En refermant ce livre, la première pensée qui m’est venue fut « je suis un nanti ». Nanti d’un travail et d’un emploi, d’un salaire régulier, d’une stabilité qui fait que la question du lendemain ne se pose guère. Nanti de la certitude de pouvoir partir en vacances, de pouvoir acheter selon mes besoins, de payer mes factures…
L’immense mérite du livre de F. Aubenas est multiple, je retiendrai ici deux points : d’une part cette journaliste rend visible l’invisible, d’autre part, et sans concession aucune, elle ne charge pas les portraits dans un sens ou dans l’autre, n’en rajoute pas dans le « pathos ».
Elle nous permet de découvrir les précaires, ceux qui ne courent pas après un poste, mais après des « heures », elle nous permet de voir la rudesse de ce secteur, dont les syndicats se détournent, encore prisonniers souvent du modèle du salariat classique. Or là, il s’agit de bien autre chose : chaque salarié(e) (ce sont, surprise ! surtout des femmes) cumule les heures de ménage dans différents endroits, sur différents lieux (dont les bateaux qui traversent la Manche), des heures toujours calculées au plus (voire au trop) juste et dans une précarité longtemps entretenue.
F. Aubenas, qui était en congés sans solde de son employeur (Libération), s’est inscrite au Pôle emploi de manière discrète (elle ne fut pas reconnue) en se disant prête à tout faire. Elle a vite découvert que ce n’est pas si simple. Puis, il lui fallut faire face aux horaires (début vers 5 heures du matin, ménage après les horaires de bureau…), aux remarques…
Si elle a rencontré des employeurs ou des petits chefs peu corrects, elle témoigne aussi de belles rencontres humaines, de cette solidarité que vivent (pas toujours) ceux qui partagent une fragilité commune : qui en remplace une autre, qui a un véhicule et covoiture avec les autres contre le partage du prix de l’essence, qui indique les super promos pour les repas familiaux…
Elle arrêta l’expérience, ainsi qu’elle s’y était engagée vis-à-vis d’elle-même par éthique, lorsqu’on lui proposa un CDI : il lui était impossible de prendre la place de quelqu’un qui en avait besoin. Ce livre est précieux pour chacun, car il nous ouvre une fenêtre sur un monde qu’il est plus confortable d’ignorer (il ne fait pas de bruit, ne manifeste pas). Il parlera aux étudiants d’une part parce que certains vivent ce type de situation, d’autre part parce que, dans leur vie professionnelle, ils rencontreront probablement des personnes qui vivent de telles situations. Quai de Ouistreham nous fait voir l’énergie qu’il faut mobiliser pour continuer à vivre dans de telles situations sociales et professionnelles.
Madame Aubenas, merci donc de ne pas participer à la dissimulation du monde, de l’amener jusqu’à nous avec un talent discret et une profonde humanité, avec une plume sobre et belle.