Se voir mourir et après… ?

De la position mélancolique à la subversion transitionnelle, formes insolites de transformation de la déshumanisation aux confins de la conflictualité

DOI : 10.35562/canalpsy.3442

p. 66-71

Plan

Texte

Les « folles » de la place de Mai à Buenos Aires : un paradigme de la groupalité

Depuis 1977, tous les jeudis à 15 h 30, des femmes, des mères, des grands-mères se rassemblent sur la place de Mai à Buenos Aires en Argentine. Au commencement, elles étaient quatorze. Couvertes d’un tissu blanc qui n’était autre que le lange de leur bébé volé, bout de tissu qui deviendra d’ailleurs le symbole emblématique de leur mouvement, ces femmes se sont réunies pour dénoncer la disparition, la torture, l’assassinat de leurs enfants sous la dictature militaire argentine. Dans ce contexte, une véritable rafle de l’ensemble des générations des opposants politiques s’est réalisée. Baptisées par les militaires de « folles » de la place de Mai et n’ayant pas le droit d’occuper statiquement l’espace, ces femmes furent seulement autorisées à marcher en rond autour de la statue qui orne la place, statue représentant une pyramide en guise de commémoration de la rétroversion de la souveraineté. De cette injonction de « tourner en rond », les « folles » décidèrent que leur marche se ferait dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, une manière pour elles de signifier leur souhait de remonter le temps. Ces « folles » semblaient bien porter leur titre ; elles étaient folles de défier l’autorité, folles de penser qu’une marche ritualisée presque processionnelle aurait un effet sur leur société, folles d’imaginer que l’endurance, le désespoir et la rage s’avéraient être les seules manières de retrouver leurs enfants. Elles étaient folles de s’appuyer sur leurs croyances, gages d’espoir et de survivance. La promesse d’une ré-humanisation semblait alors passer par la groupalité et la conflictualité pour survivre face aux figures du Mal1. Au-delà de l’acharnement à retrouver leurs enfants, ces femmes racontent histoire d’un processus précieux qui régénère la civilisation ; soit celui de la transformation de la violence mortifère, de la barbarie et du meurtre en un récit collectif, en une ré-historisation possible. Les femmes de la place de Mai témoignent que des meurtres ont eu lieu et leurs témoignages s’inscrivent, justement, dans la recherche d’un « plus jamais ça ». « Plus jamais ça » le rapt, la torture et le meurtre des individus. « Plus jamais ça » l’omerta autour de la barbarie agie. « Plus jamais ça » des actes déliés, évacués d’une trame historique. En effet, le processus à l’œuvre apparaît alors être celui d’une recherche de sacralisation ; rendre sacré l’assassinat des boucs émissaires désignés. Le processus à l’œuvre, scénarisé par leur marche devenue aujourd’hui traditionnelle, se manifeste par la nécessité de sécuriser ces morts de la dictature, de commémorer leurs existences, de les ériger comme étant des sacrifiés de leur pays. Selon René Girard (1972), le sacrifice est au fondement de toute civilisation, de toute communauté. Le groupement des humains repose sur un meurtre fondateur et convoque tout un chacun au renoncement de ses pulsions mortifères pour un « vivre ensemble ». D’un point de vue anthropologique, rappelons d’ailleurs que le sacrifice s’avère être au carrefour des trois religions monothéistes : Abraham prêt à sacrifier son fils à la demande d’un infanticide de son Dieu lorsqu’il fut arrêté dans son élan et que son fils Isaac devint alors sacralisé. Dans cette dynamique, les femmes de la place de Mai tentent de restaurer de la sacralité en tant que terreau de civilisation, en tant qu’ancrage politique, en tant qu’ouvrage au travail de Culture (Freud, 1930).

