Anorexie(s)/boulimie(s) : (im)possible féminins ?

DOI : 10.35562/canalpsy.2796

p. 7-9

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Introduction

Bien avant d’être compris sous l’angle des angoisses de vide, d’abandon et de séparation, souvent compensées et occultées par le (trop) plein, les troubles alimentaires que sont l’anorexie et la boulimie ont largement été pensés historiquement (cf. N. Dumet, 1999) en regard :

  • des angoisses orales de dévoration et par conséquent du lien défectueux ou toxique à l’objet maternel, d’une part ;
  • et des avatars dans le processus de construction des identifications secondaires et du rapport à l’objet génital(isé), d’autre part.

En effet, le moment électif de survenue de ces troubles, à savoir dans l’après-coup de l’avènement pubertaire, à l’adolescence, et très souvent dans la conjoncture des premières relations amoureuses et sexuelles du sujet, des troubles qui plus est touchant majoritairement la gente féminine, a d’abord conduit à l’hypothèse selon laquelle anorexie et boulimie constitueraient des défenses à l’encontre de la génitalisation du corps et de l’identité, des défenses contre la relation génitale elle-même et témoigneraient ainsi de l’échec de l’intégration des identifications sexuelles secondaires. Anorexie et boulimie correspondraient ainsi à des régressions orales devant la flambée pulsionnelle génitale : le dégoût ou refus de la nourriture de l’anorexique équivaudrait à un dégoût à l’égard de la sexualité voire à son rejet. Selon un fantasme de conception orale, l’anorexique refuserait l’objet-aliment par peur d’en être grosse, c’est-à-dire fécond(é)e, engrossée, et/ou exhiberait un corps-phallus destiné à nier les angoisses de castration. Les orgies alimentaires de la boulimique voire le mouvement de va-et-vient de l’objet dans la cavité buccale (entre prise et rejet) traduiraient quant à eux l’intensité des appétits sexuels hautement culpabilisés et refoulés du sujet.

Délaissant les enjeux névrotiques, les travaux et auteurs contemporains insistent davantage quant à eux, comme nous le rappelions plus haut, sur la problématique narcissique qui serait, chez ces patient(e)s, prévalente sur le registre objectal et libidinal, problématique proche à certains égards des configurations psychosomatiques dans lesquelles l’expression et la décharge des tensions dans le soma primeraient sur l’élaboration mentale et révèleraient la défectuosité de celle-ci – ce que S. Freud en son temps n’avait pas non plus manqué de noter rapprochant en effet ces troubles alimentaires de la névrose d’angoisse dès lors qu’ils échappaient à une conflictualisation névrotique.

À bien des égards, anorexiques et boulimiques représentent alors – incarnent, même ! – la réalité clinique qui fait l’ordinaire du clinicien des temps modernes, celle-là même jadis réputée des cas difficiles, à savoir : états-limites et autres personnalités aux fragiles limites moïques pour ne pas dire aux carences voire souffrances identitaires-narcissiques, aux difficultés de représentations, aux angoisses de desêtre et autres agonies primitives, aux modalités paradoxales d’investissement et de lien à l’objet, oscillant entre appétence et rejet, sur un registre qui n’a alors, chez ces patients, plus rien d’hystérique, loin s’en faut. Pour autant, cette prégnance du narcissisme, et d’un narcissisme de mort (A. Green, 1980), cet en-deçà des enjeux névrotico-œdipiens éludent-ils totalement chez les anorexiques-boulimiques la problématique du féminin ? Mais de quel féminin s’agit-il ici ? Qu’en est-il donc de la féminité, de sa construction et de ses éventuels avatars chez les patientes anorexiques et/ou boulimiques, tel est l’objet de cette contribution.

