Au sein même du système de soins (plus globalement de la santé), on observe un certain nombre de dysharmonies relationnelles, d’incompréhensions entre les savoirs techniques des experts-soignants, qui se fondent sur l’expérimentation pour élaborer les lois de la connaissance, et ceux, profanes, des patients, qui s’appuient sur l’expérience sensible, les habitudes et vécus quotidiens. Alors et inévitablement, la consultation se construit sur un malentendu magistral, sorte de « déboîtement extrême » entre le savoir et l’être, que P. Ricœur (2001, p. 229) nomme « la dissymétrie initiale du pacte de confiance ».
Il nous semble que les conséquences d’une telle division sont encore largement sous-estimées en termes d’efficacité thérapeutique, dans le sens où la médecine1 se prive de son interlocuteur le plus immédiat, le patient. Tout au moins elle le situe dans ce paradoxe troublant d’avoir à concevoir la vulnérabilité et la souffrance de son corps dans une langue qui pour une grande part lui est étrangère et méconnaissable.
Et si la véritable question de cet écart n’est pas seulement celle de l’irrationalité, ou de l’inexactitude, mais bien celle du statut et du traitement social des savoirs profanes (savoirs dits « ignorants », « dégradés », « déformés »), le débat psychosocial2 s’avère alors nécessaire pour penser (« replacer ») les termes des échanges médecin/patient et pour aborder les tentatives de négociation et de résolution des tensions qui le caractérisent. Il s’avère d’ailleurs d’autant plus fructueux au sein du contexte de la maladie grave que celle-ci nécessite une régularité des soins et de confrontation avec les personnels soignants.
Ce sont de tels constats qui nous ont amené à nous intéresser, au travers des études que nous réalisons sur le terrain somatique et psychiatrique (à la fois sur le relevé des récits privés de la maladie et sur l’observation des interactions thérapeutiques), aux significations et processus de formation qui sous-tendent ces savoirs dits ordinaires, ainsi qu’à l’importance des fonctions qu’ils remplissent pour l’homme sain, comme pour le malade3. Effectivement, les langages, les savoirs et les théories du sens commun, ainsi que les procédures d’actions pratiques qu’ils justifient, d’une tout autre nature que les savoirs scientifiques, ne sont ni sans nécessité, ni sans logique4.
La valeur subjective des savoirs profanes
Fondamentalement, ce qui émerge de ces savoirs, c’est la part sensible du désir, celle que la science chasse efficacement de son domaine de pensée. C’est-à-dire que, à la différence du discours médical tenu sur un corps objet, le texte profane se produit à partir des propres signes d’un corps vivant, corps vulnérable, objet de menaces, lieu de l’incertitude du savoir.
Nous touchons là un point de rupture fondamental. Car c’est bien la corporéité qui est au cœur de la problématique du clivage entre le savoir objectivant et la parole singulière, entre la langue technique et métaphorique. Ce corps, la médecine le simplifie. Elle vise certains de ses morceaux, déliés les uns des autres, réduits à leur expression organique. Or, dans le savoir profane, le corps tout entier est vécu comme matière première de l’identité. Il est corporéité, c’est-à-dire matrice ultime de toute formation identitaire et de l’existence même. Il est, dit Merleau-Ponty, « la souche », « le pivot du monde, parce qu’il me fait exister comme sujet incarné » (1945, 1976). Bourdieu, quant à lui, le définit à fois comme « l’opérateur qui enracine et celui qui tout en même temps fait agir et penser » (Bourdieu, 1972).
Aussi, lorsqu’ils rendent compte d’une expérience pathologique grave ou chronique, ces savoirs profanes sont à décrypter, dans le temps de la maladie, comme des versions explicatives inestimables dont seul le malade est dépositaire, et dont la logique se structure à partir de préoccupations que nous pourrions dire invariantes. Parmi celles-ci, notons : l’investissement de la zone corporelle atteinte et l’inscription de l’organe défaillant au sein d’une anatomie et d’une physiologie fantastique, l’évaluation de la gravité de la maladie et des modalités de son évolution, de ses effets (représentations des mouvements de déstructuration et d’altération corporelle), ou encore les estimations de l’utilité, de l’efficacité et des effets des traitements imposés et/ou choisis.
