Quand j’ai réfléchi1 à un titre pour rendre compte de la richesse de l’œuvre de Georges Gaillard, il m’est aussitôt venu associativement le jeu du portrait chinois : Si Georges était une couleur, ce serait noir, le « porte noir du CRPPC », pour tous les internationaux avec lesquels il a travaillé, black, preto en portugais, negro en espagnol, nero en italien, mauro en grec. Et en freudien : pulsion de mort. La méthode clinique de l’associativité est toujours efficace.
Et pourtant Georges Gaillard n’a rien d’un thanatophore, on le connaît généreusement bon vivant, nous invitant à toute occasion festive à goûter des vins délicieux de sa région d’origine, ne néglige jamais l’humour, apparaît chez lui une immense curiosité intellectuelle et pratique intensément la Kulturarbeit à laquelle il ne cesse de se référer. Il porte aussi les couleurs de la pratique psychanalytique - elle inspire profondément ses travaux qui tentent d’éclairer les énigmes mortifères dont sont porteurs ses patients - avec un grand souci de l’éthique et essaie de dégager, selon l’expression du poète Henri Michaux, « quelques filets d’or dans l’ébène ».
Après l’homme, l’œuvre : je vais vous inviter à un parcours sur ses terrains de recherche et vous comprendrez à quel point il ne s’agit pas seulement, dans ses écrits, des forces de destruction, des forces de Thanatos, mais aussi du soleil noir de la mélancolie. Derrière l’éclipse, le rouge incandescent de l’espoir avec l’émergence vivifiante d’une œuvre foisonnante de pistes de réflexion qui nous dégagent de toutes les chroniques d’une mort annoncée typiques de la postmodernité.
Le fil rouge de l’œuvre de Georges Gaillard est une interrogation sur la façon dont les sujets et les groupes institués « sont à même de composer avec la pulsion de mort ». C’est donc le primat de Thanatos qui constitue la problématique centrale de ses travaux de recherche, notamment dans les institutions, mais aussi dans les différents niveaux de configuration psychique (individuel, groupal et institutionnel) où œuvrent les dynamiques de liaison/déliaison.
Quelques mots d’abord sur les filiations de son travail de recherche, filiations qui, insiste-t-il, sont malheureusement trop souvent effacées dans la société postmoderne, ivre d’autoengendrement. Sa recherche s’inscrit dans la tradition de notre centre de recherche, le CRPPC, Centre de Recherche en Psychopathologie et Psychologie Clinique, qui a été marquée, dans le champ de l’institution, par les travaux d’Alain-Noël Henri, de René Kaës et de Paul Fustier. Georges Gaillard témoigne de la capacité à la fois de s’ancrer dans cette histoire et d’intégrer la pensée de ses prédécesseurs, à la fois de proposer des perspectives originales, novatrices et heuristiques. La spécificité de ses apports scientifiques consiste justement à interroger les processus à l’œuvre dans les ensembles plurisubjectifs à partir du primat de la pulsion de mort et du « Kulturarbeit ». Il propose de penser les appareillages inter et transsubjectifs à partir de la dynamique de liaison/déliaison, pulsion de vie/pulsion de mort et il se penche particulièrement sur les conditions de l’appropriation subjective. Il articule sa réflexion autour d’« une métapsychologie construite à partir du point de vue de Thanatos » (N. Zaltzman).
Il décline la question de la destructivité et du meurtre dans trois types de cliniques : la clinique des institutions (du soin et du travail social), la clinique des groupes institués, et la clinique du traumatisme et des situations extrêmes. Ses travaux portent sur le devenir de la pulsion de mort dans les institutions de la mésinscription (soin, travail social…), selon le concept d’Alain-Noël Henri, et notamment son impact sur la temporalité, notamment sur les crises généalogiques et les conditions de mise en œuvre d’un processus d’historisation.
