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Quelques mots sur notre identité… Quai des Ludes est une ludothèque c’est-à-dire un lieu « qui organise le champ du jeu » comme l’écrit Nathalie Roucous qui vient de soutenir une thèse sur les ludothèques à Paris V. Quai des Ludes est d’abord un lieu de jeu pour les familles et les collectivités ; c’est aussi un lieu de formation pour les éducateurs, animateurs, enseignants, soignants et c’est le centre de formation au métier de ludothécaire. Depuis 1992, on y mène aussi une réflexion sur le jeu et le handicap. Enfin Quai des Ludes est un centre d’animation qui conçoit ses supports de jeu pour des temps forts autour du jeu, des journées dédiées au jeu dans les collectivités, des soirées, des fêtes…

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Une philosophie

Ces différentes activités s’appuient effectivement sur quelques principes philosophiques : nous sommes dans une philosophie de la progression dont l’épigenèse est le fondement dans le développement de la personne. Ceci nous permet de poser que chaque âge a ses compétences. À la suite de Piaget nous accordons une prépondérance au faire ce qui implique de proposer des situations pour que l’enfant lui-même soit opérant – importance aussi de ce que Redde, professeur de psychopathologie à Bordeaux nomme les pédagogies implicites par rapport aux pédagogies explicites. Enfin, avec Platon, nous pensons que la pensée se construit dans le Dialogue, ce qui justifie que ce lieu d’accueil inter-âge soit un lieu de libre parole où l’individu fait siennes les règles du jeu (règles du lieu) plutôt qu’il ne s’y soumet.

Pour toutes ces raisons et d’autres encore, Quai des Ludes choisit le jeu comme support d’intervention car cette activité par définition, est une activité libre, gratuite, sans obligation de résultats et qui doit être reconnue comme fictive par tous. Situation irremplaçable particulièrement pour les enfants et les adultes qui vivent dans notre société de production !

Le développement de Quai des Ludes s’appuie aussi sur des constatations d’ordre plutôt sociologique :

  • très tôt, les enfants sont regroupés par niveaux d’âge ce qui rend difficile la rencontre inter-âges – la vie quotidienne est devenue matériellement sophistiquée ce qui contribue à l’éloignement des enfants des tâches qu’ils partageaient traditionnellement avec les adultes ;
  • le rythme de vie rapide des adultes, leur incapacité à ne rien faire !, ne leur permet pas d’accompagner le jeu des enfants dans une bienveillance tranquille et motivante.

Enfin nous pensons que ce lien social qui fait tant défaut aujourd’hui peut se reconstruire à partir du jeu. L’une des origines de ce mot serait jocus qui lui-même viendrait de Yog qui en sanscrit veut dire lien. Nous avons tous une compétence en commun, celle d’avoir été des enfants et d’avoir joué (même si les jeux semblent quelquefois bien différents) ; c’est sur ce signe de reconnaissance que s’appuie la fonction sociale de la ludothèque.

Voici pour quelques grands principes. J’ajouterai qu’il est clairement posé que les animateurs en ludothèques ne sont pas des thérapeutes ; nous nous situons chronologiquement avant la thérapie mais n’est-ce pas Winnicott qui a écrit que le jeu est thérapeutique en soi ! C’est dire que notre travail se situe non pas dans une relation de clinicien mais il consiste d’abord à organiser les conditions du jeu : conditions sociales et matérielles qui permettent de créer un cadre dont la fonction étayante facilite l’entrée en jeu de la personne et particulièrement de l’enfant (la plupart du temps… car il arrive que la rumeur intérieure soit trop forte).

Recevoir des personnes d’âges différents, c’est proposer des espaces de telle façon que toute personne qui entre à Quai des Ludes trouve un coin où elle se sente invitée, à son niveau de jeu. On a toujours un espace de jeu de Règles pour accueillir les plus de 5/6 ans y compris les adultes – de même on installera un espace de jeux d’Exercice pour les plus petits et un coin de jeu Symbolique pour les enfants à partir de 18 mois, deux ans. Enfin un espace de jeu d’assemblage.