Mais c’est surtout la reconstitution des causes de la maladie qui ressort comme l’une des dimensions primordiales et constantes de ces théories profanes. Nous avons pu observer, sur le terrain des récits de la maladie, l’importance de la remémoration des événements douloureux survenus dans le passé, et, au travers d’eux, de l’intégration des différents héritages de ce « qui revient à soi », ou de ce qui « vient de l’extérieur ». Le mal « s’attrape » ou « se donne », autant qu’il se fabrique en soi. Pour de nombreux informateurs, la maladie « silencieusement nichée en soi depuis longtemps » tel un poinçon, une trace laissée par les événements cruciaux, éclôt au rythme des circonstances interne et externe que vient à reconstituer le sujet malade. Elle semble alors « s’immiscer par une ouverture », profiter « d’une baisse de la garde » ou encore « d’un moment favorable au développement de certains corps étrangers », précisément « parce qu’il y a des brèches dans le terrain ».
Quant à la pluralité étiologique, que l’on retrouve dans toutes les sociétés, elle revient à articuler, ici, comme ailleurs, des instances en relation constante de pouvoir, de niveaux d’implication, et bien sûr de caractère de gravité. Tandis que la dimension exogène soumet l’individu aux lois et contraintes du monde extérieur, l’endogène lui restitue sa singularité, et ses capacités propres. Ainsi sont finement repérés et théorisées dans ces constructions étiologiques les « foyers de fragilité », là où la maladie « se porte immédiatement », mais aussi les différentes ressources et degrés de « résistance personnelle ». Plus fondamentalement, la création étiologique permet aussi de prendre en compte le mal, qui fondamentalement « laisse impuissant » et dépouille l’être humain de ses plus solides certitudes.
Ces images et élaborations explicatives traduisent les figures d’un mouvement intérieur toujours incertain, autant qu’elles métaphorisent les écarts et débordements, ainsi que les combats où se faufilent les possibles changements, où risque de se casser de façon irrémédiable l’unité intérieure. En affrontant ce qui s’échappe, elles accompagnent le nécessaire travail de maîtrise de l’évolution de la maladie, en même temps qu’elles permettent l’invention ou la réhabilitation de nouveaux repères privés, surtout en ce qui concerne la restructuration des « soubassements » de la corporéité (la temporalisation, la spatialisation, l’intégration des limites…). Mais aussi et de façon plus pragmatique, elles s’offrent comme matière d’accès à la négociation de nouveaux statuts et rôles sociaux suscités par la réalité de la maladie. Pour ces différentes raisons, elles ont des implications pratiques sur les conduites du malade, tout particulièrement sur les modalités de sollicitation et d’actions thérapeutiques5. Inévitablement marquées de la (ou des) rencontres avec les soignants, elles répondent bien sûr à une série de remaniements cognitifs qui opèrent l’intégration des informations et modes d’intervention du savoir technique tout en se constituant fondamentalement à partir de tout un arrière-plan imaginaire, populaire et social.
L’ensemble des récits profanes peut ainsi être assimilé à un véritable mythe individuel sur « lequel viendraient se jouer les conflits actualisés ou produits par la situation du malade » (1993, p. 132). Façonnés dans le temps de la consultation, au rythme des propres rythmes du patient, ces récits résultent d’un jeu subtil entre la mise à distance d’un savoir perçu globalement comme étant étranger, et l’adhésion à ce qui s’avère immédiatement utile. Dans ce sens, ils représentent un effort d’appropriation d’un corps propre nouvellement affecté, mais aussi d’un corps autre, méconnaissable, disions-nous, parce que lieu d’intervention de la connaissance du médecin (Pédinielli, 1993, p. 132).
Il y a, au regard de ce que l’on vient de préciser, une grande responsabilité à reconnaître, prendre en compte et écouter les récits du corps malade, les points de vue des patients, et même à encourager leur verbalisation.