Dans la lignée de René Kaës, il s’interroge sur la transformation des métacadres qui provoquent une mutation des arrière-fonds sociaux et culturels et ont des effets sur la construction des collectifs de professionnels et sur le Kulturarbeit requis.
Il déploie dans cette perspective l’idée de la tâche de liaison du mortifère dévolue aux institutions : ce processus est paradigmatique du Kulturarbeit qui incombe à l’humain, qui s’emploie à la reconnaissance et à l’humanisation de la négativité. Il montre comment l’hypermodernité tend à dénier la négativité, préférant le leurre d’une culture des résultats et des « stratégies gagnantes » et comment, du même coup, la compréhension des relations humaines fondées sur la prise en compte de l’inconscient fait l’objet d’un déni et devient l’enjeu d’une volonté de rupture des filiations antérieures, provoquant une crise généalogique.
Deux logiques lui apparaissent à l’œuvre dans ses travaux de recherche, le questionnement autour de la manière dont les mutations contemporaines impactent les institutions et provoquent la déliaison et, parallèlement, l’interrogation des processus qui travaillent à la liaison dans le fonctionnement des institutions. Son projet est aussi de montrer comment la clinique institutionnelle, et notamment la crise généalogique, éclaire les mutations contemporaines.
Il propose de nombreuses modélisations de ces processus.
Parmi ses apports à méditer dans toute institution, et que les étudiants aiment particulièrement citer, Georges Gaillard examine la façon dont les temps de passage généalogique et de transmission sont caractérisés par la déliaison de la pulsion meurtrière. Il décline quelques figures et scénarii archétypiques lors de ces changements généalogiques et montre comment les figures de la barbarie font retour, sous la modalité du meurtre de la position professionnelle, entre filicide, matricide et parricide. Mais Alain-Noel Henri évoque l’absence de parricide dans la transmission FFP : il est heureux que les hypothèses de Georges Gaillard aient été déjouées dans la transmission FPP, c’est finalement le signe d’une bonne hypothèse, car elle peut être discutée et cela réconforte de savoir que la pensée de l’institution peut déjouer les pièges de la pulsion de mort.
Tous les étudiants de Lyon 2, des autres universités de France et aussi du Brésil, connaissent ces travaux sur les institutions qui leur sont très précieux.
Je vais me centrer maintenant sur un aspect moins connu de ses travaux, qui correspond à ses derniers écrits, à mon sens tout aussi remarquable . Ses réflexions sont d’une actualité brûlante et mettent en perspective la barbarie actuelle de la guerre.
En appui sur la notion de travail de culture, Kulturarbeit, référée à Nathalie Zaltzman, Georges Gaillard propose d’interroger les configurations macro-sociales contemporaines et leurs liens avec les figures intimes de la barbarie dont Auschwitz, le goulag et Hiroshima constituent les figures emblématiques. Je cite Georges Gaillard : « Il nous faut inlassablement mettre à jour et nommer les processus par lesquels la déshumanisation, et la destruction du vivant, et donc l’ensemble des forces de destructions, les forces de Thanatos, opèrent dans le social contemporain. »
Il décrit les nouvelles modalités de déliaison et de libération des pulsions mortifères et meurtrières auxquelles les sujets contemporains et les sociétés doivent faire face : il rappelle d’abord que les totalitarismes du siècle dernier ont mis à mal la croyance dans les progrès de la civilisation. Il s’appuie sur une analyse de Nathalie Zaltzman qui souligne que le totalitarisme délie le bien individuel du bien commun. Seul le bien collectif public relève du bien commun. Le bien privé devient lettre morte. » Georges Gaillard rappelle que seul le nouage entre « l'intérêt général et l'intérêt individuel », entre les domaines public et privé, collectif et individuel, constitue un socle à même de garantir le bien commun, et de permettre à un groupe social, à une société, de se maintenir dans un processus d’unification dans la différence.
