Parent en sursis/enfant en survie

DOI : 10.35562/canalpsy.3244

p. 13-15

Plan

Texte

Introduction

Ma pratique en cancérologie, depuis maintenant sept ans, m’a amenée à m’interroger sur les implications que cette maladie pouvait avoir sur la psyché des patients. La maladie cancéreuse rend plus présente psychiquement l’épée de Damoclès pesant sur la vie de chaque être humain. Nous devrions plutôt dire, d’ailleurs, qu’elle la rend visible, engendrant par là une prise de conscience aiguë de sa qualité d’être mortel. Le cancer reste encore très lié à la mort dans l’esprit de la population et réactive généralement des processus archaïques marqués par la déliaison. Pour la plupart des patients une importante souffrance psychique, due aux bouleversements liés à cette maladie vient donc se surajouter à la grande souffrance physique préexistante.

Le propos de cet article concernera l’implication psychique que la maladie des parents – et le fantasme de mort qui lui est associé – peut avoir sur l’enfant. Nous pouvons nous interroger sur les répercussions entraînées par les bouleversements psychiques des parents sur les psychés encore en construction des enfants. Pour cela nous nous pencherons plus particulièrement sur deux thèmes prégnants dans l’économie psychique de nombreux patients atteints de cancer. Dans un premier temps nous traiterons de la question de la temporalité des sujets, qui se trouve bouleversée par la maladie. Puis, dans la deuxième étape de notre réflexion, nous aborderons la question du retour du narcissisme primaire chez le patient, en raison de la menace de mort qui pèse sur lui.

La parenthèse ou la temporalité bouleversée

Les bouleversements psychiques se caractérisent bien souvent par une mise au premier plan de Thanatos chez les patients, qui peut se manifester par une perte de la vectorisation temporelle : l’individu peut avoir l’impression d’être « détourné » du cours habituel de sa vie. Un nombre important de patients rapportent qu’ils ont l’impression de vivre « entre parenthèses » pendant le temps de leur maladie.

L’annonce est souvent, selon les patients, faite de façon trop brutale. La manière de procéder du médecin, radiologue cancérologue ou autre praticien est vécue comme violente. Les patients peuvent avoir le ressenti qu’on leur assène cette nouvelle sans la moindre précaution. L’annonce de la maladie signe l’ouverture de la « parenthèse », et ceci le plus souvent dans un mouvement d’effondrement, au sens où l’emploie D. W. Winnicott ; les termes employés par les patients évoquent ce registre : « j’ai eu l’impression que le sol s’ouvrait sous mes pieds, je suis au bord du précipice… » Les agonies primitives, toujours en rapport avec des menaces d’annihilation, sont des angoisses de morcellement, ou bien encore de peur de perdre la capacité de rentrer en relation avec les objets. Ici, le potentiel de mort qui accompagne la maladie, son annonce, met le sujet face à une menace que l’on peut rapprocher de celle de l’annihilation.

Il est alors possible de relever que la notion de parenthèse évoquée plus haut est souvent utilisée par les patients dans une visée protectrice. La parenthèse, étant constituée d’un début et une fin, permet aux patients de se représenter la maladie comme une entité du même type. Dans l’utilisation de cette expression, nous pouvons nous rendre compte que les patients tentent d’écarter l’idée que la fin de la parenthèse pourrait aussi signifier la fin de leur existence. Ils attendent ainsi la fin de cette parenthèse pour « reprendre leur vie normale », dans un moment que l’on pourrait qualifier de rupture temporelle.

