Le jeu représente une référence centrale dans le champ de la psychologie clinique. Le jeu est, en effet, tout autant une expérience fondatrice au regard du déploiement de la vie psychique, qu’un espace d’émergence des potentialités symbolisatrices. Le jeu est aussi l’espace mobilisateur d’une transformation, que l’on pourra repérer en particulier dans le champ du soin.
Ainsi, les deux axes qui s’entrecroiseront dans cette présentation de la place du jeu dans la psychologie clinique seront-ils signifiés à partir d’une double acception du jeu : d’une part le jeu comme expérience, inscrite dans un contexte relationnel et environnemental qui nous conduira des premières expériences de l’enfant aux modalités d’investissement du jeu dans la vie psychique du sujet, d’autre part le jeu comme métaphore, permettant de proposer une figuration des mouvements de la psyché, dans la mise au travail de ses différentes instances.
Dans ce sens, on pourrait dire que le jeu constitue le paradigme du mode de relation du sujet à son environnement, paradigme du mode de traitement du lien entre réalité interne et réalité externe : le jeu propose une scène, sur laquelle vont se manifester les organisateurs de la vie psychique.
Je propose, dans un premier temps, de m’arrêter sur des éléments permettant une compréhension de la fonction du jeu dans une perspective psychodynamique, principalement autour de deux des textes fondateurs d’une « théorie » du jeu : S. Freud (1920) et D. W. Winnicott (1971). Dans un second temps, un parcours dans les dispositifs de la psychologie clinique conduira à s’interroger sur les modalités d’investissement du jeu, particulièrement en clinique projective.
Le jeu : de l’expérience à la symbolisation
La clinique psychanalytique nous permet de mettre en évidence la fonction organisatrice du jeu, à partir de la « matérialité » de son expérience. J’insiste ici sur la dimension précoce du jeu, dimension primaire qui se réfère à la manière dont il est mis à l’épreuve par l’enfant, dans les premiers mois de son existence.
Un des premiers modèles qui nous permet de comprendre l’inscription du jeu dans la vie psychique de l’enfant est le modèle de l’hallucination : c’est un modèle qui a fait l’objet de nombreux développements à partir de l’œuvre freudienne et qu’il nous faut comprendre en lien avec les expériences de satisfaction primaires, dans le registre du plaisir oral.
Mais pourquoi convoquer ici le modèle de l’hallucination ? N’est-ce pas se dégager de la problématique initiale, celle de la fonction du jeu dans la vie psychique de l’enfant, pour retenir, parmi les premiers temps de la vie de l’enfant, ce qui se joue entre le bébé et sa mère et/ou son environnement ?
Il paraît important de souligner ici que la problématique du jeu ne peut être séparée de la problématique de la constitution de l’objet : si le jeu participe à cette maturation des relations de l’enfant et de son environnement, il représente également un support pour l’élaboration de la qualité de la relation à l’objet.
Ainsi, se référer à l’expérience de l’hallucination permet d’ancrer l’expérience du jeu dans le mouvement qui tend vers l’objet, dans la dynamique de construction d’une position de la subjectivité, au regard de l’établissement du statut de l’objet.
Quel serait alors ce premier jeu à l’œuvre dans l’hallucination ?
On peut penser l’hallucination du sein de la mère comme une manière de le faire exister en son absence. Il s’agit bien alors pour le sujet de s’engager dans le « comme si », afin d’échapper à l’expérience destructrice de l’absence de ce qui n’est pas encore l’objet, mais bien plus un prolongement de soi. L’hallucination vise à construire au-dedans ce qui va faire défaut au-dehors : c’est tout en même temps dans l’espace qui va s’instaurer entre ces deux instances (différenciation dedans-dehors) et dans la reconnaissance de la parenté, de l’adéquation, entre la production propre à la vie psychique de l’enfant (l’hallucination) et l’expérience de la réalité externe (matérialisée par le retour du sein de la mère), que s’établit la première forme de jeu accessible à une élaboration secondarisée.
Le jeu se constitue ainsi de la nécessité d’une différenciation, d’une échappée à l’égard du chaos originel.
À partir de cette expérience originelle, le jeu est alors le support auquel le petit enfant va recourir pour asseoir sa représentation du monde environnant, c’est-à-dire les différents critères qui fondent les rapports qui s’établissent entre le sujet et l’objet. On voit aussi que le jeu s’instaure d’une position de déprise d’avec l’objet primaire (la mère), dans un mouvement qui vise à la rencontre avec l’altérité.
