du « possible », donc de « l’illimité ». Marc Clément (1993) a fort bien montré dans ses expériences de rééducation des toxicomanes par le sport en prison et dans les quartiers défavorisés, combien le travail psychique précédant l’activité elle-même est nécessaire pour amener ces sujets à l’acceptation de cette activité « in situ ». Le gros du travail se fait AVANT, et seul le sujet psychique peut le conduire ! Car ce risque dynamique n’a rien à voir avec les risques réels, physiques, que l’on peut encourir dans telle ou telle situation. Les risques physiques ne sont que de pâles reflets du risque psychique, symboligène, issu de la crise où se profile l’expérience de la castration, phénomène de crise, état particulier du sujet psychique, entre le pathique et l’ontique2, que nous avons plusieurs fois décrit (G. Broyer, 1987, 1992, 1993).

Dans la crise, le psychique qu’il nous est donné de vivre est toujours à la limite : la dissolution toujours possible d’une réalité psychique précise dans le chaos ou l’inconscient. Mais si la crise ne fait pas perdre au vivant, sa vie, son individualité, sa forme, sa matière ou son corps, dans ce flirt entre les catégories du pathique et de l’ontique, elle revêt au cours de la vie individuelle une nécessité existentielle. Sinon, comment assumer une identité ?

Il faut que dans la crise le sujet trouve sa solution, issue de Sa crise, dans le risque, seul gage d’individuation par rapport à un monde extérieur multiforme, assumant le dualisme de l’homme et du monde. Ceci, et seulement ceci, l’ouvrira à sa liberté, dans la mesure où, par la limitation nous faisons du monde, notre monde, du milieu, notre milieu et que par là nous les dominons.

De ce fait, le Sport peut être un élément de l’être d’un sujet, formant un tout, dont l’unité ressort de l’analyse du processus de la crise. Un des attributs propre au sport est le pathique qui s’oppose à l’ontique, ne serait-ce que dans la provocation à passer au réel selon des catégories toutes subjectives, celles du « Je veux », du « Je dois », du « Je peux », etc. Et la façon dont ces catégories s’ordonnent entre elles ne peut être traduite en catégories ontiques, telles que l’espace, le temps, la causalité, le muscle…, mais probablement, seulement en un ordre social, où apparaissent le « Moi », le « Toi », le « Lui », le « Ça »… Or ce n’est qu’un possible, car le sport n’échappe pas aux interrogations angoissées de l’homme moderne. Les mêmes questions éthiques émergent, relatives à la chosification du corporel. S’il est certes un lieu d’imprégnation éthique de nos jours à privilégier il n’exclut jamais ce temps de la « révélation » éthique où l’homme objet de l’éthos passe à l’homme sujet de son vivre.

« Stirb und Werde » disait Goethe, « Meurs et Deviens ».

Conclusion

Ainsi, les sports ne sont pas thérapeutiques en eux-mêmes, par quelque vertu relevant du corps ou du muscle. Si les sports offrent un éthos particulièrement riche, en aucun cas ne peut se faire l’impasse de l’humain. Toutes les situations qui réussissent sont des situations qui font références et interpellent la fonction narcissique ou l’étayage individuel dans le positionnement au sacré, à sa propre expérience vitale génitrice du phénomène de crise.

Notes

1 Ordalie : jugement. Anciennement épreuve judiciaire par les éléments naturels, jugement de Dieu par l'eau, le feu.

2 Pathique : connaissance qui se rapporte aux objets psychiques par la souffrance. Ontique : connaissance qui se rapporte aux objets déterminés du monde environnant.

Citer cet article

Référence papier

Gérard Broyer, « Sport… éthos et thérapie », Canal Psy, 26 | 1996, 8-9.

Référence électronique

Gérard Broyer, « Sport… éthos et thérapie », Canal Psy [En ligne], 26 | 1996, mis en ligne le 31 août 2021, consulté le 22 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2664

Auteur

Gérard Broyer

Professeur de Psychologie Université Lumière Lyon 2

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