Souvent je te trouve pathétique, toi qui t’es résolu après souvent de longues hésitations à franchir ces murs pour y rencontrer des maîtres et des livres, rempli du trouble espoir de leur arracher leurs secrets… pathétique quand je te vois réduit à n’être ainsi revenu qu’à l’école.
Toi qui presque toujours, lorsque tu es libre de ta défroque studieuse, sais tout ce qu’il y a de charnel dans le rapport au livre. Qui en connais la gourmandise aussi bien que l’interdit, la boulimie aussi bien que la lente et savante dégustation, les impatients raccourcis diagonaux aussi bien que les retours spiraux vers le point aveuglant d’une page focale. Qui n’ignore pas qu’on flâne autour des rayonnages comme dans le grenier d’un château, aux aguets du trésor inconnu et souriant de la pacotille, presque attendri devant les témoins dérisoires des modes passées et saluant au passage les élégances éternelles.
Pourquoi donc, sitôt passée l’enceinte du temple, deviens-tu ce pointeur pointilleux de bibliographies alphabétiques, voué à les absorber par devoir, platement, à la file, du même œil obstiné, du même rythme chronométré, dans la même foi servile en leur vérité imprimée ? Ce serait donc cela, le prix d’entrée dans le Saint des Saints, cette morne sédimentation de limons inodores et disparates ? Comme si tu n’arrivais pas à t’y sentir chez toi, comme si tu ne jouais plus avec tes jouets mais avec les bibelots du salon, qu’il faut manier avec la plus extrême précaution parce qu’on n’est pas très sûr d’avoir droit d’y toucher, et que si jamais on les abîme, on est sûr en revanche de se faire engueuler.
Alors bien sûr, comme tu n’as pas tout ton temps, dans les interstices entre boulot, famille et transport, tu te désespères. Que lire en priorité ? Que faire lorsqu’on sèche pendant des heures sur un pavé dont on ne comprend rien, ou qu’on barbote sans espoir dans une tisane insipide et redondante ? Comment distinguer un auteur princeps d’un compilateur, un penseur d’un faiseur, un joyeux farfelu d’un analyste rigoureux ? et lorsque le dictionnaire ne me donne même pas le mot que j’ai sous les yeux, ou alors avec une définition qui rendrait le texte absurde ? et quand du même concept trouvé chez trois ou douze auteurs, je ne parviens pas à déceler la raison commune, et que je suis prêt à conclure que je suis, décidément, l’incurable imbécile de l’histoire ?
Ainsi viens-tu désemparé solliciter quelque orviétan guérisseur instantané de tous ces maux : hélas, à ces questions, nul ne dispose de réponse raccourcie. Sois seulement sûr que tu y es pour longtemps encore arrimé si tu ne retrouves pas d’abord ta liberté de lecteur. Ta légèreté de lecteur. Ton insolence de lecteur.
Parce que, vois-tu, c’est une affaire de géographie. On peut tout à fait voyager à l’étranger avec un « tour-operator », ou même guide bleu en main. On peut n’avoir connu, de la langue, que les phrases toutes faites d’un manuel de conversation, ou, au mieux que la méthode Assimil. On peut même en revenir plein d’assurance en entrelardant les vérités définitives puisées dans un bouquin pas trop gros et pas trop cher, lu en vitesse avant le départ, de quelques anecdotes glanées en une semaine. Mais voilà : tout cela laisse exilé de la familiarité d’un pays. Une culture commence toujours par se refuser au tout-venant. Elle s’entrouvre en récompense aux longues patiences. Il faut revenir, plusieurs fois, bien des fois, traîner dans les bistrots, discuter avec des inconnus sur le quai des gares, se faire des amis, prendre au hasard des routes qui aboutissent dans des villages impersonnels, nager dans la prose apocopée des journaux populaires, s’essayer à l’argot et faire rire de l’usage maladroit qu’on en fait… mais aussi lire les auteurs et visiter les musées, et confronter les essais contradictoires de plusieurs fins connaisseurs qui t’y ont précédé. Et surtout, CROISER tout ça, faire l’araignée en tissant inlassablement des fils translucides et fragiles, parfois incongrus, d’une expérience à l’autre, d’un petit rien à un autre petit rien.
Et toi, qui as entrepris ici de découvrir un immense pays dont tu commences à peine à baragouiner la langue, tu voudrais tout en savoir et tout en comprendre, en ne suivant que les routes en rouge de la carte que tu as achetée au kiosque de la gare, et avec pour seul véhicule tes pauvres pieds cheminant besogneusement du même pas mécanique ?
Il te faut donc rapprendre d’abord, pour apprivoiser le livre, à te faire multiple avec lui. À le regarder parfois en coin, des heures, à l’angle de ta table. À lui faire parfois le coup de l’indifférence, du bout des doigts, comme pour lui donner envie de se faire lire par toi. À t’y promener en tous sens, à l’endroit, à l’envers, par le milieu, à l’arpenter presque en volant comme un bon chien courant, puis à soudain te mettre en arrêt devant un passage qui t’a attiré l’œil ou la narine et alors, changeant d’allure, à suivre la piste la truffe au sol, ligne à ligne, sans t’en laisser distraire. À lui donner cinq minutes ou dix heures de ta vie, à l’aune de ce qu’en cet instant il te semble mériter. À l’abandonner parfois un temps, pour mieux le retrouver plus tard, métamorphosé par la magie du travail inconscient ou simplement de s’être entretemps enchâssé dans la trame d’autres livres rencontrés par la suite et qui ont fait connexion avec lui.
Et puis, peu à peu, à travers le livre, il te faut retrouver, sous les oripeaux de « l’auteur », la vérité trop humaine de l’humain qui l’a écrit. Sous la plaine nue des phrases et des chapitres alignés, retrouver les reliefs souterrains, les lignes de pente qu’il a suivies parfois sans même le savoir, les sommets qu’il a eu ambition d’escalader, les obstacles où il s’est heurté et parfois blessé, les compromis qu’il a dû passer avec lui-même. Tu sauras que le plus intéressant, c’est là où il se contredit, là où il passe trop vite histoire de masquer son embarras, là où il règle des comptes avec ses maîtres et ses pairs. Tu sauras qu’un bon livre, comme disait en substance Péguy d’une grande philosophie, n’est pas celui qui a ferraillé dans toutes les guerres sur tous les champs de bataille ; c’est celui qui, une fois, s’est bien battu au coin de ce bois.
Et quand tu te seras ainsi fait avec lui tour à tour flâneur, maraudeur, valet, bretteur, inquisiteur, féal, ami, amant, détective, confident, censeur, tu commenceras vraiment à être des siens.