Texte

Parmi les différentes façons de soigner les corps malades, quelle est la place de la psychanalyse ? Les conflits latents entre médecins du corps et médecins de l’âme accentuent la dichotomie corps/psyché. Pourtant, le sujet malade est incarné dans son corps, et ses affects, conscients ou inconscients, se répercutent sur son état physique quelle que soit la cause de la maladie. Mais notre société refuse de plus en plus d’accepter la complexité de la nature humaine et d’entendre la dimension inconsciente de la vie psychique. D’ailleurs toutes les actions de prévention reposent sur un postulat du type « savoir, c’est vouloir, et vouloir, c’est pouvoir » : les connaissances nutritionnelles réduiront l’obésité, l’information des lycéens fera cesser la contamination par le VIH… Alors la médecine globale tant vantée n’est pas pour demain !

C’est une patiente qui m’a convaincue qu’il fallait soigner autrement qu’on ne me l’avait appris en médecine les malades atteints de maladies physiques. Elle était hospitalisée en chirurgie pour d’abondantes hémorragies dues à une recto-colite-hémorragique ; on avait pu surseoir à l’ablation du côlon et du rectum et, si l’on m’avait appelée, c’était que, lorsqu’un chirurgien lui demandait quand avait commencé sa maladie, elle se mettait à pleurer en disant que c’était dix ans avant, lors de la naissance et de la mort de son unique enfant. Depuis, à cause de sa maladie, elle vivait cloîtrée chez elle comme une morte-vivante. Elle ne vint me consulter que des mois plus tard. Au fil de la thérapie, je compris que, pour elle, le sang de l’hématome cérébral qui avait tué son fils, le sang issu de son utérus lors de l’accouchement et celui issu de son rectum malade était le même, comme dans une confusion complète entre ses organes internes et le corps du bébé qu’ils avaient contenu. Au fur et à mesure que nous démêlions les fils de sa vie et de ses fantasmes, ses saignements cessèrent, sa maladie se stabilisa, elle sortit de chez elle, se mit à travailler, à revoir sa Normandie natale, à revivre en somme (voir « Lucienne », Célérier, 1997). Elle n’était pas la première patiente que j’aidais à sortir des griffes de la maladie, mais son impossible deuil mêlant le sang et les larmes, son retrait de la vie à la mort de son enfant, m’ont convaincue qu’il nous fallait, les spécialistes du corps et moi, nous intéresser de plus près aux rapports du corps et de la psyché. Je me suis donc immergée dans un service de gastro-entérologie pour mieux comprendre leur méthode et tenter de leur faire comprendre la mienne. Sur ce dernier point, je n’ai pas vraiment réussi !

La médecine savante cherche à éliminer tout ce qui émane d’un fonctionnement psychique singulier pour réduire la maladie au dénominateur commun de ses manifestations objectives. Le but du médecin est de réduire le symptôme, si possible en agissant sur sa cause, et la demande du malade est la même : redevenir « comme avant » ; il y a collusion médecin-malade pour multiplier les examens et les thérapeutiques, jusqu’à ce qu’ils viennent à bout des symptômes. Dans un grand nombre de cas, « ça marche ». Il peut s’agir de maladies bénignes, aiguës, sensibles à un antibiotique par exemple ; ou de troubles fonctionnels, ceux que la nosographie psychanalytique rattachait aux névroses, surtout hystériques, troubles sur lesquels l’objet-médicament prescrit sera efficace, fût-il un placebo. Ailleurs il s’agit de troubles plus profonds, dits psychosomatiques, comme l’ulcère gastro-duodénal que l’on proposait aux soins du psy, jusqu’à ce que les antisécrétoires gastriques aient sur eux un effet plus spectaculaire et plus économique dans tous les sens du terme qu’un traitement psychanalytique… même si sa survenue est encore liée aux contraintes de la vie professionnelle ou conjugale. Restent nombre de maladies que la médecine ne sait pas guérir à coup sûr et qui se multiplient du fait de l’allongement de la durée de vie. Les cancers dont il faut supporter la lourdeur des traitements et l’incertitude du pronostic ; les maladies chroniques, affections respiratoires et cardio-vasculaires aux complications multiples, les maladies rhumatismales et leurs douleurs impossibles à enrayer, pour ne citer que les plus fréquentes.