Les individus atteints de cancer se retrouvent inscrits dans le temps hospitalier ; un temps que l’on pourrait qualifier de « faux rythme », pour prendre une métaphore du milieu footballistique. En effet, durant cette période de « parenthèse », l’individu ne suit plus son propre rythme, il est obligé de se référer au temps donné par celui qui devient le chef d’orchestre, c’est-à-dire le soignant. Le temps du patient se trouve donc partagé entre les opérations, la succession des traitements, ou bien encore les multiples temps d’attente intermédiaires. Les patients se retrouvent alors dépendants du temps d’autrui et objet de soin. Dans son ouvrage intitulé L’impasse relationnelle, temporalité et cancer, Sami-Ali développe le fait que les patientes atteintes d’un cancer du sein ont généralement une temporalité mal construite. Comment pouvons-nous comprendre cette particularité ? Dans la relation patient/soignant, la passivité du patient dans le cadre du soin peut se rapprocher de la passivité de l’enfant devant la toute-puissance de l’adulte. En effet, le patient se retrouve dépendant du savoir médical qu’a alors le soignant sur lui, et de plus, les soins corporels renforcent le mouvement régressif. Penchons-nous sur les répercussions que cette parenthèse peut avoir sur les enfants de ces patients. Illustrons ce propos à l’aide de la vignette clinique suivante.

Françoise ou « je ne vais quand même pas faire un cancer tous les six mois pour lui faire plaisir ! »

Françoise est une femme de 56 ans qui est atteinte d’un cancer du sein que je rencontre en entretien hebdomadaire à sa demande faisant suite à une tumorectomie. Françoise est mariée et a deux enfants, Michel 17 ans et Élise 12 ans. Paul, son époux, travaille sur Paris et ne rentre que les week-ends. Après une seconde opération cette femme a suivi un traitement de radiothérapie durant plusieurs semaines. Elle a de plus de fréquentes visites chez le kinésithérapeute pour l’aider à recouvrer une meilleure mobilité de son bras.

Durant toute la période de traitement, Françoise abordait la question de la « parenthèse » de façon plus ou moins directe. Elle comparait le temps de sa maladie avec celle d’amies, signalant qu’« elle aurait dû être plus en avance si elle n’avait pas eu de deuxième opération » avec l’impression que le temps s’étirait. Elle manifestait ainsi le fait que son temps était totalement rempli par la maladie, tout en soulignant le paradoxe que bien que ne travaillant pas, et n’ayant que des séances de 10 minutes de radiothérapie par jour, elle « n’avait plus de temps ».

Un après-midi, ayant fini ses traitements depuis quelques semaines, elle arrive à sa séance, s’assoit, et dit après un petit temps de latence : « tout le monde m’énerve ! ». Elle précise alors qu’en fait il s’agit essentiellement d’Élise, et que cette dernière est particulièrement agressive vis-à-vis d’elle « elle se sent lésée pour tout ». Françoise dit que durant la maladie et les traitements « elle était dans sa... » et fait un signe de parenthèse avec ses mains. Que durant cette période Élise faisait la cuisine, la vaisselle, qu’elle était toujours de bonne humeur. « Je ne vais quand même pas faire un cancer tous les six mois pour lui faire plaisir ». Je soulève le fait que sa fille était déjà entrée dans l’adolescence avant sa maladie et qu’elle était peut-être en « stand-by » pendant ce temps. Françoise a un mouvement d’humeur « si c’est ça je veux tout le temps une fille en stand-by » !

Je propose que nous nous arrêtions sur cette expression « stand-by » que j’ai employée lors de cet entretien. Il semble bien répondre à la situation de parenthèse vécue par Françoise. Ici c’est un peu comme s’il y avait eu un arrêt du développement psychique d’Élise. Lors de la « parenthèse » de sa mère, cette jeune pré-adolescente semble avoir marqué un temps d’arrêt dans le processus de séparation inhérent à l’adolescence. L’agressivité que l’on retrouve chez les adolescents dans le but d’affirmer leur identité aurait été durant ce temps mise en veille. Nous pouvons le comprendre comme un souci de la part de l’enfant de protéger son parent malade. Dans ce cas précis, cette jeune pré-adolescente était entrée avant la maladie de sa mère dans une phase adolescente, et nous pouvons nous demander si son attitude hyperprotectrice et mature dans la gestion du foyer ne constituerait pas une tentative de réparation consécutive à un sentiment de culpabilité liée à son agressivité antérieure.