« Perdre foi » en sa pratique, l’inévitable position mélancolique au service de la réflexivité

En intervenant dans des dispositifs de groupe d’Analyse de la Pratique Professionnelle au sein d’institutions médico-sociales nous sommes amenés à constater que les équipes de professionnels de soin et du travail social traversent une crise de la croyance et de leurs propres croyances. Dans le quotidien de la pratique clinique en Analyse de la Pratique Professionnelle, nous rencontrons des professionnels qui ne croient plus dans la culture de leurs institutions d’appartenance, dans les projets d’équipes sitôt élaborés sitôt rejetés, des professionnels qui ne croient plus dans les choix politiques et institutionnels menés. En effet, dans une époque hypermoderne où la procédure et la standardisation des pratiques s’imposent comme de nouvelles idéologies institutionnelles, nous rencontrons des professionnels qui ne croient plus en leur présence auprès de l’autre usager, auprès de l’autre sans autre, dirons-nous auprès du sujet mésinscrit2. Le décor de l’hyper-modernité sous les prévisions cataclysmiques écologiques actuelles pousse les professionnels de la mésinscription (Henri, 2002) à se retrancher dans les coulisses de la scène jouée, les pousse à œuvrer et créer dans l’ombre. Le contexte hypermoderne actuel pousse les professionnels à devenir des travailleurs clandestins de l’affect. L’illusion créatrice nécessaire et résistante qui les engage n’a de cesse d’être attaquée par des figures bureaucratiques et gestionnaires. En définitive, aujourd’hui, les professionnels de la mésinscription sont condamnés à justifier de leur existence, à défaut d’être portés, d’être rêvés, à défaut d’être soutenus, reconnus et attendus. Parfois appréhendé comme une machine opératoire à produire et à rentabiliser, le professionnel du champ de la mésinscription se retrouve alors vidé de sa subjectivité, vidé de sa substance. L’illusion tayloriste des pratiques de la relation d’aide en tant que désinstitutionalisation renvoie, in fine, au processus de désubjectivation à l’œuvre pour les sujets accueillis dans les institutions. La vague des formations réactionnelles et autres partages des indignations étant passée, les professionnels de la mésinscription sont invités au réveil de l’incurable mélancolie ; les choses ont eu lieu « et c’est ainsi ». Dès lors, pouvons-nous penser que l’effondrement mélancolique actuel des professionnels qui par effet d’emboîtement résonnent avec l’effondrement des garants métas-sociaux, puisse se régénérer au service de la reliaison ? Quand le mortifère l’emporte, comment pouvons-nous transformer cette négativité radicale3 en une terre fertile pour la créativité et, de fait, pour la ré-humanisation ? D’où se puise l’énergie nécessaire pour maintenir l’endurance primaire4 ? Qu’enseignent ces femmes de la place de Mai d’un « vivre ensemble » ?

Nous pourrions proposer l’hypothèse que la menace mélancolique pour les professionnels – repérée par des allures de pessimisme généralisé et d’une lassitude de « l’à quoi bon » – pourrait être une voie de dégagement de la déliaison, un levier à la groupalité puisqu’elle s’impose, justement, comme un point nodal identificatoire au sein des groupes institués. La menace mélancolique pourrait être une posture éminemment créative dès lors qu’elle se partage en tant qu’objet commun au sein du groupe, dès lors qu’elle se transforme en une position « mélancoliquement » là, avec l’autre sujet, l’autre groupe, l’autre institution. Néanmoins, la créativité ne peut trouver sa matière à créer que dans l’altération. La créativité s’extrait de la crise et d’un dérèglement. La créativité pour les professionnels du champ de la mésinscription nécessite alors de se laisser suffisamment altérer par l’expérience de l’effondrement mélancolique. Le dispositif d’Analyse de la Pratique Professionnelle se retrouve alors convoqué à contenir l’effondrement groupal inévitable quand le mortifère colore l’ensemble de la pratique. Le cadre de l’Analyse de la Pratique Professionnelle en assure les contours, les bords qui permettent de s’appuyer pour se maintenir et se redresser. En effet, dans ces accompagnements menés, nous pouvons remarquer, d’un point de vue dynamique, que les groupes institués, organisés sous le primat de la violence primaire5, s’adoucissent justement au moment où le partage identificatoire de l’ensemble des membres du groupe est possible ; le leurre serait bien celui de croire que le clinicien intervenant en soit complètement exempt. Le partage identificatoire mélancolique et sa confusion momentanée – prenant des mouvements d’une profonde désolation et d’une profonde acédie6 – ne se révèlent pas comme un encombrement pour le groupe. Au contraire, il est un potentiel levier à la créativité parce qu’il peut, justement, s’envisager sous l’angle d’une « position », sous l’angle d’une étape à passer. Une fois que les professionnels se sont indignés, parfois enragés à l’égard de certaines situations qui les poussent à la jouissance mortifère, que peuvent-ils faire d’autre que de s’effondrer quant à cet autre traité comme une marchandise via l’industrialisation des pratiques de soins et de travail social ?