Les médecins sollicitent volontiers la collaboration des psychologues pour les libérer du poids de ces pathologies « incurables » que l’organisation de la Santé a abusivement regroupées en cancérologie, centres anti-douleur, soins palliatifs… On a oublié que les soignants, pour supporter leur impuissance en certains cas, ont besoin des gratifications narcissiques que leur offrent des succès thérapeutiques dans d’autres cas. Des manifestations dépressives ou anxieuses des malades jugées excessives sont souvent le facteur déclenchant la demande. Ce ne sont pourtant pas toujours ces malades qui en ont le plus besoin ; eux peuvent peut-être trouver dans leur entourage affectif proche quelqu’un pour les comprendre, les soutenir, les rassurer, les attirer vers la vie plutôt que l’image de mort ou d’invalidité que renvoie la maladie. Ceux qui en ont le plus besoin risquent d’être les autres, ceux que leur isolement affectif a habitués à « prendre sur eux », à ne pas montrer leur désarroi psychique ; ceux qu’une pensée opératoire, qui cherche une solution concrète à un problème concret, et une alexithymie, une méconnaissance des affects, ont habitué à un clivage, un déni qui permet d’ignorer la souffrance psychique.

Dans des pathologies plus bénignes, les médecins demandent aux psys de rendre les malades plus compliants aux traitements ; et ils sont aussi requis pour traiter la composante hypocondriaque ; hypocondrie névrotique ou psychotique de ceux qu’on appelait « malades imaginaires » et dont les examens complémentaires ne montrent pas d’anomalies, ou composante hypocondriaque chez des malades atteints de lésions organiques, mais dont la symptomatologie est amplifiée du fait qu’elle sert aussi à résoudre un problème psychologique sous-jacent. Par exemple, des troubles qui reprennent au moment où la sortie de l’hôpital est décidée… parfois de façon intempestive. Le malade a peut-être peur de sortir seul chez lui sans soutien sécurisant, ou au contraire de se retrouver aux prises avec les soucis professionnels ou les conflits familiaux dont l’hospitalisation l’avait protégé. Mais pour la vision savante de la maladie, cela n’entre pas en ligne de compte. Les malades, eux, sont facilement convaincus, à tort ou à raison, qu’un facteur autre que physique a contribué à les rendre malade et qu’un traitement non scientifique pourra contribuer à les guérir. Certains, heureusement, trouvent un médecin compétent qui peut entendre aussi cela, reconnaître qu’il faut du temps pour accepter l’altération de l’image de soi et de la vie qu’on a devant soi ; intégrer les conséquences de la maladie non seulement sur le traitement à suivre, mais sur l’avenir, risque de perdre son travail, de ne pas pouvoir assurer l’avenir de ses enfants, etc. Peut-être ce médecin humain ne se laissera-t-il pas enjôler par les sirènes de la médecine de la preuve, et réalisera-t-il aussi que la fibromyalgie de sa patiente est justement survenue au moment où elle était menacée de licenciement, où elle ne savait comment faire face à la crise d’adolescence destructrice de son fils ; déjà, en parler lui avait fait du bien, il faudrait voir si l’on peut aller plus loin en quelques consultations ou s’il faut faire appel au spécialiste.

Beaucoup de malades n’ont pas cette chance, voire se braquent a priori contre la médecine savante ; sûrs qu’on ne les écoutera pas, ils ne parlent pas. Ils s’informent sur les médecines parallèles et ce sont des réseaux « transférentiels » qui drainent ces clientèles parallèles, ne soupçonnant guère que c’est le charisme du thérapeute plus que la méthode employée qui a été efficace. Les recettes valables pour résoudre les petits maux sont inépuisables : « je nage, je cours, je fais du yoga, je mange bio… ». Mais surtout : tel thérapeute a le pouvoir de me maintenir en bonne santé, avec ses plantes, ses pilules homéopathiques, ses aiguilles d’acupuncture, la sophrologie ou des trainings divers.

 

 

Julien Wolga

Le psychanalyste a à trouver sa place parmi ces différentes façons de soigner et, même s’il parvient à engager son patient dans une relation au long cours, seul à seul dans son cabinet, il y aura toujours au moins une autre personne qui s’occupera du corps malade, et les fantasmes – du soigné, des soignants et de l’analyste – s’alimenteront pour partie dans cet immense corpus embrouillé et contradictoire par lequel notre société donne sens à la maladie.