Le principe est que les sollicitations matérielles soient suffisantes pour que les joueurs jouent de préférence dans les espaces qui leur sont proposés. Et ça marche… Inutile de dresser des barrières entre les espaces de jeu. Il est rare de voir un jeune joueur venir se lancer dans une partie de dame chinoise, voire de Playmobil. Les sollicitations dont il est question sont en rapport avec des besoins en jeu ; cette organisation du lieu offre évidemment la possibilité de retours vers des espaces de jeu ouverts aux plus jeunes.

Un lieu de transition

« Qui sait regarder le monde, le fond des ruelles urbaines, les espaces larges des campagnes, comprend que partout les enfants jouent, avec plus ou moins rien, avec eux même, avec les autres. »
François Remy

Dans la ludothèque nous avons conscience d’être à la frontière entre plusieurs sphères ; lieu de transition entre le réel et l’imaginaire, bien sûr, mais aussi entre soi et l’autre, entre le duel et le multiple, entre la sphère familiale et la sphère sociale. Ces transitions sont rendues possibles grâce à un objet médiateur, le jouet et dans un lieu « public » où le jeune enfant est accueilli avec sa famille. On nous appelle des lieux passerelles. C’est sûr. Cet aspect de la ludothèque se concrétise dans la façon dont nous pensons la place de l’adulte dans le lieu. Nous invitons les adultes avec leur corps d’adulte qui ont besoin de sièges d’adultes. L’espace des jeux d’exercice est préparé en tenant compte des besoins sensori-moteurs des jeunes enfants mais aussi et peut-être surtout dans l’idée que c’est l’adulte qui initie le jeune enfant au jeu.

C’est pourquoi, la place des parents est prévue au cœur de l’espace de jeu d’exercice, tout près des enfants mais confortablement installés. Dans le coin de jeu symbolique, les adultes seront invités à rester en limite de l’espace de jeu. Un adulte dans le coin des jeux symboliques devient vite un pôle d’attraction qui empêche le jeu car il l’oriente à son profit. Souvent il nous arrive d’observer les enfants qui poussent les adultes entrés sur l’aire de jeu pour les remettre à leur place hors de l’espace de jeu. Une maman est conviée à boire le café. Après l’avoir dégusté, elle croit être invitée à entrer plus avant dans le jeu (et dans l’espace) et demande : qu’est-ce que tu as préparé à manger ? Et l’enfant de répondre, agacée : mais tu vois bien que c’est du jeu !

L’intimité de l’aire de jeu symbolique est préservée au moyen de paravents conçus de telle façon qu’à tout moment les joueurs puissent se rassurer sur la présence dans la pièce de leur parent ou de leur accompagnateur. Sécurité affective oblige ! Dans l’espace des jeux de règles, et l’espace de jeux d’assemblage, les adultes seront invités à s’installer car ils sont là tout naturellement chez eux et les relations entre enfants et adultes vont de soi.

Nul ne sait jamais à quoi un enfant joue. Nul ne peut savoir quel rôle l’enfant lui attribue dans une séance de jeu symbolique. C’est pourquoi les ludothécaires aiment à se présenter comme des adultes disponibles mais non intervenants ! Ici les parents et les accompagnateurs sont invités à jouer pour leur plaisir d’adulte. Avec leurs enfants, ils sont invités « à l’empathie » ce qui les amènera à être eux aussi disponibles et non intervenants jusqu’à des conduites d’étayage requises pour certains jeux d’assemblage, comme l’écrit J. Bruner.