De quelques notions : féminin et féminité

Tout d’abord, quelques définitions pour clarifier notre propos. Nous nous accordons avec J. Godfrind (2001) pour définir la féminité comme l’ensemble des caractéristiques conscientes et inconscientes qui spécifient la femme, et dont le développement s’organise certes en appui sur la réalité anatomique et sexuelle propre et les expériences corporelles qui s’y rattachent, d’une part, sur les données environnementales et culturelles dans lesquelles évolue le sujet, d’autre part, mais aussi et fondamentalement à partir des échanges affectifs noués avec l’objet. Objet maternel d’abord, à l’occasion des soins précoces dispensés par la mère à son bébé-fille ici, investie notamment comme même que soi, une mère qui n’en est pas moins – en principe – une femme désirante et qui, via « la censure de l’amante » (D. Braunschweig, M. Fain, 1975) se rendra suffisamment « absente » à son enfant pour laisser advenir chez elle le manque, et alors aussi le désir, et plus largement encore les capacités psychiques et hallucinatoires ; censure de l’amante qui permettra aussi de ce fait – quand tout se passe bien – d’introduire précocement la figure paternelle auprès de la fillette, induisant une triangulation précoce de la relation, laquelle se complexifiera au moment du conflit œdipien caractéristique de la phase génitale du développement psychosexuel dont il est d’usage de reconnaître le rôle organisateur (sa résolution surtout) dans sa double valence (positive et négative) organisateur de la sexualité génitale du sujet, de la maturation/secondarisation de ses identifications (sans oublier plus largement son inscription dans l’espace social et symbolique, référé à la Loi). En effet, aux identifications homosexuelles primaires de la fillette, de registre essentiellement narcissique, vont désormais s’ajouter des identifications homosexuelles secondaires, préludes à l’investissement de l’autre désormais reconnu dans sa différence sexuelle et en conséquence d’une relation à l’autre désormais de registre génital. Au plan psychique, la construction de la féminité chez la femme suppose donc au départ l’intégration du féminin, ou plutôt d’un féminin commun ici aux deux sexes, caractérisant l’état de passivité où plutôt de réceptivité (orale) dans lequel se trouve le nourrisson – garçon comme fille – livré aux suffisamment bons soins maternels, dépendant de l’objet maternel, soumis à ses mains (et parfois aussi en cas de dérives pathogènes à l’emprise maternelle), et à partir desquels s’organisera la suite de son développement et surtout son processus identificatoire. Ce féminin originel qui caractérise la position d’intromission de l’enfant offert à l’adulte, apparait, selon J. André (1995), comme le précurseur et paradigme même du sexe féminin qui s’offre en creux à la réceptivité génitale du pénis de son partenaire sexuel et dont la version génitalisée favorisera chez la femme ce que J. Schaeffer (1997) a théorisé en termes de « soumission-abandon à l’amant de jouissance ». Toutefois, et avant d’en arriver à cette phase de la psychogenèse de la féminité dans sa dimension libidinale et génitale accomplie, il importe de revenir sur les bases narcissiques de son organisation, qui doivent pour l’essentiel à ce qui se déploie dans la relation précoce mère-fille et à l’investissement maternel du bébé-fille. Cet investissement de la mère pour son enfant englobe à la fois la préoccupation maternelle primaire (D.W. Winnicott), la séduction et sexualisation des soins (J. Laplanche, 1987) et le sexuel de cette mère qui n’en est pas moins, en principe, une femme sexuellement désirante tournée vers l’homme (D. Braunschweig, M. Fain, 1975). J. Godfrind (2001) propose de rendre compte de l’ensemble de ces caractéristiques de l’investissement de la mère sous le terme générique de « maternel féminin », au creuset duquel s’organisera l’identification primaire du sujet, gage des assises narcissiques de sa personnalité, gage également de la construction de son corps érogène (via « la subversion libidinale », selon C. Dejouas, 1989). C’est aussi à partir de cette relation primordiale que va s’organiser chez le sujet son « homosexualité primaire » (P. Denis, 1984), qui n’est autre que la forme primaire que revêt la sexualité infantile et qui s’adresse à un objet reconnu comme tel mais d’abord indifférencié quant au sexe ; (homo)sexualité primaire qui n’en suppose pas moins, pour faire un distinguo plus subtil, le dépassement de la « sexualité archaïque » (J. McDougall, 1989) caractérisée, elle, par une confusion sujet-objet et le fantasme, chez le sujet, d’un corps pour deux – lequel fantasme s’avère justement prégnant chez les patientes boulimiques et anorexiques.