Paradoxalement, la déprise de l’objet primaire engage un autre mode de relation avec le monde environnant : en effet, c’est dans une perspective radicalement omnipotente que le petit enfant se saisit de l’objet pour lui procurer un statut dans son monde interne, afin d’en assurer la maîtrise. Le jeu peut alors être décrit comme s’établissant de la plasticité du passage d’une scène à l’autre : d’une part de la scène externe (avec l’absence du sein) à la scène interne (hallucination), d’autre part de la scène interne (construction d’une image mentale, chargée libidinalement, en lien avec la place de l’expérience de la satisfaction orale) à la scène externe (mise à l’épreuve de la réalité). L’expérience de la symbolisation s’inscrit avec force dans cet énoncé, en ce qu’elle tient dans un rapproché opérant entre deux éléments : de sa définition étymologique, la clinique confirme la pertinence.
Insister sur la dimension de la matérialité de l’expérience de jeu invite à penser aux modalités d’engagement du sujet dans l’élaboration d’une représentation propre, investie, du monde environnant. C’est aussi, de manière beaucoup plus large, proposer des repères pour comprendre les modalités selon lesquelles le jeu va permettre au petit enfant, et, au-delà, à tout sujet, d’entrer en relation avec la réalité externe, dans une perspective cognitive, pour procéder à une conceptualisation de celle-ci. Le récent ouvrage La main à la pâte, présenté par G. Charpak, prix Nobel de physique, met en évidence l’importance de la démarche exploratoire de l’enfant dans sa rencontre avec le milieu qui l’entoure, pour l’élaboration de modèles de connaissance dans le champ des sciences de la terre, particulièrement au niveau de l’école primaire : c’est à partir du corps propre, et des interrogations que l’environnement peut y référer, que peut être mis en œuvre un travail interne, organisateur des mouvements d’excitation présidant à la rencontre avec la matière.
Les éléments constituants le jeu ne se trouvent-ils pas réunis dans cette démarche ? Si le jeu procède d’un tel travail de la matière, ne doit-on pas néanmoins en penser les conditions d’émergence, dans la clinique, à partir de propositions conceptuelles qui en définissent les enjeux ?
Le jeu de la bobine décrit par Freud (1920) nous fait entrer au cœur de la problématique du traitement de l’espace de l’éprouvé, entre réalité interne et réalité externe. La bobine et son corrélat, le fil, qui en même temps retient la bobine et en permet l’éloignement, sont les deux éléments prototypiques de cette situation. Il semble que l’on puisse considérer le fil de la bobine comme représentant du lien entre l’éprouvé de la présence et l’éprouvé de l’absence, lien qui se donne comme étayage d’une expérience de séparation fortement chargée sur le plan de l’affect. Dans cette expérience du lancé (fort)/ramené (da), en écho avec le départ et le retour de la mère dont l’enfant propose ici une tentative de maîtrise, l’expérience de l’hallucination primaire du sein maternel se trouve dépassée, au travers du contrôle de la motricité, en direction de la constitution de ce que D. W. Winnicott appellera plus tard (1971) une aire transitionnelle d’expérience.
C’est dans cette mesure que le jeu de la bobine peut explicitement être mis en relation avec le mode d’investissement du premier cadre de symbolisation de l’enfant : ce premier cadre de symbolisation, c’est le corps de la mère. Dans la mesure où le corps de la mère est le siège d’éprouvés peu différenciés, il est l’espace de la première illusion de l’enfant.
C’est bien au travers du jeu que s’organise potentiellement l’espace de l’illusion à partir d’un triple mouvement : celui de la différenciation du stimulus (autour de l’objet-bobine), celui de la motricité (autour du lancé/ramené) et, enfin, celui du langage (avec l’inscription verbale – fort/da –) qui parachève l’établissement du jeu, dans une nomination qui inscrit l’expérience dans une figure du tiers (en référence au lien au social que sous-tend cette nomination).
Avec Winnicott (1971), l’expérience de l’hallucination primaire s’inscrit dans le jeu, au travers d’une élaboration du lien entre réalité interne et réalité externe, qui est décrite à l’aide d’une métaphore spatiale : la constitution de l’espace potentiel, ou aire transitionnelle d’expérience, tient dans la qualité de perméabilité des espaces constitutifs de la vie psychique. Cette perméabilité, dont s’origine le jeu, va permettre d’inscrire la rencontre de l’enfant et de son environnement dans un contexte d’indécidabilité, et c’est alors l’ensemble de l’espace que l’enfant va expérimenter et occuper, au fil de son développement, au travers des différentes formes de jeu qu’il va inventer.