C’est dans cette perspective que nous avons envisagé le travail de subjectivation comme un support thérapeutique fondamental6.
Le travail de subjectivation et les dimensions intersubjectives de la relation de soins
Lorsque le patient peut ainsi s’installer dans un sentiment sécurisé de « pouvoir dire » (un tant soit peu), il opère quelques emprunts au savoir scientifique, accepte quelques références obligées. Il emprunte, sélectionne et retient les énoncés les plus aptes à composer avec un corps social, un corps représentable et « investissable par sa propre psyché » (Aulagnier, 1986, p. 108). Il demande des explications, verbalise ses doutes, improvise de nouvelles conceptions. Le médecin décode, cherche à transposer ses propos techniques au sein du répertoire profane. La réciprocité des dialogues entre le médecin et le patient permet ainsi d’introduire, dans un espace provisoirement commun, des notions qui appartiennent initialement à des univers « étrangers » et qui se mettent à circuler de l’un à l’autre dans un effet d’étayage sémantique et de « resserrement » relationnel (Durif-Bruckert, 2002).
Sur cette scène de « l’ordinaire » où se croisent et s’intriquent les singularités, et où s’immiscent de façon essentielle les versions populaires de l’endommagement, de la chute, de la rupture, le médecin se décentre (légèrement et momentanément) de la seule référence scientifique, et vient rejoindre en son patient ce qui, par effet de similitude, l’atteint essentiellement : l’expérience du dénuement, celle encore d’une contiguïté toute particulière de la vie avec la mort. Les images partagées, coulées dans une langue provisoirement commune, semblent indiquer une communauté de significations, assurent la résonance de schémas signifiants. Les faits racontés, échangés, s’animent et prennent place à l’intérieur de la trame vivante des pensées de l’un et de l’autre, sur une voie donnée, tracée (anticipée) par le caractère ouvert des enchaînements possibles (Néri parle à ce propos de l’efficacité du récit).
Parallèlement, les visions de l’intériorité se réorganisent : le mal est « situé », localisé au sein d’une géographie anatomique symbolique et d’une logique profane. L’intérieur endommagé, troublé et désordonné tente d’y être redessiné. Plus explicitement, ce travail tend à réunifier un tant soit peu l’image du corps, profondément entamée par l’irruption de la maladie.
C’est pourquoi ce mouvement de subjectivation dynamise le mouvement de création de la maladie et les liens que le sujet établit avec elle. La maladie s’impose alors non plus seulement en termes de causalité, de niveau de gravité, mais comme un phénomène existentiel, ou encore comme un processus dont l’évolution ne cesse d’articuler en cet espace de la rencontre et de la parole la part du singulier et la portée sociale et universelle de la précarité du corps. Elle est ainsi vécue sur un tout autre registre : comme tentative de réconciliation avec la dimension de la vulnérabilité et comme « expérience d’innovation positive du vivant » (Canguilhem, 1972).
Ces quelques éléments nous amènent à comprendre que si la souffrance est rupture du sens, comme l’écrit Barus-Michel (2001, p. 127), son traitement ne passe pas seulement par l’accès à son identification et sa mise en signification (qui sous cet angle peut rester à l’état d’un savoir rationalisant, conforme, ou d’un préjugé enfermant), mais il passe par « des effets de représentations, des images parlantes qui relayent des charges émotionnelles et affectives » et les actualisent au sein une structure langagière et relationnelle sécurisé. De ce point de vue, elle est à envisager comme un « excès émotionnel fixé sur une césure du sens » (op. cit., p. 128).
Ce qui signifie encore que si l’on coupe les sujets de leurs racines et de leur socle corporel, ainsi que des expériences primordiales qu’ils verbalisent à son propos, on risque de dévitaliser les repères identitaires fondateurs indispensables pour habiter son corps, y compris et essentiellement dans ses potentiels et ses réalités de ruptures.
En ce sens, le récit de la maladie représente, au sein d’alliances, approximativement possibles, souvent favorisées par la continuité des soins, un support inestimable du travail thérapeutique (Durif-Bruckert, 2005, pp. 26-31)