La peur et ses doubles

Analytique d’un atelier Philosoph’art sur la peur à l’orphelinat Bristout Bobin, Port-au-Prince

DOI : 10.35562/canalpsy.3006

p. 13-14

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Introduction

En décembre 2010, à Port-au-Prince, au cœur d’un orphelinat en reconstruction que le séisme a serré étroitement entre ses bras, une vingtaine d’enfants se concentrent, à l’occasion d’un atelier de philosophie et d’art, autour d’une notion mise en lumière par un philosophe : la peur. L’objectif de l’atelier consiste, pour une part, à déconstruire et reconstruire cette notion, à la comprendre, c’est-à-dire à la fois à pouvoir la saisir comme une évidence, synthétiquement, mais aussi à pouvoir la vivre sous la forme d’un devenir, de façon inchoative, en conjoignant ce qu’Alfred North Whitehead appelle (1938) « le sens de la complétude » et « l’expérience de l’intelligibilité ». Le concret et l’abstrait ont été alternativement vécus et mis à distance par les enfants encadrés par le philosophe et une artiste en théâtre. La peur est apparue comme un sentir, un sentiment, éprouvée ou ré-éprouvée par le corps avant de se présenter aussi comme une idée, favorisée par l’imagination.

La philosophie un espace pour penser

Comprendre la peur en la goûtant, cela signifie, pour l’enfant, comme pour l’adulte, pouvoir en identifier les composantes en se demandant ce qui la constitue. La comprendre en la voyant sous l’angle de la complétude, c’est arriver à partir d’une compréhension intérieure à en avoir une idée générale que l’on pourrait ensuite rejouer à dessein dans d’autres devenirs. Nous pourrions schématiser cette double caractérisation en parlant de la peur comme conjonction de sensa actualisées dans une situation donnée ou bien comme une entité générale, conceptuelle, étendue à un nombre indéfini de cas. L’atelier sur la peur s’est équilibré entre ces deux approches. De la chose concrète à la dénomination plus abstraite s’est formé dans l’atelier Philosoph’art un nuage de perceptions plus ou moins « ancrées » qui, de décembre 2010 jusqu’en mars 2011, a doublé la réalité d’un simulacre, doté l’existence concrète d’une perspective plus large : la capacité humaine à s’arracher à l’immédiateté de la peur, ce sentiment panique inspiré par l’urgence d’une menace. C’est dans le sens de cet arrachement à la passivité de la peur que l’atelier philosophique a progressé avec les enfants-penseurs en permettant, comme le formule Whitehead, de « rendre les expériences sensibles maîtrisables ».

Le philosophe a commencé par la lecture d’un texte simple qu’il avait lui-même écrit en créole, racontant l’histoire d’un enfant en proie à la peur, en s’obligeant à ne jamais mentionner le mot. C’est donc grâce à une mise en situation vivifiante – et pourtant déjà métaphorisée par rapport à l’existence immédiate – que les ateliers sur la peur débutent. Ce que le texte vise en deçà de la notion, ce qu’il dénote, c’est un ensemble coloré de données physiques, de réactions physiologiques occasionnées par la peur dans la situation particulière dans laquelle se trouve le personnage : « le corps tremble », « il est inondé de sueur », « on est paniqué ». Le corps suscité par le conte est un corps de sensations et d’affections. Bien que ce soit les mots qui les mettent à nu, Edwige Chirouter (2008), philosophe et praticienne du débat philosophique avec les enfants, n’hésite pas à souligner le passage par l’identification que tout texte réclame à l’enfant, comme première étape vers une « intelligibilité du sensible » et comme premier cercle phénoménal dans l’élaboration du champ émotionnel « peur » : à la fois, l’enfant se met en situation de compréhension intérieure de l’événement exemplifié par l’histoire et ainsi se laisse « prendre » par le flux des sensations qui recouvre la peur. Dans cette première opération, il expérimente ce que vit le héros de l’histoire. Mais d’autre part, pour E. Chirouter, ce mode de projection de soi appelle un premier décentrement, l’enfant se transposant dans le devenir d’un autre qui éprouve des sensations que lui-même a déjà vécues. Ce qui émerge alors de la lecture du conte c’est à la fois « un monde » connu, au-delà du corps propre, avec ses éléments préordonnés, ses relations causales et ses mécanismes en chaîne (passage du tremblement à la sueur, à la panique), mais ce procès est réassumé par l’enfant dans sa chair, par l’identification et la perception interne des sensa décrites.