La psychothérapie de patients souffrant de troubles somatiques m’a souvent semblé s’engager sur un malentendu. Du côté du malade, rarement demandeur en milieu hospitalier, le premier contact peut aller du « moi, je ne suis pas fou, je n’ai rien à vous dire ; c’est mon corps qui est malade » au « ah ! vous, vous allez comprendre que c’est mon mari, mon patron, ma voisine qui me rendent malade ». Ce premier contact ne préjuge en rien de l’issue de la relation thérapeutique. Si l’on aborde le premier en s’accordant avec lui pour dire qu’il n’est pas fou, mais que sa maladie est difficile à supporter, source d’angoisse ou de dépression, que c’est une raison suffisante pour en parler, les entretiens peuvent être très bénéfiques ; partis des effets des troubles corporels sur le psychisme, ils peuvent mener à une prise de conscience de l’impact du psychisme et des relations affectives sur le corps, ici et maintenant d’abord, dans l’entourage personnel et le milieu soignant ; et peut-être ultérieurement, on touchera au passé et on abordera ce qui constitue le fondement de toute psychothérapie psychanalytique. Par contre, celui qui refusait une causalité purement organique, mais projetait sur autrui la cause de tous ses troubles, n’est peut-être pas prêt à reconnaître que quelque chose vient de lui, qui contribue à déclencher ou entretenir sa pathologie, ces éléments qui, faute d’être pensés, s’inscrivent dans le corps. Le « pronostic thérapeutique » est donc souvent énigmatique. Certains patients viennent régulièrement sans que rien ne bouge. D’autres peuvent reprendre à leur compte de façon inattendue une ouverture proposée sur leur fonctionnement psychique et changer beaucoup plus vite que prévu ; psychiquement d’abord et, par voie de conséquence, physiquement. La part psychogène de la somatisation est liée à un refoulement inconscient, voire à une forclusion excluant une zone de la psyché du fonctionnement habituel. Et si une parole peut donner accès à ce secteur clivé pour libérer le corps d’une part de la pathologie, lorsque cette parole agit comme interprétation sauvage de ce que ce détournement permettait d’ignorer, elle peut au contraire l’aggraver en augmentant le besoin de mécanismes défensifs. Si l’on a pu voir la somatisation comme signe d’un défaut de mentalisation, on peut la voir aussi comme ce qui préserve la vie psychique de décompensations plus ou moins graves. Quand la maladie est bénigne, elle peut être une défense à respecter et lorsque la maladie est grave, il s’agit de ne pas la faire basculer au-delà des ressources thérapeutiques. Cela demande une grande prudence de la part de l’analyste.

Les pathologies étant multifactorielles, la part psychogène s’associe dans une proportion variable à des causes physiques, chacune ayant sa temporalité. La prise de conscience d’un conflit psychique sous-jacent peut être bien lente par rapport à l’évolutivité du processus morbide physique. J’ai vu ainsi des aggravations dramatiques après des interventions chirurgicales pour des lésions sévères, ailleurs guéries par l’opération, quand l’opéré a perdu confiance en ceux qui ont tout pouvoir sur lui. On pourrait dire que la pulsion de mort bat ici son plein. Je pense plutôt que l’abandon du corps à la maladie, le fameux « il se laisse mourir », ou la révolte contre les prescriptions médicales supposées nuisibles, ne font que reproduire les aléas de la relation première à un autre tout puissant qui aurait abandonné ou maltraité l’enfant qu’ils étaient. C’est ce qu’ont pu m’apprendre des thérapies au long cours. Mais dans l’urgence du moment, il n’est pas question de se livrer à des reconstitutions et interprétations de ce genre. Et c’est plutôt la connaissance préalable de telles problématiques qui peut pousser le psychothérapeute à demander aux soignants d’être plus réceptifs aux demandes du malade et de relâcher si possible leurs exigences… Je dois dire que je n’ai pas souvent été écoutée !