Nous pourrions nous dire que la reprise possible de l’effondrement mélancolique et ses perspectives de reliaison pourraient bien s’envisager sous le modèle du jeu winnicottien. Nous observons et reconnaissons, au quotidien, les dommages causés par les mécanismes de casse des institutions ; ne serait-ce que l’idéologie économique et de son projet de rentabilité. Malgré tout, nous pourrions penser et soutenir l’idée que tant que les capacités transitionnelles intrinsèques des cadres internes des professionnels ne sont pas entachées, tant qu’ils œuvrent pour aménager des espaces de déprise et de reprise, ils résistent et assurent une certaine continuité dans le processus de subjectivation de l’autre accompagné. Les capacités transitionnelles s’étayent sur les possibilités de transformations de la négativité radicale, la matière brute qui vise à élaborer une forme appropriable pour le sujet. Ces tentatives de transformation, en appui sur les capacités transitionnelles des professionnels du champ de la mésinscription, permettent le processus d’introjection des expériences traumatiques pour le sujet accueilli qui lui permet de s’en différencier. Autrement dit, la tâche primaire pour tout professionnel du soin et du travail social consiste à transmettre au sujet que sa vie vaut la peine d’être vécue. Seulement, pouvons-nous jouer de tout, et à l’infini, surtout quand on n’y croit plus ? Le modèle précieux du jeu winnicottien ne serait-il pas trop élaboré quand la question de l’existence de la professionnalité n’est plus vraiment celle de savoir si les professionnels sont « vivants », mus par leur créativité et leurs capacités transitionnelles, mais s’ils sont d’abord « en vie », dans le sens de la reconnaissance de la vie psychique ? Nous postulons que nous ne pouvons pas jouer de tout et avec tout. Nous postulons que l’en-deçà au jeu, telle que la position mélancolique, structure et délimite en se figurant comme une gardienne de vie. Nous ne pouvons pas jouer avec la déshumanisation, avec les situations sans issues quand le sang coule réellement. Les femmes de la place de Mai ne jouent pas avec l’assassinat de leurs enfants. Nous pensons que leur effondrement les rassemble et les rend endurantes, que l’effondrement leur permet d’élaborer la déshumanisation par la voie subversive ; parce qu’elles n’avaient pas le droit de rester statiques sur la place elles se sont mises à marcher rituellement, à s’appuyer sur leur groupalité. Au sein de ces situations sans issues, hors du monde7, telles que nous pouvons les rencontrer dans les institutions de soin et de travail social, la limite « humain/non-humain » n’est pas négociable. Ces limites, que nous rappelons à la lumière de l’interdit du meurtre et l’interdit de l’inceste, forment l’organisation symbolique de la civilisation. Selon Nathalie Zaltzman, ces situations sans issues, hors du monde, sont des expériences-limites à part entière où le sujet survit en s’appuyant sur Thanatos ; le sujet collabore avec Thanatos pour se récupérer à l’endroit de l’Eros. Plus le sujet s’appuie sur la mort, plus il est en vie. Dans les situations sans issues, l’humain est agi par une force qui lève le voile des tendances illusoires, déniées, dénégatrices, l’humain est poussé à survivre, l’humain est saisi par l’acharnement de la pulsion d’auto-conservation, le besoin de se relier coûte que coûte à la vie. Tous les jeudis, depuis plus de quarante ans, des femmes s’acharnent et se réunissent sur la place de Mai, au nom de la vie. Nathalie Zaltzman encore propose de penser cet acharnement à la vie qui collabore avec la mort sous l’angle de la pulsion anarchiste (Zaltzman, 1998). Elle propose de penser cette pulsion anarchiste comme une variante protestataire libertaire et insolite de la pulsion de mort. La pulsion de mort a des effets de déliaison. Seulement, parce que la pulsion de mort délie, défait, nous pourrions reconnaître que les effets de déliaison ont néanmoins le mérite de potentialiser, d’ouvrir, de libérer et de remettre le sujet au cœur de son existence. Nathalie Zaltzman (1998, p. 132), toujours, nous dit : « le mouvement anarchiste surgit lorsque toute forme de vie possible s’écroule ; il tire sa force de la pulsion de mort et la retourne contre elle et sa destruction ». Ghyslain Lévy (2010) rajouterait que cette pulsion anarchiste ouvre sur la nécessité « de penser la volonté entêtée, en chacun, d’affirmer sa valeur singulière, personnelle, intime, par une protestation libertaire, contre l’uniformisation idéologique de masse, contre les forces agglutinantes d’Eros, contre le pouvoir de l’Un narcissique et son ordre souverain ». La survie deviendrait alors une révolte contre l’emprise d’un environnement saturé d’une volonté de meurtre.

