Le recruteur est un pédagogue qui s’est trop longtemps « ignoré »

DOI : 10.35562/canalpsy.3067

p. 4-6

Plan

Texte

L’âpreté de la « crise » et la concurrence montante des « sciences » occultes obligent aujourd’hui le Psychologue du Travail à quitter sa blouse blanche (ou son costume trois pièces, au choix) et à (re)découvrir que son intervention s’inscrit en grandeur nature dans le champ économique et social ; en termes « d’utilité et d’honnêteté ».

D’où ce nouvel accès de « fièvre éthique », qui se manifeste à l’heure actuelle. Cette éruption de pulsions morales est d’ailleurs cyclique : depuis que le métier de Psychologue du Travail existe, de semblables sursauts se produisent périodiquement, au rythme de je ne sais quelles « taches solaires » – tous les onze ans ? – Ce n’est pas un luxe. Je dirais même que, dans la rubrique « retour du refoulé », une telle crise de conscience à des allures d’auto-justice immanente !

L’ennui, en matière d’éthique, c’est qu’il est toujours malaisé d’éviter un certain nombre d’écueils, disons d’effets secondaires et pervers, venant alors invalider le bien-fondé de la démarche « décapante » qui la sous-tend :

  • L’effet incantatoire, ou vœu pieux : le « dire », ce n’est pas nécessairement être capable de le « faire »…?
  • L’effet lobbying : les protestations de bons sentiments et de pureté technique (« éthnique » ?) peuvent n’être qu’un écran de fumée médiatique ; un ravalement de façade… Dans le registre uniquement marketing de reconquête de notabilité et de redorure du blason… ?
  • L’effet-code : l’objet paradoxal du Psychologue du Travail est un Sujet : l’Homme immergé au sein d’une Organisation ; ce qui implique que ni ce Sujet, ni l’Organisation parente, ni l’étude de leurs interactions, ne peuvent être mis en équation. Épistémologiquement, je vois mal comment codifier ce qui est du ressort du Vivant, du Variable et du Singulier… ?

Pourtant, des progrès réels sont possibles. Comment ? En retrouvant le sens de quelques vérités premières.

Recruteur et formateur, un « couple insécable »

Il n’y a guère qu’en Psychologie du Travail que – par effet d’auto-flagellation ? – l’acte de sélectionner a tellement mauvaise presse ! Ainsi, il ne viendrait à l’idée de personne de remettre en cause la légitimité des choix amoureux (éminemment « électifs », « sélectifs » et donc « inégalitaristes »…) ; pas plus que le bien-fondé d’une bonne sélection d’équipiers sportifs à la veille d’un match à fort enjeu. En Psychologie du Travail, le tabou de la sélection joue si fort, qu’il a fallu, pour le détourner, trouver de nouveaux euphémismes – le mot « recrutement » serait plus noble ? – ; et, pour parachever l’innocuité du Psychologue, le « désarmer unilatéralement », en le privant de formation à l’utilisation des tests. Laissant ainsi le champ libre aux pratiques magiques des charlatans de tous poils, ou bien au « piston » ; ou enfin à l’infaillibilité du « pedigree-casier judiciaire », communément appelé « curriculum vitæ ». Comme si l’Être Humain était réductible à ses œuvres ; et comme si, de façon fixe et mécaniciste, ce même Être Humain ne pouvait devenir que ce qu’il a déjà été !...

À mon avis, cette dérive est le résultat d’un contresens et d’une grave indigence méthodologique et épistémologique.

Depuis le « Principe d’Incertitude » énoncé par le Prix Nobel de Physique Werner Heisenberg (1901-1985) – sur Arte 08/11/93 – on sait en effet que « L’OBSERVATION MODIFIE L’ÉTAT » ; et, réciproquement, que L’ÉTAT MODIFIE L’OBSERVATION…

Principe qui, appliqué au Psychologue de Travail agissant par définition in vivo, constitue un double rappel à l’ordre :

  • Quel que soit le champ dans lequel le choix s’exerce, l’acteur de ce choix n’est jamais « extérieur » à ce champ.
  • Tout énoncé « provoque » autant qu’il énonce.
  • Autrement dit, tout diagnostic est déjà un pronostic ; et tout pronostic (informatif) est un diagnostic performatif (formatif, réformatif et transformatif) : le pronostic est un « billet à ordre », émis sur la banque du futur.
  • Autrement dit encore, toute « vérité » est relative, parce que relationnelle et mutante.
  • Autrement dit, enfin, le fin du fin du savoir à un instant « t » (subjectif) consiste en la conscientisation aiguë de ses marges d’erreur et d’irrecevabilité (objectif, vis-à-vis de la durée).

Pour le Psychologue du Travail, le risque (le « délit » ?) n’est donc pas de choisir, mais d’oublier qu’en sa qualité de « sélectionneur », il est également « entraîneur ». (Entraîneur d’hommes et entraîneur de phénomènes.)