Trois niveaux de réalité apparaissent dans l’atelier philosophique sur la « peur » et dans l’atelier Philosoph’art en général : le moi, le monde et le concept. Vivification de ses propres sentirs, projection du corps dans le monde et mise en scène du corps propre dans la phénoménalité, et enfin, rassemblement dans l’unité conceptuelle « peur ». Du percevant au percept en passant par le perçu et de la peur-jouissance à la peur-monde, l’enfant explore des focalisations multiples de la peur.

Que ce soit en Haïti ou en France, Philosoph’art vise cette pédagogie du regard et de l’écart : dépassement de mes phénomènes (« la peur-jouissance ») vers la phénoménalité en général (« la peur-monde ») et création d’un concept. C’est alors au théâtre d’entrer en jeu et de recatégoriser le concept, en produisant de nouvelles manières de l’exemplifier et en poursuivant l’élargissement de ce que Whitehead appelle le « sentir conceptuel ». L’atelier sur la peur ne cesse de faire passer l’enfant du monde au moi et du moi au monde, de sortir le corps de son propre vécu vers une image spéculaire de celui-ci, dans le conte, par l’élaboration du phénomène et du concept « peur », mais aussi par les exercices théâtraux qui suivront le « moment philosophique ».

L’art : un espace pour créer

Une scène de théâtre est avant tout un lieu de rencontre non seulement entre les personnages, mais aussi entre les personnages et le spectateur. Autant dire qu’on peut « faire du théâtre » partout, dans n’importe quel espace. Il suffit de réunir au moins deux acteurs et un public autour d’un texte ou d’une situation dramatique. Alors, il y a du théâtre.

Le théâtre est une forme de jeu qui ne commence qu’à partir du moment où les individus s’investissent en tant que personnage dans l’espace de la fiction. Dans le dispositif Philosoph’art, nous posons comme hypothèse le fait que tous les phénomènes qui interviennent dans la partie artistique de l’atelier sont envisagés à travers le prisme fondamental du jeu qui les relie tous. La fiction est susceptible de propulser les enfants hors d’eux-mêmes et l’apport culturel que représentent les histoires et les scènes à jouer permettent de fortifier les enveloppes psychiques des enfants, en les nourrissant de signifiants puissants et de situations fortes. La fiction alimente, structure l’atelier et lui donne une logique. En effet, pour faire jouer les participants des ateliers et les faire entrer en théâtre, il faut leur proposer des histoires ou plutôt des situations et c’est la fiction qui protège des risques de dérives psychodramatiques.

Dans le cadre du même atelier Philosoph’art sur la thématique de la peur, l’intervenante artistique a proposé aux enfants la situation suivante : « un enfant marche dans la rue et, soudain, il voit des personnes qui courent dans tous les sens et enfin il entend des coups de feu »… Cette technique théâtrale appelée plus communément l’improvisation vise à faire exécuter par l’enfant, dans l’instant même, quelque chose d’imprévu. L’improvisation est une notion rendue familière notamment par la commedia dell’arte et elle est souvent vécue par l’enfant comme moment de liberté, de création spontanée et instantanée, comme l’expression des pensées et des idées les plus secrètes. Le corps s’y trouve consacré comme source d’un nouveau langage, plus vrai et plus sincère. En effet, le jeune enfant est très à l’aise avec son corps, il n’a pas de tabou, d’inhibition, d’interdit et son corps s’exprime librement et de façon créative.

Cependant, cette liberté qu’apporte l’improvisation n’échappe pas à une question fondamentale : de quoi se nourrit l’improvisation dans ce processus créatif ?