Vignette clinique d’un groupe en Analyse de la Pratique Professionnelle

Partant, comment ces processus se déclinent-ils au sein de la pratique clinique ? Les propos à suivre s’étayeront à partir d’un groupe d’Analyse de la Pratique Professionnelle auprès de professionnelles auxiliaires de puériculture qui travaillent de nuit au sein d’une pouponnière d’accueil d’urgence. Au cours de plusieurs années d’accompagnement, et après bien des périodes particulièrement violentes en termes d’appropriation du dispositif par ces professionnelles, la clinique groupale révélera l’aménagement « espiègle » trouvé au sein de la pratique du quotidien. Ces professionnelles témoignent de leur vie auprès de ces enfants ; de ceux qui demeurent silencieux qui pourraient être oubliés et de ceux inconsolables qui pleurent toute la nuit. Elles racontent les histoires de ces bébés abandonnés, violentés, violés, séropositifs et dont certains parents s’introduisent la nuit pour les récupérer ; l’une d’entre elles aura d’ailleurs été agressée. L’angoisse paroxystique, qui demeure en filigrane des séances d’Analyse de la Pratique Professionnelle, reste néanmoins celle de la mort subite réelle du nourrisson ; « je vérifie toutes les trente minutes si les enfants sont vivants » dira l’une d’entre elles. La tâche primaire est alors la suivante : garder le petit en vie. Néanmoins, « le pire » pour ces professionnelles ne repose pas tant sur ces histoires traumatiques cumulées puisqu’étant intrinsèques du métier. « Le pire » repose sur le fait que ces histoires ne prennent pas autant de place que ce que ces professionnelles constatent depuis plus d’une décennie ; soit la valse des protocoles, le défilé des procédures, les suppressions de postes, les contrats précaires pour certaines professionnelles, le sureffectif des bébés placés d’urgence sans solution d’installation pérenne, la fermeture de certains services, le « turn over » des saisonnières non-diplômées, une augmentation du nombre d’arrêts maladie et des répercussions palliatives pour celles qui restent, des départs en retraite non fêtés après 35 ans de service, une uniformisation des pratiques, etc. Un jour, l’une d’entre elles confesse avoir retrouvé des tétines de biberons aux bouts élargis. Le fantasme groupal révèle que les tétines auraient été coupées afin que la distribution du lait aille plus vite. La raison qui accompagne cette situation : un manque de personnel et un sureffectif des bébés ont probablement conduit la professionnelle à cette solution, par « rentabilité du temps ». Les associations groupales convoqueront des images violentes de bébés gavés, élevés en batterie. Un mouvement extrême de désolation naîtra au regard du temps fondamental de la constitution des enveloppes psychiques qui se retrouve aboli. Faute de temps pour nourrir certes, mais aussi pour regarder, bercer, chantonner, caresser, raconter. Au cours de ce travail mené en séance, la pouponnière va déménager pour un lieu plus « hight-tech », particulièrement normé et hygiéniste mais, selon les professionnelles, foncièrement « inadapté ».