Par conséquent, le Psychologue du Travail est confronté à cette logique paradoxale, dont il n’a nullement le devoir de se défaire : autant ambitieuse (objectif de performer), que modeste (sa marge d’impuissance à l’échelle du temps et de l’altérité).

Réactivité que multiplie complexité, une loi exponentielle

Il ne faut pas confondre « systématique et systémisme » ; mais c’est vrai que la tentation est parfois très forte de se réfugier dans le premier, sous prétexte du second.

En effet, la différence entre l’arroseur arrosé et l’aborigène australien lançant son boomerang, c’est que le second « sait » que la cible fait partie de son geste. Tandis que l’arroseur arrosé, pour compenser son humiliation, invoquera un imprévisible retournement du vent. L’aborigène est plus lucide que le Psychologue. Quelle leçon !

L’éthique est de cet ordre-là : à la « pureté » des bonnes intentions, qui ont parfois tellement les mains blanches, qu’elles « n’ont plus de mains », le Psychologue du Travail, « travaillé » par la question de la Psychologie, a pour impératif catégorique de ne surtout pas s’abstraire de la trajectoire de son discours « missile ». Sa compétence résidera dans son aptitude (tiens, tiens !...) à ne pas s’exclure de son objet, dont on se souvient qu’il est justement un Sujet : un autre Homme, semblable à lui ; sauf en quelques points. Et c’est bien ici que le problème se corse.

Pas facile ce retour, ou plutôt ce va-et-vient entre la source et l’estuaire : car « feed-back » ne veut pas dire « effet-retour » (encore une métaphore trop instrumentaliste !), mais bien « nourritures en retour » ! En somme, l’Autre « existerait » vraiment ? Quel coup de théâtre !

Et si c’était cela, l’Éthique ? Non pas une épreuve de « Code », mais une épreuve de « Conduite » ; y compris sur route mouillée et encombrée, avec points noirs, virages sinueux, pentes rapides, croisements dangereux, bouchons et péages ?...

Bref, décidément rodé à la contingence et à l’immanence de l’asphalte, le Psychologue du Travail ne serait plus un pur hologramme de formule 1 sous cellophane ; mais bel et bien un 4 x 4 tous-terrains, « apte » à se nourrir des aspérités de la route, en y adhérant. Et apte à négocier de vrais virages, en composant à la fois avec son savoir (forces centrifuges) et avec le savoir de l’Autre (forces centripètes).

Éloge du « Constat amiable »

Au fronton de toutes les mairies de France, il y a écrit : « Liberté, Égalité, Fraternité ». C’est superbe ! Mais on voit aujourd’hui que ce qui est (peut-être) valable sur la Place Centrale, est rendu inapplicable par le fait même de la notion de « périphérie » (les banlieues). De même, et c’est sans doute par l’effet identique d’un vieux sursaut « jacobin » de psychocentrisme, il y a très peu de bureaux de Psychologues du Travail, où ne soit pas proclamé le dogme du « respect de la Personne Humaine », avec un grand « P » et un grand « H ». C’est également superbe !

Et si on demandait aux personnes humaines ce qu’elles en pensent ? Ce qu’elles en comprennent ? Ce qu’elles saisissent du « rapport dont elles sont l’objet » ; et dont trop souvent elles ignorent tout ?...

C’est vrai que ce n’est pas facile pour le Psychologue du Travail, de réussir dans son rôle de chroniqueur du « capital Ressources Humaines » ; d’autant qu’il s’adresse toujours à plusieurs instances à la fois (individus, groupes, décisionnaires d’entreprise…). Et qu’il est soumis à une déontologie para-journalistique, avec vue « imprenable » :

  • Obligation d’information et de conseil.
  • Obligation de réserve.
  • Obligation de protection des sources.
  • Respect du droit de réponse.
  • Respect du droit de suite.
  • Clause de conscience...

En fait, le drame de l’éthique, c’est sa « majuscule », qui infériorise et inhibe ceux-là mêmes qu’elle devrait stimuler : car ce chromosome de volontarisme et de perfectionnisme qu’elle prétend modéliser héroïquement, dévitalise et invalide la déontologie, en la sublimant ; comme sous l’effet d’une maladie auto-immune.

Pas plus qu’il n’y a un « ordre naturel des choses », il ne peut y avoir d’ordre surnaturel du vivant. Et la solution à l’énigme de « l’hygiène » professionnelle dans le domaine humain ne peut être pour chaque cas, que paradoxale et provisoire. Pas rassurant ? Mais qui parle de « rassurer » !

Spécialiste du langage de l’esprit (littéralement « psychologue ») s’exprimant au travers d’un certain « corps » plus ou moins social, le Psychologue du Travail serait-il réticent à en assumer les bégaiements, les non-dits, les interférences et les contradictions les plus inhérentes à ce langage même ? Aurait-il peur, malgré l’excellence de son diagnostic/pronostic, d’en référer à son référent par excellence : cet interlocuteur, précisément, qui a bien dû l’interloquer à un moment ou à un autre et hors de tout standard ?