Ces éléments cliniques nous permettent de repérer le fait qu’Élise traverse elle aussi un vécu de mise entre parenthèses, en miroir de celui de sa mère. Je m’interroge aujourd’hui sur le vécu des enfants face aux bouleversements temporels que vivent leurs parents. Ne serait-ce pas un équivalent de mort du parent pour eux ? La parenthèse, tout comme la mort, se présente comme un arrêt de la temporalité. Celle-ci peut être vécue comme une agonie par le parent et l’enfant, si la passivité, l’angoisse et l’impression de non finitude de la maladie prédominent. L’équivalent de mort peut se trouver exacerbé par le fait que l’enfant se retrouve seul face à un parent pris dans un mouvement de régression narcissique.

La bulle ou le retour sur soi de l’investissement narcissique

Le cancer en lui-même provoque généralement d’intenses remises en question chez les patients. La prise de conscience de la mort suscite des interrogations existentielles1. Les patients parlent également de leur corps qui les trahit. Pour cette raison nous pouvons comprendre que c’est une période où l’individu se recentre sur lui, pour lutter contre un effondrement dépressif. Ce repli narcissique s’organiserait pour pallier aux atteintes corporelles subies lors des traitements et engendrées par l’hospitalisation.

Ce retour sur soi s’exprime chez les patients par la fréquente utilisation du terme « bulle », telle cette patiente qui expliquait que chez elle, elle s’asseyait sur son canapé et se mettait « dans sa bulle ». Quelles peuvent être alors les répercussions sur la psyché des enfants de ce retour du narcissisme ? Bien entendu cela dépend en grande partie de l’âge de l’enfant et de son développement psychique. Cependant nous pouvons noter que la diminution de la capacité des patients à rentrer en relation avec leur entourage ne peut qu’avoir des conséquences sur leur enfant. Lors de la période de construction narcissique qu’est l’enfance, la non-disponibilité du parent peut causer des discontinuités dans l’édification psychique de l’enfant.

 

 

Laurence Chassard

Mathias ou la mère derrière la vitre

Mathias est un enfant de cinq ans dont la mère vient de finir ses traitements pour un cancer du sein. Cette dernière a pris un rendez-vous avec le service de psychologie dans le but de voir si cet événement n’aurait pas perturbé Mathias. Au début de l’entretien cette mère aborde la raison de sa venue, sans dire un mot de sa maladie, de son vécu. Mathias quant à lui examine le contenu du sac à jouets et est tout de suite très intéressé par la mallette du docteur. Il l’ouvre, demande à sa mère ce que sont un ou deux des outils qu’il lui montre, puis essaye de lui faire un pansement. Je relève ce geste et dis à Mathias qu’il a l’air de vouloir soigner sa maman. Il ne répond pas mais a l’air d’écouter très attentivement. Je reprends alors en disant que lorsqu’on est un petit garçon l’on peut se sentir triste de ne pas pouvoir soigner sa maman malade. Il reste silencieux sa mère ne reprend pas. Je demande alors à la maman si elle a remarqué quelque chose. Elle répond alors qu’elle n’a rien remarqué mais qu’elle aimerait savoir s’il a pu être perturbé. Je lui demande alors si quelqu’un d’autre, l’institutrice par exemple, a remarqué quelque chose. Elle dit qu’elles ont parlé de cela mais que rien n’est apparu à l’école.

Durant l’entretien Mathias refusera de rester seul avec moi, ne pouvant supporter que sa mère soit éloignée de lui. Il accepte, semble-t-il, avec un certain plaisir, que nous soyons tous les trois, et met en place un jeu où il nous donne de la pâte à modeler à travailler pour la rendre plus souple afin qu’il puisse l’utiliser. Il jouera plus tard en mettant une femme Playmobil dans une boîte ronde transparente. Il prendra un enfant Playmobil qu’il tapera contre la boîte jusqu’à la faire voler dans la pièce (le fera plusieurs fois). Après cet exercice il finira par dire qu’il s’est inquiété pour sa maman. Sa mère me regarde émue et dit qu’il n’avait jamais évoqué cela auparavant. Nous concluons la consultation, Mathias semble détendu, sa mère demande encore une fois d’être réassurée par rapport à son fils.