L’Analyse de la Pratique Professionnelle deviendra alors l’espace pour appréhender les impacts de l’aseptisation ayant cours. La dynamique groupale se déploiera alors selon la question de savoir comment habiter ces nouveaux murs avec ces enfants. Si l’aseptisation repose sur le projet hygiéniste des prises en charges, il n’en reste pas moins que, dans le réel, les normes incendie empêchent de mettre des rideaux, de fabriquer de l’intimité, de tamiser les lumières. La lumière, d’ailleurs, occupera quelques séances car elle s’avère être à détecteurs de mouvements et peut donc surprendre par son déclenchement notamment quand un bébé est en train de dormir. L’épaisseur des murs ne permet pas non plus de planter un clou pour mettre un tableau, accrocher des photos, colorer les cloisons avec les dessins des enfants. Le plan attentat aménage une mise en place de moyens visant à entraver une action terroriste ; les professionnelles sont donc pourvues d’un badge qui donne accès aux unités de vie. Seulement, à cette époque, le système n’était pas suffisamment rodé et une professionnelle a pu se retrouver coincée à l’extérieur d’une chambre tout en entendant un bébé pleurer à l’intérieur. Alors que les professionnelles avaient pour habitude de se réunir le soir, d’occuper des services traversants, elles sont priées de rester, seules, dans leur unité de vie transmettant alors l’isolement ressenti et la perte de sens de pouvoir échanger entre elles à l’égard de ce qu’elles vivent dans le quotidien. Ne serait-ce que par les isolations défectueuses des locaux, les professionnelles sont confortées dans l’idée d’un déménagement prématuré ; par exemple les services ont pu se retrouver inondés ou envahis d’insectes. Il en ira de chenilles retrouvées dans les berceaux, les jouets, les habits des enfants. Les fenêtres des unités de vie sont tellement hautes qu’elles ne permettent pas aux enfants de voir l’horizon. Dans cette période, les séances sont lourdes, tragiques, ponctuées par la désolation qui court-circuite une quelconque rêverie et le groupe devient le lieu, de nouveau, d’une profonde acédie ; une associativité pauvre, une impression de l’inutilité de l’élaboration. « On ne sert à rien ».

Les séances se rythment par l’absence d’histoires à raconter, par le négatif de l’éprouvé, soit celui qui ne se dit pas en demeurant à l’état de sa brutalité. Tandis que l’écoute au sein d’une séance ne pouvait se résumer qu’à celle du « tic-tac » de l’horloge, une professionnelle réagit : « on n’a qu’à manigancer, il y a une différence entre ce que l’on nous dit de faire et ce que l’on peut faire ». Cette réaction devint alors l’empreinte de la trouvaille d’un autre chemin. Malgré leurs contingences d’organisation du fait de leurs horaires de nuit, certaines professionnelles s’engagèrent davantage dans les groupes de travail ou dans les réunions d’équipe « pour nous représenter ». Le groupe d’Analyse de la Pratique Professionnelle devint alors le lieu de l’organisation et des stratégies ; celui de s’organiser pour manger ensemble et se retrouver, celui des informations à se transmettre, des listes de courses à effectuer pour la réalisation des menus « du soir ». Le groupe devint une communauté de nuit. Gênées par les lumières à détecteurs de mouvements, les professionnelles enlevaient les fusibles et ramenaient des lampes aux lumières tamisées de chez elles. Désolées d’être recluses chacune dans l’unité de vie, les professionnelles ouvraient les portes des services – censées rester fermées – et les bloquaient avec les jouets des enfants. Elles improvisèrent et aménagèrent le couloir du service de la pouponnière comme un salon, elles sortaient les tables, les fauteuils et se réunissaient. En somme, la nuit, les professionnelles bricolaient. De peur des intrusions en pleine nuit, elles mettaient des jouets à grelots sur les poignées des portes et transformaient les interstices du service en un grand terrain de jeu. En séance d’Analyse de la Pratique Professionnelle, elles dessinaient des croquis afin de témoigner de leur disposition nocturne. Croquis sujets à élaboration puisque toutes les professionnelles commentaient pour éclairer davantage leurs aménagements. Les séances devinrent aussi des moments de repas partagés car les professionnelles ressentirent que l’APP pouvait être un lieu pour « marquer le coup des départs en retraite » comme si l’espace groupal devenait une extension du salon qu’elles se fabriquaient la nuit pour travailler. Cette histoire clinique nous amène ainsi à postuler qu’elle constitue un paradigme de la régulation groupale et institutionnelle (Gaillard, 2011). Un lieu de vie où la vie, justement, peut se reprendre en commémoration, en ritualisation et, dans ce cas présent, sous l’angle d’une apparente transgression.