Le proverbe dit qu’il n’y a « que la vérité qui blesse ». Sans doute ; mais elle « blesse » sûrement moins si elle est ramenée aux justes proportions de son émergence réelle, localisée et circonstanciée ; et si elle fait explicitement, l’objet d’un CONTRAT DE RECEVABILITÉ.

Le courage intellectuel du psychologue, c’est l’alliage de son « conatif » et de son « cognitif »

Je fais donc l’hypothèse que, du fait de sa formation, le Psychologue du Travail « sait » lire.

Il sait lire une configuration de situation d’offre et de demande croisées ; il sait en décoder aussi bien les seuils de complémentarité, que d’incompatibilité ; chez chacune des parties prenantes, il sait faire émerger, puis évaluer qualitativement, les parts de ressort et de frein mises en jeu dans cette configuration… Pour moi, ceci constitue « 49 % » du degré d’expertise du Psychologue du Travail.

Mais qu’en est-il des « 51 % » restant ?

Qu’en est-il de son SAVOIR EXPLIQUER « AVANT » ET DE SON SAVOIR RESTITUER « APRÈS » ? C’est ici que vient s’interposer la véritable question de l’éthique ; dont on comprend bien qu’elle n’est pas de l’ordre de la transcendance (le « ciel des grandes idées »), mais de l’ordre du réel et de la contingence.

« Voir », d’accord ! Mais rendre compte, est une tout autre paire de manches !

  • Que dire ?
  • À qui le dire ?
  • Comment le dire ?
  • Quand le dire ?
  • Pourquoi le dire ?
  • Pour quoi le dire ?...

Comment le Psychologue du Travail peut-il faire face à cette injonction contradictoire : « faire sens » pour autrui ; en respectant à la fois les impératifs du Secret Professionnel, de l’Obligation de Conseil et du Devoir de Consentement Éclairé de la part de ses différents interlocuteurs ?

Selon moi, ce cas très particulier de dissonance cognitive propre au Psychologue du Travail ne peut être résolu qu’à la lumière de son « Conatif » : vers quoi et vers qui tendent ses efforts ?

Le Psychologue du Travail le sait-il ?... Que peut-il en dire ?... Que sait-il de ce que, par là même, il induit ?...

C’est tout simplement ce que j’appelle le courage intellectuel : c’est-à-dire la capacité « intelligente » de vaincre un certain nombre de peurs (bien légitimes) ; notamment la peur de « découvrir », la peur de se tromper et la peur de s’engager à mauvais escient ; par exemple, faute d’avoir su créer les conditions lucides et optimales de son intervention.

Contre ces peurs et les dérives qu’elles engendrent, existe-t-il une possibilité de garde-fou ? Ma réponse est « oui ». Mais ce garde-fou ne me paraît pas être de l’ordre de l’Ordre : ni un Code d’Honneur, ni une Charte, ni une Loi, ni une Norme ISO ne me semble être de taille à mettre le client du Psychologue du Travail à l’abri de ses éventuelles exactions. Pour moi, la réponse est ailleurs : bien sûr, dans la formation initiale du Psychologue (exemple le diplôme professionnalisant du DESS) ; mais aussi, dans sa formation continue. Et encore pas n’importe laquelle : celle qui lui permettra de se mieux connaître lui-même en tant qu’interface. Le dotant ainsi d’une capacité sans cesse affinée de valider sa méthodologie, à « l’aune » de la réceptivité et de la réactivité de l’Autre.

Conclusion

L’éthique du Psychologue du Travail, c’est sa compétence. Mais quelle compétence ?

  • Sens du diagnostic (vivacité du coup d’œil professionnel…)
  • Sens pédagogique (expliquer, vérifier l’acceptabilité…)
  • Sens du « singulier » croisé avec le généralisable (décliner…)
  • Sens de la restitution (ne pas « privatiser », mais rendre accessible…)

Une compétence qui, à mon avis, ne se « décrète » pas.

Citer cet article

Référence papier

Bernard Allaire, « Le recruteur est un pédagogue qui s’est trop longtemps « ignoré » », Canal Psy, 7 | 1993, 4-6.

Référence électronique

Bernard Allaire, « Le recruteur est un pédagogue qui s’est trop longtemps « ignoré » », Canal Psy [En ligne], 7 | 1993, mis en ligne le 22 juin 2021, consulté le 22 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=3067

Auteur

Bernard Allaire

Psychologue d’entreprise, formateur, consultant chargé de cours pour le DESS de psychologie du travail à l’Université Paris X – Nanterre, 20 ans d’exercice en tant que psychologue du travail, après 14 ans d’exercice en clinique, avec une formation initiale en DESS de psychopathologie

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