Ce qui a retenu mon attention, c’est l’attitude de la mère de Mathias lors de cet entretien. Elle semble très soucieuse des implications que la maladie a pu avoir sur son fils. De sa démarche de consultation nous pouvons entendre son besoin d’être rassurée et peut-être même un désir de soulager une certaine culpabilité. Cela se retrouve d’ailleurs souvent chez les parents qui se considèrent comme coupables de ces circonstances particulières. Bien qu’ils finissent par admettre qu’ils ne sont pas coupables d’être malades, ils portent le poids de la responsabilité des répercussions possibles chez leurs enfants. Cette culpabilité s’originerait dans leur conscience, après coup, de leur manque de disponibilité psychique durant leur maladie.

Dans le jeu de la pâte à modeler nous pouvons remarquer que Mathias fait appel à sa mère pour assouplir la pâte. Cela peut nous faire penser aux théories de W. R. Bion. Ce jeu ressemble à une sorte de mise en scène de la fonction alpha. Ici Mathias semble faire appel à nous pour transformer la pâte trop dure de façon à pouvoir l’utiliser. Peut-être exprime-t-il par cela son impuissance face à l’élément inélaborable que représente pour lui la maladie de sa mère.

Lors du jeu de Mathias mettant en scène les Playmobil, nous pouvons comprendre que ce petit garçon a pu ressentir sa mère comme enfermée, peut-être même, pourrions-nous dire, prise au piège. Il est possible alors qu’il ait vécu difficilement cet « éloignement psychique » de sa mère : on perçoit d’autant mieux l’importance qu’a pu prendre pour lui le fait que sa mère reste présente et participante durant toute la consultation. De plus, rappelons-nous qu’âgé de cinq ans il est probable que des mouvements œdipiens soient d’actualité chez lui. Cela exacerberait son envie de pouvoir sauver sa mère, tout en vivant comme difficile son immaturité fonctionnelle. Son besoin d’attention privilégiée de la part de sa mère a pu être en partie frustré en raison de l’attention constante que la mère devait s’auto-prodiguer.

Enfin, nous pourrions dire que l’enfant, dans cette situation, serait, dans une certaine mesure, lésé par le repli narcissique de sa mère : l’enfant éprouverait des difficultés à surmonter ce contexte entraînant chez lui le besoin d’utiliser un moi auxiliaire pour lui permettre d’intégrer cette situation.

Conclusion

Soulignons tout d’abord le fait que cet article n’a pas la prétention d’être exhaustif sur la question. Cependant ces deux vignettes cliniques nous permettent d’appréhender quelques implications psychiques de la maladie des parents sur les enfants. Nous sommes avec ce type de problématique au cœur de souffrances très archaïques, que les psychés des différents protagonistes tentent de gérer le mieux possible, en fonction aussi bien de leurs failles, que de leur niveau de maturation.

Ces parents, entre angoisse massive de mort, et soucis pour leurs enfants, se retrouvent face à des événements particulièrement difficiles à élaborer. Ces enfants se retrouvent face à leurs propres difficultés d’élaboration, et face à un parent qu’ils peuvent vouloir protéger. Ces parents en sursis qui peuvent être dans une paralysie de la pensée ; ces enfants qui essayent eux aussi de survivre par leurs propres moyens.

Bibliographie

Bion W. R., Aux sources de l’expérience, 2001, 4e édition, Paris, PUF, Bibliothèque de Psychanalyse, 137 p.

Freud S., 1914, « Pour introduire le narcissisme », in La vie sexuelle, Paris, PUF, édition 1969.

Green A., Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris, Les Éditions de Minuit, 1983.

Sami-Ali, L’impasse relationnelle, Temporalité et cancer, Paris, Dunod, 2000.

Sami-Ali, Le cancer, Paris, EDK, 2000.

Winnicott D. W., La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Paris, Gallimard, 2000, pour la traduction française.

Notes

1 Voir « Temps, identité et cancer » de Martine Derzelle in Sami-Ali, Le cancer.

Illustrations

Citer cet article

Référence papier

Malory Perrichon, « Parent en sursis/enfant en survie », Canal Psy, 70 | 2005, 13-15.

Référence électronique

Malory Perrichon, « Parent en sursis/enfant en survie », Canal Psy [En ligne], 70 | 2005, mis en ligne le 09 septembre 2021, consulté le 22 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=3244

Auteur

Malory Perrichon

Psychologue clinicienne, doctorante à l’Université Lyon 2

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