Introduction
Si elle pouvait nous paraître distante et abstraite, l’évolution du climat fait partie de notre quotidien. Son traitement est journalier dans les médias, et la population générale en France (particulièrement dans les territoires d’outre-mer) fait l’expérience des anomalies, dérèglements et aléas imputables au changement climatique d’origine anthropogénique. Comme lors de la crise sanitaire de la COVID-19, nombre de collègues semblent souhaiter se reconvertir pour apporter leurs théories, outils et résultats à la lutte contre le changement climatique et ses effets. S’il faut saluer cette tendance, il faut aussi se poser la question de ce que peuvent contribuer les approches en psychologie, notamment ses approches cognitivistes. Certains de ses tendances profondes (notamment son individualisme méthodologique [Chater & Loewenstein 2023] ; ses difficultés et/ou réticences à intégrer les approches d’autres sources de connaissances ; aussi son inscription épistémologique portée sur le test frénétique d’hypothèses [Rozin 2001 ; Eronen et coll. 2021]) peuvent nuire à cette ambition.
Avec ce court article, je souhaite discuter de la contribution possible des outils et approches en psychologie et approches cognitives à la question non pas de comment la psychologie peut aider à réduire notre coût carbone et les effets du changement climatique (voir Vlaneascu et coll. 2024), mais à comment les individus et populations peuvent continuer à faire cohésion après des aléas qui mettent à mal l’accès à des ressources. Cette question est le thème d’un projet scientifique que je mène (https://sites.google.com/view/anrinextremis/home), et qui commence seulement. Mais avant même de commencer, le chercheur en sciences cognitives et sciences de la durabilité que je suis se casse les dents sur un problème plus fondamental encore : comment contribuer au mieux à éclairer cette question de recherche, avec les outils dont je dispose et dont je fais d’habitude usage ?
Le problème : L’effet des chocs écologiques sur la cohésion sociale des populations
Il me fallait pour commencer définir le problème. C’est en fait peut-être un des plis à prendre lorsqu’on décide de travailler non pas à partir depuis un cadre théorique que l’on cherche à faire évoluer et dont on fait découler des hypothèses qui serviront à le mettre à l’épreuve. Travailler sur la question de l’effet des chocs écologiques sur la cohésion sociale des populations n’a de sens que s’il s’agit en fait d’un problème en soi auquel peuvent être confrontées une ou des populations dans le monde. L’une des marques de fabrique des (relativement) jeunes sciences de la durabilité consiste en effet à commencer par un problème pratique des systèmes socioécologiques (un système complexe qui comprend des interactions constantes entre un environnement et des agents humains et non humains, et marqués par des dynamiques non nécessairement linéaires) (Verdier et coll. 2020), plutôt que par des enjeux disciplinaires internes, comme souhaiter augmenter le pouvoir explicatif d’un cadre théorique.
Quel était le problème donc ? Dans un commentaire publié en 2022 sur le site du World Food Programme (https://www.wfp.org/stories/comment-there-no-time-waste-responding-rising-hunger-haiti) et consacré à la crise alimentaire en Haïti, Jean-Martin Bauer, directeur du Programme alimentaire mondial des Nations unies pour Haïti, raconte que la situation de l’île, frappée par des catastrophes successives (tremblements de terre, ouragans, épidémie de choléra) et par des dysfonctionnements graves des systèmes de gouvernance est alors au « point de rupture », avec « une crise qui ne passera pas ».
Cette prévision catastrophique de Jean-Martin Bauer laisse à penser que le pire arrivera, comme un « effondrement sociétal’ (collapse en anglais). Ce concept, popularisé par Jared Diamond dans son ouvrage éponyme (Diamond 2011) et élaboré par Cumming & Peterson (2017), décrit des conditions de perte rapide de l’identité d’un système avec décroissance importante de capital humain et non humain sur du long terme. Dans certains travaux autour de l’effondrement sociétal, des liens sont faits entre aléas climatiques, menace sur les ressources de base (notamment hydriques ou alimentaires) puis conflits politiques (voir par exemple Kennett et collègues, 2012). Et de fait, de nombreux travaux mêlant sciences historiques, sciences politiques et big data ont fait controverse en liant par exemple sécheresses historiques, rendement agricole, mouvements des populations et conflits en Syrie (Kelley et al. 2015), réchauffement climatique et conflits sur le continent africain (Burke et al. 2012), et même liens entre sécheresses et conflit chez les Mayas au 13e et 14e siècles (Kennett et al. 2012). Si ces travaux ont pour la plupart fait controverse, c’est en partie, car ils laissaient penser que des événements de type « aléa climatique » peuvent causer des dysfonctionnements des institutions et un « effondrement sociétal » durable, là où la causalité est extrêmement complexe à démontrer. En fait, ce n’est pas que les aléas climatiques causent des effondrements sociétaux. C’est plutôt que les aléas rendent les sociétés plus vulnérables aux conflits, eux-mêmes sources de vulnérabilité (Buhaug & von Uexkull 2021). Cette notion de « vulnérabilité » est critique ici : les aléas ne font « catastrophe » que parce qu’il y a une vulnérabilité en premier lieu (Alexander 1991). Ces vulnérabilités ne sont pas « naturelles », sinon des choix (plus ou moins explicites) que font les sociétés humaines et leur système de gouvernance.