Pour revenir au processus de construction psychosexuelle de l’enfant, celui-ci apparaît, dans sa dimension primitive tout du moins, ne pas différer selon que cet enfant soit né garçon ou fille, à la nuance près, et non des moindres alors, que l’investissement maternel du bébé sera peu ou prou – mais quoiqu’il en soit : toujours – coloré par le sexe de son bébé et par la place que ce sexe viendra justement occuper dans l’économie affective et fantasmatique de la mère. Sans vouloir débattre ici de l’opportune question d’un narcissisme spécifiquement féminin, il ne saurait être question d’éluder l’importance, dans ce temps originaire constitutif des assises narcissiques du sujet, que prend la réalité du sexe biologique de celui-ci enfant dans l’investissement maternel qui adviendra de ce dernier.

 

 

Jérôme Dupré-Latour

Anorexie/boulimie : refus, rejet et/ou modalité d’intégration du féminin ?

Ces quelques éléments théoriques posés, quid de la psychogenèse de la féminité chez les patientes anorexiques/boulimiques ?

Compte tenu du moment de survenue de ces troubles, dans le contexte de l’adolescence et de la sexualisation du corps, il est indéniable qu’anorexie et boulimie traduisent les difficultés rencontrées par l’adolescente lors de l’avènement de la sexualité génitale, voire le rejet – momentané – de celle-ci. J’en donnerai pour brève illustration l’observation clinique de cette jeune fille de 13 ans, hospitalisée trois mois après le début d’une anorexie sévère qui menaçait d’être délétère de par une restriction totale d’alimentation et qui au final, à l’aide d’une prise en charge institutionnelle, s’est rapidement résorbée. Au cours de son hospitalisation, Camille, c’est ainsi que nous l’appellerons, refusait certes de manger, mais avait pris l’habitude de réclamer systématiquement d’autres fruits que ceux figurant sur son plateau-repas. L’infirmière-référente chargée de veiller à la bonne prise alimentaire journalière de Camille, et animée d’une infinie patience et disponibilité auprès de sa jeune patiente, accepta en somme de « jouer le jeu », de Camille, c’est-à-dire ici de répondre aux demandes multiples, répétitives et apparemment insensées de Camille, qui réclamait donc systématiquement, itérativement que son fruit lui soit changé, plusieurs fois de suite, et sans qu’elle le mangeât pour autant malgré les multiples remplacements qui lui étaient proposés. Jusqu’au moment où cette infirmière, un jour, incidemment, lui amena une pomme – fruit au symbolisme sexuel bien connu... – que Camille s’empressa alors de manger sans peine aucune. Cette pomme était… sans queue, tel est ce qui apparut à la faveur d’une séance de groupe d’analyse de la pratique au cours de laquelle l’infirmière-référente de Camille fit le récit de cette prise en charge et qui permit alors de dégager la signification hautement sexualisée et génitalisée des aliments, et en particulier de certains fruits, pour Camille. Précisons alors que Camille était devenue pubère moins d’un an avant le début de ses troubles anorexiques et se trouvait donc aux prises avec l’intégration de son pulsionnel féminin et de la différence entre les sexes (qui se formulait en somme en termes d’avoir ou pas une queue). Face aux enjeux génitaux de cette étape adolescente de son développement, Camille n’avait trouvé que la voie de l’anorexie pour tenter de juguler ses préoccupations et incertitudes identitaires, sexuelles et relationnelles. Une fois celles-ci advenues dans l’espace thérapeutique, la patiente récupéra rapidement un mode alimentaire satisfaisant et pérenne permettant sa sortie définitive de l’hôpital.

