Notes de la rédaction

Propos recueillis par Sabine Vallette.

Notes de l’auteur

À l’occasion de la parution de son ouvrage Le groupe et le sujet du groupe (Dunod), nous avons rencontré René Kaës qui nous parle de la fonction du groupe dans les dimensions intersubjectives et intrapsychiques… et dans la formation des psychologues. Cet entretien a aussi porté sur ce qui motive la recherche et comment elle s’élabore. Faute d’espace dans ce numéro, nous publierons les réponses de René Kaës le mois prochain.

Texte

 

 

Jacques van den Bussche, 1970, Groupe (collection R. Kaës)

Canal Psy : Vous avez beaucoup travaillé sur les groupes. Comment se situe cet ouvrage dans l’ensemble de vos travaux ?

René Kaës : Effectivement, j’ai beaucoup travaillé avec des groupes et sur la question du groupe, mais je ne me suis intéressé vraiment aux processus de groupes et à la place du sujet dans le groupe qu’à partir des années 65-66. Auparavant, je m’étais intéressé au groupe social, au groupe constitué par des catégories sociales ou par un mouvement social : c’est le travail que j’avais fait sur les représentations de la culture chez les ouvriers français. Je m’étais intéressé au groupe précisément parce qu’il me semblait que les représentations qui étaient proposées en situation de groupe avaient des dimensions, des contenus différents de celles obtenues par des interviews individuelles. Je me suis alors intéressé au groupe précisément en tant qu’il est le lieu de la production de formations psychiques, plus spécialement de représentations, qui ne sont pas accessibles autrement que dans la situation de groupe.

Mes travaux sur le groupe à proprement parler ont commencé en 65-66. Je travaillais alors avec Didier Anzieu. Après l’avoir connu à Strasbourg où j’étais étudiant, nous nous sommes retrouvés quand j’enseignais à Aix-en-Provence et là nous avons mis en place un des premiers dispositifs de groupe où la règle fondamentale était énoncée et travaillée dans ses effets. Ensuite je me suis intéressé à proposer un modèle d’intelligibilité des processus de groupe en tant que le groupe est le lieu d’une réalité psychique spécifique et je me suis peu intéressé effectivement à ce moment-là à la place du sujet singulier, à la place du sujet individuel. Ce qui m’a intéressé comme ce qui a intéressé la toute première génération des personnes qui se sont intéressées au groupe, comme Bion, comme Fuchs, c’était précisément le groupe. C’est dans cette perspective que j’ai essayé de proposer le modèle d’un appareil de liaison et de transformation de la réalité psychique dont les ressorts, la logique, seraient du niveau du groupe, et je l’ai appelé l’appareil psychique groupal. Le livre que je publie maintenant présente une sorte de vue d’ensemble des travaux que j’ai réalisés depuis 25 ans. C’est vrai que je suis assez tenace sur cette question, parce qu’elle me semble passionnante, difficile, et qu’elle ouvre beaucoup de perspectives de recherche et d’intérêt pour les applications pratiques. C’est donc une vue d’ensemble qui intègre des travaux dont les éléments seront présentés dans des ouvrages ultérieurs.

C. P. : Votre ouvrage s’intitule Le groupe et le sujet du groupe. Qu’apporte à la réflexion sur le groupe le concept de sujet qui apparaissait moins dans vos ouvrages précédents ?

R. K. : Vous avez raison de dire qu’il apparaissait moins ; il y était en quelque sorte en filigrane et j’ai toujours eu, me semble-t-il, la préoccupation d’une lecture, d’une compréhension, que Bion avait appelée binoculaire, c’est-à-dire qui rende possible une mise en tension entre l’espace intrapsychique et l’espace intersubjectif du groupe. D’ailleurs, le modèle de l’appareil psychique groupal partait bien de ce que je suppose être des formations groupales internes. L’idée c’était de comprendre comment ces formations groupales internes s’agençaient les unes avec les autres dans une forme qui fasse tenir ensemble les membres du groupe. La question du sujet à proprement parler s’est imposée à moi à partir de la pratique des groupes de thérapie et des groupes de formation. À partir aussi d’une exigence psychanalytique qui est tout d’abord de comprendre comment le groupe est investi par chacun des sujets qui le composent, comme un objet de représentations et d’investissements pulsionnels, et comment il est, par conséquent, l’objet d’un certain nombre d’angoisses, de mécanismes de défenses.

Chemin faisant, je me suis donc interrogé sur la fonction du groupe dans la structuration de l’appareil psychique individuel, suivant en cela un certain nombre d’indications que me donnaient à la fois la lecture de Freud, l’expérience de la cure individuelle et le travail avec les groupes. Le sujet, je l’ai donc essentiellement considéré comme divisé, conflictualisé par son appartenance à un ensemble, appartenance vitale, nécessaire. Lacan disait que si on n’était pas dans un groupe, on devenait fou. Mais on peut aussi devenir fou d’être aliéné dans le groupe et c’est donc cette tension-là qu’il va falloir traiter. Divisé cela veut dire qu’il y a dans le sujet deux tendances opposées et sur lesquelles opère du refoulement Ces tendances concernent le fait que le sujet cherche à réaliser sa propre fin, d’une manière égoïste – ce n’est pas là un jugement moral – en tant qu’il a à accomplir ses propres réalisations pulsionnelles et à composer, bien entendu, avec ses propres défenses internes, ses angoisses, ses interdits, mais qu’il est aussi membre d’un ensemble, d’un groupe ou de plusieurs groupes, il en est le maillon de transmission, l’héritier et aussi le serviteur, et doit donc gérer ce double statut. J’essaie d’articuler dans mon livre comment cette division du sujet que j’appelle le sujet du groupe, est en relation avec la constitution du sujet de l’inconscient. Comment, du fait d’être du groupe, de venir du groupe, de s’appuyer sur le groupe, de s’en détacher, d’en émerger, avec toute la conflictualité qui l’accompagne, l’inconscient peut en être constitué, et donc le refoulement, le déni, le rejet. Comment aussi, du fait d’être sujet du groupe, les voies vers le retour du refoulé peuvent se trouver, ou frayées, facilitées, ou au contraire barrées par le fait d’être tenues dans l’intersubjectivité, et notamment dans le partage des symptômes.

