Canal Psy : Comment un psychologue peut-il mettre en œuvre des références théoriques psychanalytiques, qui sont d’ailleurs dans votre livre, en dehors du cadre séance, dans un cadre institutionnel ?
Paul Fustier : Je suis parti d’un constat statistique qui est que 50 % des interventions des psychologues en institution sont de style indirect, c’est-à-dire qui ne s’adressent pas directement à un client mais qui sont soit formalisées, des réunions, soit très informelles, des contacts qui ont lieu dans les couloirs avec les personnels, des éducateurs ou des soignants. Ils ont une pratique professionnelle originale très différente de la pratique professionnelle psy puisqu’ils travaillent dans la durée et souvent sans référentiels ou modes d’approche très précis, très particuliers. Cela fonctionne de manière très empirique.
Les psychologues, très fréquemment, reçoivent des demandes de la part des éducateurs ou des soignants concernant ce qui se passe, Je sens que cela a, parfois des questions naïves telles que : « qu’est-ce qu’il faut faire ? » Une forme de réponse qui ne me paraît pas bonne c’est de répondre de façon non directive, en retrait, sans contact avec les personnes qui demandent ; ce qui ne me paraît pas non plus très ajusté, c’est de répondre en disant implicitement « si ça se passait dans un système de séances, on pourrait dire ceci ou prendre tel type de positionnement ». Il me semble important d’éviter que les psychologues ne se trouvent un peu impuissants dans ces situations simplement parce que l’articulation entre le référentiel psychanalytique et le dispositif est, à mon avis, différente dans un dispositif « du quotidien » de ce qu’elle est dans un cadre de séances, que ce soit dans la cure ou dans les psychothérapies de groupe. J’essaie de montrer qu’il est possible de penser quelque chose dans ce dispositif très mou, très lâche que représente une vie en institution. Il faut recréer quelque chose de l’ordre d’une « psychologie du quotidien » afin de repérer ce qui peut se produire d’important. L’idée c’est qu’il ne faut pas tout psychologiser : une bonne partie de la vie d’une institution c’est pour moi de la banalité, il ne se passe rien sur le plan psychologique, voire il vaut mieux qu’il ne se passe pas trop de choses, que ça ne soit pas trop compris ni analysé ; mais il y a des moments forts qu’on peut très bien arriver à repérer. Ce sont des moments où le dispositif de l’institution fait surgir des éléments extrêmement archaïques et importe d’en saisir le sens et de travailler sur le type de positionnement qu’on peut demander à des professionnels dans ces cas-là. Cela intéresse les soignants et les éducateurs, mais cela intéresse les psys auxquels il est demandé concrètement sur le terrain de participer à cette élaboration et d’arriver à faire penser une équipe sur ce qui se joue.
Ce qui est peu développé dans la littérature psychologique, ce sont les effets particuliers de l’articulation entre un référent théorique et un dispositif institutionnel par rapport à son articulation avec un dispositif type cure. C’est pourquoi je consacre un passage assez long où j’essaie de mettre au premier plan la notion d’étayage par rapport à la notion de transfert. La notion d’étayage est plus économique pour comprendre ce qui se passe que la notion de transfert qui tend à devenir une notion universelle et vague qui finalement n’informe plus, tellement elle est générale.
Comment cela s’articule à l’Université, c’est un autre problème dont je ne me rends vraiment compte, en raison de ma fonction, qu’au niveau du DESS. En DESS, un stagiaire en psychologie c’est quelqu’un qui perd une bonne partie de son temps, au sens de la productivité, à ne pas trop savoir ce qu’il a à faire, à subir des demandes, à être fortement sollicité à droite et à gauche sans trop savoir ce qu’il peut faire de cette situation vague et confuse. Je pense donc qu’il est intéressant pour les psychologues praticiens d’avoir des modèles d’analyse qui débouchent sur des propositions concernant des positions professionnelles. Au sujet du psychologue, il y a un chapitre dans le livre, Le porte-croyance, où je reprends principalement le texte d’Octave Mannoni pour essayer de montrer ce qu’il en est de la réalité et ce qu’il en est de la part idéalisée qui est déposée sur le personnage du psychologue, cette sorte de reste que le psychologue a à comprendre s’il veut avoir une intervention non défensive par rapport aux demandes qui lui sont faites.