Pour autant les pathologies anorexiques et boulimiques, leur persistance dans l’économie psychosomatique et leur gravité au plan pronostic sont loin de se restreindre à une « mauvaise intégration œdipienne » (M. Corcos, 2000), à de tels et uniques enjeux objectaux et génitaux qui plus est. Si, comme l’écrit P. Jeammet, « la configuration œdipienne est le moteur essentiel de la régression de l’anorexique, forme et intensité de celle-ci invitent à regarder d’autres paramètres », en particulier narcissiques. En effet, et en deçà de la problématique, si chère à cet auteur, d’une impossible séparation du sujet d’avec l’objet d’amour pour rendre compte des agirs alimentaires à l’adolescence, c’est bien davantage à un refus du féminin primaire que semblent engager les troubles anorexiques et boulimiques.

Si la génitalité et la secondarisation de l’identité sexuelle qui en principe l’accompagne s’avèrent si conflictuelles psychiquement pour ces adolescentes (ou jeunes adultes) anorexiques et/ou boulimiques, c’est parce que cela vient convoquer leurs expériences primitives, autrement dit les vestiges ou traces, souvent traumatiques, du féminin primaire. Selon J. André (1995) en effet, c’est bien parce que les premiers soins corporels ont souvent été vécus chez ces patientes comme envahissants, empiétants, comme trop pénétrants encore, qu’ils ont laissé persister dans l’espace psychique (et le rapport au corps qui en découle) des fantasmes et des angoisses d’intrusion, d’invasion, empêchant la construction d’une enveloppe (et d’une représentation) corporelle suffisamment contenante, fiable, imperméable, c’est-à-dire suffisamment solide, capable en tous les cas de ne pas être détruite par l’objet – partiel (le sein, le pénis) ou total (la mère, plus tard l’homme, a fortiori l’amant). Si les angoisses de castration génitale réactivées à l’adolescence s’avèrent désorganisatrices pour ces patientes, c’est donc parce que se trouvent aussi et simultanément drainées avec elles des angoisses de castration narcissique et surtout d’intrusion, autrement dit d’atteintes à l’intégrité subjective.

Toutefois, il convient de se demander si ces psychopathologies correspondent alors systématiquement à un refus d’accéder à une position génitale ou si, de façon plus nuancée, elles peuvent aussi relever d’une démarche singulière de féminisation, constituer une possibilité de subjectivation féminine spécifique ? L’attraction objectale, et notamment l’attraction sexuelle génitale, peut être assimilée à l’intériorité avide d’une mère archaïque, et constituer de ce fait une menace pour l’intégrité subjective. Or, là où jadis l’infans ne disposait d’aucune défense pour se protéger des menaces effractives issues de la rencontre avec l’objet, voire du « fantasme de déperdition originaire » (C. Ternynck, 2000), l’adolescente anorexique dispose maintenant quant à elle de la possibilité de fermer les orifices (bouche, anus, sexe) de son psychosoma ; dorénavant, « le moi se ferme, se rétracte, se refuse là où jadis il était ouvert, épanché, répandu » (C. Ternynck, 2000), c’est-à-dire passif et réceptif comme on l’évoquait plus haut. Dans une telle optique, la mise à distance de l’objet, de l’objet génital notamment, voire la désobjectalisation qui accompagnent ces psychopathologies alimentaires apparaissent dès lors comme des tentatives, certes périlleuses et parfois sans issue, de subjectivation féminine. En conclusion, il apparaît que loin d’être systématiquement impossibles féminins, c’est-à-dire achoppements du sujet devant la sexualité féminine, refus voire rejets de la féminité, dans ses soubassements autant narcissiques que libidinaux, primaires que secondaires, anorexies et boulimies constituent aussi certains… possibles féminins.

Bibliography

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Illustrations

References

Bibliographical reference

Nathalie Dumet, « Anorexie(s)/boulimie(s) : (im)possible féminins ? », Canal Psy, 77 | 2007, 7-9.

Electronic reference

Nathalie Dumet, « Anorexie(s)/boulimie(s) : (im)possible féminins ? », Canal Psy [Online], 77 | 2007, Online since 23 septembre 2021, connection on 23 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2796

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Nathalie Dumet

Psychologue clinicienne, maître de conférences en psychologie clinique, Université Lyon 2

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