À première vue, la situation semble facile. Dans une première partie, l’intervenante demande à l’enfant de jouer son propre rôle (un enfant qui marche dans la rue). Il ne fait pas sur scène autre chose que ce que l’on fait déjà dans la vie de tous les jours : bouger, parler, regarder, ressentir, écouter, éprouver et exprimer des émotions, agir. Ce qui va être différent, dans l’espace dramatique, c’est qu’au lieu de faire les choses naturellement comme dans la vie, on va devoir les « faire exprès ». C’est à travers ce « faire exprès », que l’on va apprendre à faire « comme si », pour jouer à croire et à faire croire aux autres. La seconde partie de la consigne semble plus délicate et renvoie à deux sens (la vue des gens qui courent et l’ouïe pour les tirs). Le personnage passe de l’univers du commun et du quotidien (il marche) à celui du spectaculaire (climat de catastrophe). Malgré lui, l’enfant transpose dans le jeu dramatique ce qu’il vit tous les jours et face à cette improvisation, l’enfant fait appel inévitablement à ses souvenirs.

Cet exercice demande à l’enfant d’interpréter ce qu’il ressent (la peur) tout en continuant à avancer pour ressentir la sensation suivante et faire progresser la peur. De façon caricaturale, il est demandé à l’enfant de proposer une traduction gestuelle aux émotions en s’inspirant de ses sensations (la vue et l’ouïe sont les sens sollicités). De plus, il lui est demandé de veiller à la précision et à la clarté de ses mouvements. L’histoire que l’enfant veut raconter, la fiction qu’il veut jouer est en résonnance avec le débat philosophique. Le cheminement et la forme de l’atelier artistique sont, en effet, entièrement conditionnés par la réflexion philosophique. L’art permet ainsi de (re) matérialiser la pensée philosophique. L’improvisation proposée par notre intervenante fait écho aux réponses des enfants à la question suivante : comment la peur se manifeste-t-elle chez l’homme ? (« Le corps tremble » ; « on se met à courir » ; « tout le corps est inondé de sueur » ; « on est paniqué et on demande de l’aide : au secours ! anmwe ! ».)

Toujours dans la même séance, dans le cadre d’un échauffement, l’intervenante a proposé l’exercice suivant : « les enfants marchent paisiblement dans la rue, ils se saluent, ils se sourient et ils sont heureux. Mais soudain, ils deviennent tous aveugles ». Cette séquence peut nous faire penser au théâtre de l’absurde, ou plus précisément au théâtre de la terreur d’Arthur Adamov où une terreur sourde persiste derrière les mécanismes du réel. La scène se déroule dans un climat de catastrophe, mais le comique s’y mêle pour dépasser l’absurde. Sur le plateau, les personnages ont une attitude active devant ce problème à résoudre et c’est le principe même de la créativité qui provoque chez l’enfant cette dynamique.

Conclusion

Le théâtre amplifie ce que la philosophie construit. Peur-terreur, peur-problème dans une situation à résoudre, petites peurs du quotidien ou peur-fiction, cet ensemble fait écho à la peur philosophique, vécue ou perçue comme phénomène. Le mouvement philosophique (du moi au percept en passant par le perçu) se trouve à nouveau engagé dans le théâtre, inversé, mais aussi transfiguré : toute la richesse du concept est redéveloppée par le sujet percevant, mais sous la forme, cette fois, de l’acteur qui joue.

Un enfant pense.

Un enfant entre en scène.

Bibliography

Chirouter E., À quoi pense la littérature de jeunesse ? Portée philosophique de la littérature de jeunesse et pratiques à visée philosophique au cycle 3 de l’école élémentaire, thèse de doctorat en sciences de l’éducation, Université Montpellier III – Paul Valéry, sous la direction de Michel Tozzi, décembre 2008.

Whitehead A. N., Modes of Thought, Cambridge University Press, 1938 (Modes de pensée, Vrin, Paris, 2004).

References

Bibliographical reference

Farida Zekkari and Émeline Carment, « La peur et ses doubles », Canal Psy, 97 | 2011, 13-14.

Electronic reference

Farida Zekkari and Émeline Carment, « La peur et ses doubles », Canal Psy [Online], 97 | 2011, Online since 15 octobre 2021, connection on 22 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=3006

Authors

Farida Zekkari

Metteur-en-scène

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  • IDREF

Émeline Carment

Philosophe, chargée de recherche

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CC BY 4.0