C. P. : Est-ce que le psychologue n’est pas, en ce sens, vis-à-vis de l’éducateur dans la même· position que l’éducateur vis-à-vis de l’enfant : devant faire le deuil d’une position idéalisée ?
P.F. : Oui, il y a un effet de cascade : ça fait un tour qui se termine sur le psychologue. Les réponses du psychologue doivent être de telle nature qu’effectivement elles puissent permettre un renvoi entre l’éducateur et l’enfant dans une espèce de miroir réfléchissant. Les éducateurs ont souvent un problème de deuil de l’idéal, et le psychologue aussi peut avoir ce problème, mais il peut avoir au contraire l’impression qu’il ne sert à rien. Les jeunes psychologues ont très fréquemment un sentiment d’impuissance. C’est l’inverse de la toute-puissance auquel il est confronté parce qu’on lui pose sans arrêt des questions qui le mettent en échec : « qu’est-ce qu’il faut faire pour éviter que les carreaux se cassent ? »
Quand parfois je m’immerge dans des équipes non formées, ce sont des questions de ce type qui sont posées et qui sont terribles à recevoir parce qu’on ne peut rien en faire. Ou plutôt, pour en faire quelque chose, il faut vraiment élaborer un travail. Or si la question est une question trop concrète « qu’est-ce qu’il faut faire quand… », c’est en soi difficile à moduler, cela ne peut se travailler que dans une relativité, c’est-à-dire par des détours. Il faut réfléchir à des positionnements qui ne peuvent pas être, à mon avis, neutres, parce qu’on ne peut pas, quand on est éducateur ou soignant, fonctionner dans une neutralité comme seule dimension de la pratique, sinon l’institution s’effondre. Si le psychologue indique que l’équipe devrait se comporter comme un psychologue, cela ne marche pas : il faut décadrer l’utilisation de la psychologie. C’est important que les équipes arrivent à distinguer la psychologie du psychologue dans sa position professionnelle.
C. P. : Est-ce que la formation « à l’étude de cas » qui fait partie de la formation de base des psychologues n’induit pas à répondre aux demandes « d’explications » des équipes ?
P. F. : C’est une question compliquée. J’aurais tendance à dire que quand le psychologue travaille sur un cas et qu’il va en parler c’est plus les modalités de la transmission que ce qu’il sait sur le cas qui importent. Ce que je constate c’est que quand on arrive à transmettre quelque chose d’une certaine façon, il y a une sorte de reprise ou de bascule de la représentation que les vis-à-vis avaient du cas. Lorsque des informations sont transmises avec un degré d’empathie suffisant pour qu’on arrive reconnaître ce qui se passe dans la relation, il est très intéressant de voir à ce moment-là chez les éducateurs ou les soignants qu’une question s’ouvre et que vacillent des certitudes. Ce n’est pas la formation en elle-même, je crois, qui fait vaciller la certitude, c’est la façon dont on arrive à communiquer en étant soi-même partie prenante dans l’information. C’est un peu ce que les éducateurs font aussi quand ils réalisent des métaphores.
C. P. : Est-ce que c’est ce que vous appelez position énigmatique ?
P. F. : Oui c’est ça. La position énigmatique est très difficile à prendre parce que les soignants sont pris dans l’idée qu’il faut qu’ils réussissent. Il y a une espèce d’idéologie du client-roi, psychiquement : il faut réaliser la demande ; et comme on ne peut pas la réaliser, on est déçu donc on dit « c’est pas bien » ou bien « je sais bien que ce n’est de toute façon pas possible ». Même la position prudente consistant à dire « on sait bien qu’on ne peut pas être parfait » ne me paraît pas la bonne, il vaut mieux dire « on sait bien qu’heureusement on est en échec ». C’est à partir de cet échec qu’il faut travailler et maintenir l’énigme, que je rencontre sans arrêt dans le travail avec les équipes, qui est « pourquoi tu fais ça ? », « est-ce que tu fais ça pour moi ? ». C’est la grande question pour la personne carencée quand elle rencontre un interlocuteur. C’est cette énigme-là qu’il faut faire travailler et à laquelle il ne faut pas répondre. C’est notre problème à tous : qui est l’autre ? Qui est-il pour moi ? Qui suis-je pour lui ? Qu’est-ce que je peux attendre ou non ? Cette question engage tout un travail, question à laquelle on ne peut jamais répondre… C’est l’énigme de la naissance…