Ceci me ramène donc à la question du transfert, un transfert parfois massif, qui se porte d’abord sur celui qui soigne le corps. Comme lorsqu’il s’opère sur le psychanalyste, le transfert est chargé de la problématique inconsciente. Mais, contrairement au dispositif analytique qui permet à l’analyste de repérer ce qui est transféré et, par une attention à son propre contre-transfert, de surveiller qu’il ne se laisse pas emporter dans le passage à l’acte que la dynamique inconsciente tend à provoquer chez lui, dans les autres relations soignantes, chacun y va de sa participation inconsciente. Seul, d’ailleurs, le comportement du malade est censé en être perturbé. La culture médicale implicite veut que le comportement des médecins ait une base aussi objective que la science médicale ! Les médecins ont un pouvoir majeur sur le corps, particulièrement en chirurgie, en réanimation et dans les techniques de pointe, quand l’unité d’action, de temps et de lieu fait des partenaires les acteurs d’un drame classique. Mais cette dynamique existe aussi a minima dans toute relation soignant-soigné. Si l’analyste intervient, il a à respecter les identités et les défenses de chacun. Il n’a pas à être le magicien qui, ayant compris les dessous inconscients de la partie qui se joue, va dire aux autres ce qu’ils doivent faire. Et si on le lui demande, cela risque d’être un piège tendu involontairement où il fera montre lui aussi de son impuissance ! Il lui faut être avec les soignants aussi mesuré qu’avec les soignés et, suivant Freud, ne pas vouloir aller beaucoup plus loin que là où le sujet en est de sa compréhension des problématiques en jeu. L’humilité est donc la première vertu du psychanalyste en ce contexte. Pendant un certain temps il restera en position tierce. Mais, s’il sait faire respecter cette position tierce, elle peut être en elle-même thérapeutique dans les somatisations graves et précoces – du fait de la problématique psychique qui y prédispose – les patients sont prêts à jouer avec leur partenaire médical un duel à la vie, à la mort : l’autre est celui qui peut les sauver ou les tuer. Que l’un et l’autre puissent entendre qu’il y a une autre façon de comprendre ce qui se passe, que l’efficacité ou la non efficacité des thérapeutiques dépend aussi d’autre chose que de leur réalité objective, peut faire tomber la tension, laisser l’évolution reprendre un cours plus cohérent. Si j’ai pu écrire (Célérier, 2002) qu’une psychanalyse peut être considérée comme « réussie » si, et seulement si, le sujet accède à une structure ternaire de l’identité, celle qui admet l’autre de l’autre, la façon d’y parvenir peut-être d’abord de la mettre en œuvre dans le triangle médecin-malade-psychanalyste. Il faut parfois assez longtemps pour que le psychothérapeute trouve sa place entre les deux protagonistes. Heureusement, dans la plupart des cas, on a du temps devant soi, la maladie ne s’aggrave pas suffisamment pour devenir irréversible. Pendant ce temps, on pourra faire admettre que, si la réduction du symptôme n’est pas pour le psy le premier but à atteindre, elle est attendue comme la conséquence du remaniement psychique éventuel. Le premier contact est important pour laisser une image transférentielle positive, mais il faut laisser au patient la liberté de s’éloigner et de revenir sans entreprendre de psychothérapie régulière, jusqu’à ce qu’il n’ait plus à craindre de se retrouver sous emprise ou de se voir abandonné. Cette problématique que nous avons tous, favorise la somatisation quand elle est au premier plan et l’on doit donc y être particulièrement vigilant pour ne pas provoquer de rechutes transférentielles.

En tenant compte de ces particularités, soigner des somatisants n’est pas fondamentalement différent de soigner les autres patients. Leurs problématiques sont les mêmes. Et si ceux qui somatisent n’offrent pas d’emblée à l’analyste des rêves et des fantasmes, avec un peu d’expérience on apprend à décrypter leurs actes, leurs façons de se soigner et de vivre la maladie avec ou contre leur entourage, leur façon de parler de leur corps, de ses maux, des examens et traitements qu’on lui fait subir… pour entendre la part d’inconscient qu’ils révèlent. Si Ambroise Paré disait « je le pansai, Dieu le guérit », le psychanalyste pourrait dire « je le pansai avec les moyens de l’analyse, mais c’est lui, le patient, qui peut m’utiliser (dans l’acception winnicotienne) – ou non – pour guérir… avec ou sans l’aide de Dieu », selon ses croyances qu’il faut aussi respecter.

Bibliographie

Outre les écrits directement psychosomatiques, mes réflexions se sont étayées sur D. W. Winnicott pour l’enracinement précoce du fait psychosomatique et sur Joyce MacDougall pour la place de l’affect dans ses déséquilibres.

Célérier, M.-C., Psychothérapie des troubles somatiques. Dunod. Paris. 1997.

Célérier. M.-C. Repenser la cure psychanalytique. Dunod. Paris. 2002.

Célérier. M.·C., « La pathologie comme rupture de l’équilibre psychosomatique » in Psychiatrie française. Psychosomatique, y croire ou pas. XXXVI., 1/06, septembre 2006, pp. 63-73.

Célérier, M.-C., « Perspectives actuelles en psychosomatique », (à paraître) in Le Carnet Psy, 2008.

Illustrations

Citer cet article

Référence papier

Marie-Claire Célérier, « Soigner », Canal Psy, 82 | 2008, 4-6.

Référence électronique

Marie-Claire Célérier, « Soigner », Canal Psy [En ligne], 82 | 2008, mis en ligne le 21 avril 2021, consulté le 22 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2832

Auteur

Marie-Claire Célérier

Neuro-psychiatre, psychanalyste

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