Des objets adéquats

Toujours dans l’idée d’organiser les bonnes conditions du jeu, le choix des jeux et jouets est important pour la cohérence des espaces de jeu. En ludothèques, les supports de jeu sont analysés de façon très précise : d’une part nous différencions les jeux et jouets utilisés en famille, des mêmes objets utilisés en collectivité, crèches, écoles ou ludothèques. Et nous en parlons avec les parents. À la ludothèque où les objets sont en libre accès, pas « d’emballage affectif » élaboré par des parents ou des grands-parents. Pas ou peu de pressions d’adultes liées à de trop lourds projets sur l’enfance. D’autre part, l’analyse des supports de jeu nous amène à considérer ce qui est de l’ordre de l’objet marchand. Ce qui dans un objet fait sens pour l’adulte (et c’est souvent la règle) ne coïncide pas toujours avec l’intérêt et les savoir-faire de l’enfant ; on va jusqu’à dire, à la ludothèque, qu’il existe des jouets et des non-jouets (dans la mesure où un jouet se définit comme un objet support de jeu) !

Par ailleurs, on dit volontiers que les jeux et jouets sont des produits culturels : il est intéressant de comprendre quelles caractéristiques peuvent retenir l’intérêt de l’adulte pour le jouet que manipule son jeune enfant. Cette interrogation prend tout son sens si les familles accueillies à la ludothèque sont d’origine étrangère avec des références culturelles qui ne sont pas celles des amateurs de Fisher-Price ou de Mattel. Enfin, nous menons des analyses de jeux et jouets selon leur cohérence par rapport aux niveaux de compétence de la personne pointés par Piaget. À titre d’exemple, parmi les 10 ou 12 « boîtes à formes » existant sur le marché actuel, nous retenons en priorité celles qui font appel à des capacités sensorielles visuelles et sonores plutôt que celles pour lesquelles la manipulation ne produit aucun effet. Si l’effet produit est perceptible, ce plaisir, cette gratification, induira chez l’enfant des répétitions jusqu’à la maîtrise du geste.

Depuis dix années environ, nous avons voulu nous entourer de références solides pour réfléchir dans ces nouveaux lieux que sont les ludothèques ; nous avons recherché des outils qui nous permettent aujourd’hui de parler du métier de ludothécaire et de former les candidats à ce métier. Parmi ces outils, le système ESAR que nous avons introduit en France depuis le Québec en 1987. En 1991, Quai des Ludes est devenue la ludothèque expérimentale pour le système ESAR et depuis lors ce système est devenu la classification officielle pour les ludothèques en Europe.

Quelques mots sur le système ESAR… Il a été développé à l’Université de Montréal au Québec par Denise Garon, Rolande Fillion et Manon Doucet. La classification et l’analyse des objets de jeu selon le système ESAR est un système à plusieurs facettes (E pour exercice, S pour symbolique, A pour assemblage, R pour règles). Les facettes traduisent dans un tableau-synthèse les étapes du développement de l’enfant à travers les principales formes d’activités ludiques et les grandes dimensions comportementales, tant au point de vue cognitif, instrumental, social et langagier qu’affectif. ESAR s’inspire à la fois de la psychologie et des sciences documentaires en s’appuyant sur la théorie piagétienne du développement et sur un schéma de classifications à facettes.

D’autres éléments de réflexion nous sont apportés par l’Université de Chicoutimi, toujours au Québec, avec le travail de recherche sur l’aménagement des espaces de jeux symboliques dans les écoles maternelles. En 1996, Quai des Ludes a publié et distribué Le Ludoscope 96, une série d’analyses de 100 bons jeux et jouets achetables en France.

« Tout est possible, tout est imaginable, à partir des valises de jeu offertes aux enfants comme des voyages. »
Philippe Gutton

Bibliography

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References

Bibliographical reference

Odile Perino, « Quai des Ludes », Canal Psy, 28 | 1997, 6-7.

Electronic reference

Odile Perino, « Quai des Ludes », Canal Psy [Online], 28 | 1997, Online since 01 septembre 2021, connection on 22 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2700

Author

Odile Perino

Ludothécaire, responsable de Quais des Ludes

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