L’environnement va être vécu par l’enfant tout à la fois comme participant à sa vie interne (dans un mouvement d’indifférenciation – la réalité est alors créée au-dedans) et comme s’établissant dans une altérité radicale (la réalité est trouvée au-dehors). D. W. Winnicott nous décrit de cette manière le célèbre couple du trouvé-créé, dont l’émergence du jeu est le témoin, mais, ainsi que je l’ai souligné précédemment, également le support.
Le jeu se situe ainsi dans un mouvement d’élaboration en spirale : s’il s’origine d’une position de différenciation des espaces psychiques, au travers de la différenciation de la vectorisation des éprouvés sensoriels (traitée dans une secondarisation au travers de l’association entre représentation-choses et représentation-mot), le jeu ne peut faire toutefois l’économie d’une collusion des espaces (confusion sujet-objet) dont rendent compte, à la manière du rêve, les émergences de processus appartenant au registre primaire tels que déplacement et condensation.
À ce point, affirmer que le jeu ouvre, dans le champ de la clinique, un espace de créativité, permet de mesurer les enjeux d’un travail du jeu dans la clinique. Je crois que l’on peut considérer le travail du jeu comme support du travail de la symbolisation à l’œuvre dans la vie psychique du sujet. Toute sollicitation du sujet, dans le cadre des différents dispositifs de la psychologie clinique, met en question la structure et les modalités du travail du jeu, en tant qu’il donne corps et matière au travail de la symbolisation.
Le jeu dans la clinique
Dans la pratique clinique, le jeu représente cet espace au sein duquel vont pouvoir se rencontrer les mouvements d’absentification conjoints du sujet et du clinicien, dans différentes situations de la clinique.
R. Roussillon (1991) a montré de quelle manière l’expérience du détruit-trouvé participait, en un temps précoce de l’accès à la transitionnalité, au dégagement du sujet à l’égard de l’objet. Dans ce sens, peut-on reconnaître la singularité de l’expérience de l’absence dans l’élaboration du lien à l’objet. Or, cette absence met en question la qualité même de l’objet, dans la mesure où elle ouvre sur sa destructivité. Dans le jeu – dans tout jeu –, la question essentielle peut alors se poser de la manière suivante : l’objet va-t-il survivre à la séparation ? L’objet va-t-il résister à l’expérience de destructivité qui se trouve inexorablement convoquée dans l’établissement de l’écart qui fonde la subjectivité ?
À partir de là, on comprend mieux comment le jeu, en ce qu’il organise l’absence – c’est dans l’intégration de la figure de l’absence et de la matérialité du fil que j’ai tenté de le mettre en évidence dans un récent travail (P. Roman, 1997) – va participer au travail de la clinique, tant comme référant théorique, à partir duquel vont se penser les mouvements de la vie psychique, que comme support méthodologique à la rencontre avec le sujet.
On pourrait dire que le jeu autorise un abord particulier d’une clinique des processus de symbolisation. En effet, la confrontation à la situation de jeu permet que soient mis à l’épreuve le registre d’expression et la qualité des processus de symbolisation.
Le premier indicateur dans ce sens, tiendra dans la capacité du sujet à investir une aire transitionnelle d’expérience. En d’autres termes, le sujet à qui l’on propose un matériel de jeu sera-t-il en mesure de construire une scène qui lui soit propre, c’est-à-dire de dépasser un mouvement de reconnaissance formelle du matériel et/ou une appréhension sensori-motrice de celui-ci.
Le second indicateur consistera à interroger la qualité des processus à l’œuvre dans l’élaboration du jeu : comment la scène du jeu va-t-elle être investie ? Quelles mises en scène vont être rendues possibles par l’investissement des potentialités identificatoires du sujet ? Quel est le niveau de la verbalisation qui accompagne l’expression du jeu ?
J’évoquerai tout spécialement le champ de la clinique projective, au sein duquel le jeu est activement investi comme support technique, au travers des épreuves de jeu. Dans ce type de dispositif, le jeu viendra actualiser, dans la matérialité de l’expérience, les processus de symbolisation à l’œuvre. De cette actualisation, émergeront également les enjeux propres à l’origine des processus de symbolisation du sujet : en se proposant comme point de butée des opérations symbolisantes, le jeu acquiert une fonction de révélateur desdits processus en forçant leur émergence.