Conclusion

Dès lors, les questions peuvent être les suivantes : le clinicien-intervenant est-il complice ou témoin ? Le cadre du dispositif de l’Analyse de la Pratique Professionnelle est-il « mafieusement » instrumentalisé, soit celui d’un pacte inconscient conclu sans nuance possible où la jouissance groupale dans la transgression serait de mise ? À contrario, le cadre du dispositif de l’Analyse de la Pratique Professionnelle soutiendrait-il, par l’espièglerie et les manigances, les retrouvailles de la réflexivité sous l’angle de la transitionnalité ? Au regard de la clinique groupale au sein de cet accompagnement mené, l’enseignement tiré semble bien être celui d’une articulation entre la transgression et la reliaison pulsionnelle. En effet, la dynamique groupale prend une tournure « anti-conventionnelle » mais ces professionnelles ne sont-elles pas justement au cœur de leur tâche primaire, en ayant recours à la pulsion anarchiste ? Finalement, au sein des pratiques de soins et de travail social, la question structurante qui demeure repose toujours sur la préoccupation de savoir si les interdits fondamentaux qui organisent la civilisation et le travail de culture sont garantis. Les « folles » de la place de Mai transgressent-elles la loi ? Au contraire, elles la rétablissent. Elles décalent, elles retournent de l’intérieur, elles subvertissent en passant par l’acte. Dans cette même dynamique, les professionnelles auxiliaires de nuit s’organisent différemment, fabriquent de la communauté pour s’occuper de ces enfants dont les histoires pourraient être oubliées. Dans le contexte de l’hypermodernité actuelle, et au regard des dynamiques de standardisations et de gestions qui dépourvoient l’individu de sa subjectivité, nous proposons de penser que la subversion devient alors l’une des modalités de ré-humanisation et de potentielle conflictualité quand la normalisation hygiéniste devient une référence et autorise les dérives perverties. Nous faisons l’hypothèse que la subversion re-fabrique de l’intermédiaire, une réouverture transitionnelle qui permet un espace de transformation de la négativité radicale pour une réappropriation subjective. Nous nommons ce processus la subversion transitionnelle (Gomez, 2018).

Au commencement, couvertes des langes de leur bébé volé, les folles de la place de Mai étaient quatorze. En 1981, les marches des « folles » de la place de mai sont rejointes par d’autres mouvements appelés « les marches de la résistance » œuvrant contre l’oubli, contre le silence et pour la reconnaissance du crime contre l’humanité. Aujourd’hui, leur mouvement compte plus d’un demi-million de partisans.

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Notes

1 Formulation empruntée à Nathalie Zaltzman.

2 Alain-Noël Henri (2002) définit le terme de la mésincription : « Il s’agit de tout état de fait incarné par des acteurs sociaux réels, et qui, menaçant la structure syntaxique caractéristique d’une culture, enclenche par là même un ensemble de processus de restauration de l’ordre symbolique ainsi troublé. »

3 Kaës R. (2014), « Figures et modalités du négatif dans les alliances inconscientes », in Les alliances inconscientes, Paris, Dunod, p. 115-136.

4 Selon Daniel Rosé (1997), l’endurance primaire se définit ainsi : « Le sens naît de la vie même, l’humain de la contrainte à laquelle il est voué de lier la sexualité à la vie psychique, sous-tendue quant à elle par la nécessité de surseoir à la décharge, de faire du plaisir différé son jardin secret en même temps qu’origine de toutes ses pensées et actions, elles-mêmes à la merci de multiples tentations que la vie lui propose ; logique de la vie qui nous fait ainsi inventer chacun un chemin que nul n’empruntera. »

5 Aulagnier P. (1975), « Du pictogramme à l'énoncé », in Aulagnier P., La violence de l'interprétation, Paris, PUF, 2003, p. 23-213.

6 En théologie l’acédie désigne l’état spirituel de mélancolie dû à l’indifférence, au découragement et au dégoût.

7 Formulation empruntée à N. Zaltzman.

Citer cet article

Référence papier

Sarah Gomez, « Se voir mourir et après… ? », Canal Psy, 128 | 2021, 66-71.

Référence électronique

Sarah Gomez, « Se voir mourir et après… ? », Canal Psy [En ligne], 128 | 2021, mis en ligne le 13 juillet 2022, consulté le 30 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=3442

Auteur

Sarah Gomez

Psychologue clinicienne, doctorante au Centre de Recherche en Psychopathologie et Psychologie Clinique, Université Lumière Lyon 2

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