C. P. : Concrètement, les groupes avec lesquels vous travaillez sont-ils surtout des groupes de « psys » ou bien continuez-vous à travailler avec d’autres types de groupes ?

R. K. : Les groupes dits « de formation » se sont essentiellement constitués à partir de l’offre et de la demande des psychologues, des psychiatres, des psychanalystes. Mais, si c’est la majorité, ce n’est pas l’exclusivité de cette population. Pourquoi les « psys » ? Pour plusieurs raisons. Il y a avec le groupe un instrument de travail psychique qui, manifestement, a été plus travaillé par les psychologues que par n’importe quelle autre profession des sciences humaines. Les psychologues y ont apporté une contribution importante. Je crois que les psychologues viennent, dans les groupes, explorer des modalités de fonctionnement psychique, dans ses différents aspects : créatif, pathologique, intrapsychique et relationnel, qui représentent pour eux une possibilité relativement accessible de mettre en jeu leur rapport avec leur monde interne, peut-être d’une manière telle que les effets de cette exploration les rendent davantage sensibles à ce qui se joue pour eux dans leur travail, dans les institutions par exemple.

Je travaille donc beaucoup avec ce type de groupes, mais je travaille aussi avec des groupes constitués par des tâches. C’est vrai que ce sont essentiellement des tâches de soins : j’ai travaillé beaucoup avec des équipes soignantes, par conséquent avec la dimension d’arrière-fond de l’institution.

C. P. : Et en ce qui concerne la formation des psychologues à Lyon ? La réforme du DEUG prévoit la suppression de l’AEPF (Atelier d’Élaboration du Processus de Formation) en première année au profit de TD sur le groupe en licence. Que pensez-vous de la différence entre une mise en situation de groupe tôt dans le cursus et des TD qui seront peut-être plus une approche théorique des groupes ?

R. K. : Je crois que c’est tout à fait différent de faire une expérience de soi, de son rapport aux autres dans une situation de groupe. Autre chose est de travailler théoriquement sur les groupes. Pour ma part, je pense qu’une expérience d’engagement personnel dans le groupe est tout à fait importante dans la formation des psychologues avant d’aborder la connaissance théorique des groupes, donc je regrette que cette disposition disparaisse. Il est vrai qu’elle a un coût de revient plus important bien entendu, parce que, pour que l’expérience soit significative, il faut qu’elle se prolonge un certain temps : ça ne peut pas être ponctuel, ou alors on est dans l’exhibition, on est dans les défenses qui vont se mettre en place à cette occasion. Il faut donc une expérience au long cours, et encadrée, enfin soutenue plutôt qu’encadrée, par des personnes qualifiées. Pour pouvoir le faire on ne peut pas s’improviser comme ça, on risquerait de produire des effets éventuellement traumatiques et sauvages. Je pense qu’il vaudrait mieux qu’il y ait en licence, si c’est possible, de nouveau une expérience personnelle d’engagement dans le groupe avant que l’on aborde les problèmes par les textes, simplement par la théorie.

Pourquoi je pense que c’est intéressant dans la formation des psychologues, c’est un peu ce que l’on disait tout à l’heure : je pense que le groupe permet de comprendre, plus que n’importe quelle autre situation thérapeutique ou formative, comment le travail psychique emprunte des voies de liaison et de déliaison, de transformation, qui passent par l’appareil psychique de l’autre. Il y a là l’expérience d’un détour de ce que l’on ne peut pas se représenter, auquel cependant on peut avoir accès à l’écoute de ce qui nous revient dans le discours de l’autre. Or le psychologue est constamment, dans l’entretien, dans les thérapies, dans toutes les situations où il rencontre l’autre, à l’écoute de son propre fonctionnement psychique. Et je crois que le groupe, entre autres qualités, offre cette expérience-là qui est absolument indispensable, irremplaçable. Autrement dit, par le groupe, on peut se mettre à l’écoute de la façon dont on est entendu par l’autre et on peut aussi s’entendre dire ce que l’on n’a pas voulu savoir de soi-même. C’est en quoi le groupe est vraiment un dispositif de formation intéressant.

Illustrations

Citer cet article

Référence papier

René Kaës et Sabine Vallette, « Entretien avec René Kaës », Canal Psy, 2 | 1993, 9-10.

Référence électronique

René Kaës et Sabine Vallette, « Entretien avec René Kaës », Canal Psy [En ligne], 2 | 1993, mis en ligne le 02 septembre 2021, consulté le 23 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=3101

Auteurs

René Kaës

Autres ressources du même auteur

  • IDREF
  • ISNI
  • BNF

Articles du même auteur

Sabine Vallette

Articles du même auteur

Droits d'auteur

CC BY 4.0