Le jeu en clinique projective
Le recours au jeu dans la pratique clinique dépasse bien sûr le strict cadre des épreuves de jeu standardisées, formalisées, telles que l’on peut les concevoir dans le cadre des épreuves projectives. En effet, tout clinicien, particulièrement dans une pratique en clinique infantile, est conduit à mettre à la disposition des patients un matériel de jeu plus ou moins diversifié et construit, afin d’une part de favoriser l’établissement de la relation clinique, et d’autre part de fournir un support, appartenant à la réalité externe, pour une expression et une élaboration des fantasmes dans le cadre de la relation clinique.
La singularité du jeu conçu comme participant d’un dispositif projectif, tient dans la formalisation du matériel proposé et dans un repérage des mouvements concourant à l’expression dans le jeu : l’analyse des différents procédés de jeu, selon un référent méthodologique en appui sur une définition dynamique de la clinique psychopathologique, permet d’ancrer de manière pertinente l’interprétation des formes expressives proposées par le patient.
Les récents travaux de M. Boekholt (1993), principalement centrés sur le dispositif projectif du scéno-test1 – en référence au matériel élaboré par G. von Staabs (1964) –, apportent un certain nombre de points de repère pour une définition des procédés de jeu. Le classement de ceux-ci en sept groupes principaux – à l’intérieur desquels les procédés sont finement différenciés, en appui sur la clinique – rend compte des différentes modalités de recours aux ressources internes et/ou externes du patient : procédés hors-jeu, sensori-moteurs, recours à la relation avec le clinicien, à la réalité externe, à l’évitement et à l’inhibition, à l’imaginaire et au fantasme, et, enfin, à l’objectivité et au contrôle.
On comprend rapidement, à la lecture de cette liste de procédés de jeu, que ceux-ci ne réfèrent pas directement à une organisation psychopathologique, mais vont concourir à la définition de configurations des modalités de traitement du lien entre réalité interne et réalité externe à partir du matériel de jeu. Par ailleurs, et M. Boekholt le souligne, cette grille de dépouillement peut être appliquée, voire adaptée, pour d’autres épreuves de jeu standardisées – épreuve du Village2 par exemple, pour l’application de laquelle on peut se référer à l’ouvrage de M. Monod (1970).
C’est à un véritable travail clinique que cette grille invite, en ce que son utilisation – au-delà du caractère un peu obsessionnel ressortant de toute cotation dans le domaine des épreuves projectives ! – nécessite une lecture extrêmement fine des processus en jeu dans la structuration du jeu : ainsi, se trouvent mis en évidence, au détour même de la démarche de repérage des procédés de jeu, les organisateurs principaux de la vie psychique en termes de configurations défensives, et en termes de problématiques spécifiques.
Enfin, on portera une attention toute particulière au registre dans lequel se déploie le jeu dans la relation au clinicien : comment, dans cette sollicitation relationnelle, le patient va être en mesure de mettre en jeu sa capacité à être seul en présence de la mère ? Comment, dans le cadre du jeu, va-t-il investir cette qualité de l’absence qui fonde la position de la subjectivité ?
Le jeu, dans la psychologie clinique, posséderait donc cette double valeur d’appel : appel à une authentique expression de la symbolisation du sujet, appel à une compréhension, dans l’histoire des processus, de ces expressions.
Le jeu, en tant que processus, peut bien sûr aussi être repéré dans d’autres dispositifs de la psychologie clinique. On peut le croiser au travers des pratiques de dessin et, de manière plus générale, au détour de toute pratique de créativité : le malaxage et la mise en forme de la pâte à modeler, de la terre, n’en est-il pas également un exemple éclairant, dans le creuset même où peuvent s’élaborer les prémices de la transitionnalité ?
Par ailleurs, le jeu psychodramatique, comme espace – D. Anzieu insiste sur la dimension de la spatialité dans le jeu psychodramatique (1956) – de mobilisation de résonances fantasmatiques dans le groupe, espace de mise au travail sur une scène au-dehors de scénarios internes ne propose-t-il pas un dispositif de jeu engageant l’instauration d’un trouvé/créé ? La parole, comme espace et objet transitionnel ne s’appuie-t-elle pas, dans la pratique psychothérapique, sur un processus de jeu ?
Ainsi peut-on reconnaître une modalité spécifique de la construction de la démarche clinique, dans un va-et-vient entre matière et symbolisation, mouvement qui emprunte bien souvent aux particularités structurelles du jeu, ses propres modalités d’élaboration.