Or, l’ultralibéralisme, dans un renversement radical, a établi une configuration parfaitement symétrique à celle qui avait prévalu dans les totalitarismes (nazi, stalinien ...). Nous avons désormais à faire face, à une nouvelle disjonction entre les registres public et privé, à la destruction et la spoliation du bien collectif, du bien public, au profit du bien privé. L’analyse devient alors politique : c’est le modèle capitaliste ultralibéral destructeur du vivant, celui qui a permis la bombe atomique, c’est ce modèle économique qui a permis de rabattre dans la logique du marché le bien public sous le primat du bien individuel, avec une privatisation prédatrice du monde.
Je cite Georges Gaillard : « La disjonction entre bien collectif et bien privé détruit le registre de l’articulaire, les processus de liaisons, et la catégorie même de l’intermédiaire, celle dont participe tout travail de subjectivation. On est donc là face à un nouveau visage de la barbarie. »
À cela s’ajoute la mutation anthropologique majeure de la crise climatique avec « une dévoration cannibalique du monde » et « financiarisation de l’ensemble du monde et du vivant ». Le style devient prophétique et on pense à lire Georges Gaillard au retour de cette belle figure mythologique de Cassandre, cette femme que personne ne voulait entendre alors qu’elle annonçait la destruction imminente et inéluctable de Troie.
Mais, seul mérite de la pandémie du coronavirus, elle a contraint nos systèmes politico-financiers à abandonner en quelques semaines l’ensemble de dogmes macro-économiques antérieurement présentés comme incontournables et "inquestionnables". Se révèle dès lors que le modèle posé comme « sans alternative », était bien le résultat d’un choix politique et économique avec le capitalisme mondialisé. Apparaît alors une lueur d’espoir qui se dessine toujours dans les travaux de G. Gaillard, envers et contre tout : « Le temps de déconstruction, lié à la pandémie, nous contraint à réinterroger les priorités qui déterminent notre « vivre ensemble », et crée une brèche pour de nouveaux possibles, revivifie l’espoir de nous réapproprier un futur, au-delà de l’incontournable fuite en avant mortifère, et son accélération constante dans la destruction du socle du vivant. La tentation demeure toutefois toujours active d’une revendication de la liberté posée comme une valeur absolue, désarrimée de son lien à l’altérité, et sa corrélation avec l’auto-destruction.
Georges Gaillard définit le travail de culture comme une restauration de l’intermédiaire. Dans les espaces professionnels, il s’interroge sur la façon dont on peut préserver les espaces et les processus qui participent des fonctions articulaires. Au quotidien de toute vie institutionnelle, les figures de la barbarie concernent en effet chacun des professionnels par le biais de la tentation de l'exclusion, de l'expulsion, de la réification (sous le primat de l'emprise) de l'autre et de soi-même.
Dans une institution, c'est « le consentement au collectif », c'est l’émergence d’une instance groupale (momentanée) qui signe la remise en route de l’intermédiaire. Ce nouage témoigne alors d'une mise en partage, d’un « bien commun » et participe au niveau du collectif, d'un véritable travail de culture.
Je m’arrête là, ce que je viens de dire était une invitation au voyage dans les travaux de Georges Gaillard, j’espère vous avoir montré que ce qu’on pourrait appeler, en écho avec Marguerite Yourcenar, l’œuvre au noir de Georges Gaillard, est porteuse d’une immense force, pour nous permettre d’affronter, les yeux ouverts, les nouveaux visages de la barbarie qui ne cessent de nous obséder. Comme l’écrit Freud à Einstein, « Tout ce qui travaille au développement de la culture travaille aussi contre la guerre. » Mais Freud constate aussi que le fil de l’histoire ne cesse de montrer l’échec de ce travail de culture.
Merci, Georges, pour tout ce que tu nous as apporté dans une œuvre qui continuera à nous accompagner et qui connaîtra sans doute beaucoup de nouvelles pages.