Sorj Chalandon, 2021, Enfant de salaud

p. 2

Référence(s) :

Sorj Chalandon, 2021, Enfant de salaud, Paris, Grasset, 330 p., 20,90 euros

Texte

« Tu es un enfant de salaud » : parole inaugurale, traumatique, qui fait énigme, d’un grand-père à son petit-fils, à propos du fils de l’un et du père de l’autre. D’un grand-père auquel l’engagement de son fils fit terriblement violence, lui qui penchait du côté de la Résistance.

Parole qui vient nommer ce que le petit-fils, l’auteur de ce livre qui se présente comme un roman, cherche, avant même qu’il s’agisse de comprendre, à connaitre. Ce fils qui a déjà écrit sur cette affaire, l’une des grandes affaires de sa vie, lui qui fut grand reporter au Monde et se confronta à la violence de ce monde au point, à un moment, d’arrêter ce métier tant la rencontre avec celle-ci était en risque de l’éloigner de son humanité, ce qui résonne puissamment avec Enfant de salaud.

Le salaud, selon de grand-père, est ce père qui s’engagea durant la seconde guerre mondiale dans la Waffen-SS ; c’est aussi, voire surtout, ce père insaisissable, qui se dérobe à la rencontre et à la recherche de vérité de son fils (la mère préfère tourner la page, ne pas y penser, ne pas en parler, respectant les positions du père), ce père qui ment presque comme il respire. Et surtout, et cela fait particulièrement violence, qui ment non pour se disculper, mais qui, au contraire, en rajoute dans son engagement : il aurait défendu le bunker de Hitler, été en Pologne…, ce qui ne fut en fait jamais le cas !

Le fils, S. Chalandon donc, essaie de parler avec le père, essaie par moments de le coincer, et ce d’autant plus que ce père vieillit, qu’un jour il ne sera plus. Une occasion peut-être : le père demande à son fils de lui permettre d’accéder au palais de justice de Lyon pour le procès de K. Barbie que le fils doit couvrir pour Le Monde. Le fils refuse, le père se débrouille et y assiste. Il y a là une mise en perspective puissante, et particulièrement éprouvante pour le fils, pour le père aussi sans doute à certains moments, pour des raisons antagonistes. Bravache, voire provocateur, le père approuve les déclarations de Barbie, fait des signes de connivence au fils qui oscille entre éviter ce père qui lui fait honte et le chercher à la fin des journées de procès pour le questionner.

Parfois le père est tout de même éprouvé, lorsqu’il se sent acculé par le fils, mais le fils, et le lecteur, peinent à savoir ce qui est de la comédie, de l’évitement, de la ruse, et ce qui est souffrance réelle.

Si Enfant de salaud est si réussi, si fort, c’est parce que c’est un récit toujours en tension entre la quête de vérité du fils et les dérobades, les mensonges du père, sans parler des silences de la mère. Mais c’est aussi parce que la pression exercée par le fils pour traiter quelque chose de sa propre souffrance finit par mettre à mal le père, entre mouvement suicidaire halluciné et troubles cognitifs tardifs. Ceci vient tout particulièrement questionner les cliniciens du vieillissement et de la famille : tout ce qui a été voilé doit-il être dévoilé, à quel prix, pour qui ? La souffrance familiale est un nœud qui met à mal chacun, qu’il trouve sa solution dans la dérobade et/ou la provocation vantarde, dans le silence, ou dans la quête transposée dans le monde et/ou dans la littérature.

Sur une configuration proche, nous avions particulièrement aimé La marque du père (Gallimard) de M. Séonnet : mais là où pour lui l’énigme était de savoir comment son père, cet homme doux, bienveillant aux autres, avait pu être dans la division Charlemagne (français de la Waffen-SS), S. Chalandon est confronté à la terrible continuité d’un père vantard, menteur, et in fine, souffrant, mais d’une souffrance qu’il aura évitée tout sa vie et en partie fait vivre aux autres.

À la fin d’Enfant de salaud, le lecteur reste avec une inconfortable difficulté de trancher, avec la complexité et la part d’énigme de tout être.

Citer cet article

Référence papier

Jean-Marc Talpin, « Sorj Chalandon, 2021, Enfant de salaud », Canal Psy, 128 | 2021, 2.

Référence électronique

Jean-Marc Talpin, « Sorj Chalandon, 2021, Enfant de salaud », Canal Psy [En ligne], 128 | 2021, mis en ligne le 13 juillet 2022, consulté le 19 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=3445

Auteur

Jean-Marc Talpin

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