Aléa climatique et conduites sociales : un traitement possible par la psychologie
Vous me direz : que vient faire la psychologie là-dedans ? Hé bien, il m’a vite semblé qu’elle pouvait avoir un rôle clef à jouer, non pas pour s’immiscer dans de complexes débats statistiques autour des travaux de géopolitique sur aléa et conflits, mais pour participer à une meilleure compréhension des mécanismes des phénomènes de type « effondrement sociétal », ou du moins (puisque la pertinence de la notion d’effondrement sociétal est elle-même fortement sujette à débat, voir McAnany & Yoffee 2009) de détérioration du tissu social, tel qu’il semble à l’œuvre dans la description que fait Jean-Martin Baueur de Haïti. En gros, d’apporter un microscope pour sortir de la mesure de « conflits », mais aller au plus près de la vie psychologique des populations par les individus qui la composent. Un exemple (lui aussi sujet à débat) peut nous éclairer à ce sujet. Il s’agit de la description que l’anthropologue Colin Turnbull faisait des Iks d’Ouganda lors de son travail ethnographique. Au cours des années 60, les Ik ont été contraints de s’éloigner de leurs terrains de chasse. La famine s’en est suivie et, selon Turnbull, la méfiance généralisée, l’agressivité, la rupture des liens sociaux (y compris entre individus proches), la disparition de toute forme de coopération, même minimale, et un individualisme généralisé. Turnbull raconte même (p. 134), que « les membres d’un village se méfient et se craignent les uns les autres plus que tous les autres, en proportion directe de leur proximité et sans tenir compte de la famille et de la parenté. » Il poursuit : « la méfiance commence même à l’intérieur du foyer, entre un homme et sa femme, et entre chacun d’eux et leurs enfants ». Le sous-bassement « psychologique » d’une telle situation pourrait être une forme de « réactance » (Brehm & Brehm, 2013) par laquelle une perception que des ressources sont limitées peut engendrer une tendance au contrôle de ces ressources. Si je suspecte les autres de ressentir de la « réactance », j’ai bien intérêt à ne pas leur faire confiance et à ne pas montrer vulnérable à leurs égards, car je les sais capables de s’approprier les ressources, à mon insu.
En dépit des critiques importantes autour du travail de Turnbull (j’y reviendrais), le fait de pouvoir s’arrêter sur une disposition sociale telle que la « confiance sociale » m’a paru salutaire pour celles et ceux qui veulent comprendre comment un aléa climatique peut travailler le climat social des sociétés. La confiance sociale ou « confiance interpersonnelle » peut être définie comme la capacité à se montrer vulnérable face aux choix d’autrui. Si je croque dans le pain du boulanger, j’ai confiance en lui. Je rends ma santé vulnérable à ses choix, décisions et actions. Le boulanger pourrait tout à fait vouloir m’empoisonner, ou simplement être laxiste sur les normes d’hygiène. Je me montre aussi confiant en les institutions qui garantissent et font respecter des normes d’hygiène alimentaire, en me rendant vulnérable à leurs contrôles et actions effectives. Si l’on est capables d’évaluer la confiance sociale, l’on pourrait, me suis-je alors dit, comprendre la propension d’une population à aller vers un manque de confiance généralisé, potentielle source de conflits, pour peu qu’une détérioration de la confiance sociale soit, de fait, un antécédent du conflit (ce qui n’est en soi pas trivial).
Par ailleurs, il m’a semblé qu’il pouvait être pertinent de ne pas mesurer la confiance de façon « absolue », mais la façon dont un certain montant de confiance sociale se trouve distribué entre plusieurs individus, plus ou moins proches de soi. Il ne s’agirait donc pas de mesurer la confiance en soi, mais la façon dont l’attribution de confiance aux autres est « biaisée » pour favoriser les individus les plus proches de soi. L’antécédent du conflit serait plutôt donc la « sélectivité de la confiance sociale », que la confiance sociale en soi. Comprendre le devenir de la confiance sociale dans des environnements sujets aux aléas pourrait donc, je le pensais, contribuer à une meilleure compréhension des mécanismes des phénomènes de type « effondrement sociétal ».
Face au terrain
Mais comment mesurer la confiance sociale ? Mes collègues en psychologie expérimentale, psychologie sociale et économie du comportement ont pour habitude de poser la question aux gens, en leur demandant « D’une manière générale, peut-on faire confiance à la plupart des gens ou bien n’est-on jamais assez prudent quand on a affaire aux autres ? », et en attendant une réponse entre « On n’est jamais trop prudent » et « On peut faire confiance à la plupart des gens » (voir notamment dans le World Values Survey : https://www.worldvaluessurvey.org/wvs.jsp). On peut aussi complémenter cette approche autorapportée par le « trust game » (ou « jeu de la confiance »), élaboré par Berg et ses collègues (1995). Le jeu de confiance met en jeu deux participants qui ne se connaissent pas, à qui un expérimentateur attribue une certaine somme d’argent. L’expérimentateur informe l’un des participants (appelons-le Joueur A) qu’il a la possibilité d’envoyer de l’argent à l’autre participant (Joueur B), avec la garantie que cette somme sera triplée. Par exemple, si Joueur A envoie 3 euros à Joueur B, cette somme deviendra 9 euros. À son tour, Joueur B peut décider de renvoyer tout, ou une partie de l’argent à Joueur A. Pour prendre cette décision initiale, le Joueur A doit démontrer sa confiance en le Joueur B en se montrant vulnérable en lui confiant une partie de son argent. La confiance entre les deux joueurs peut même se développer davantage lorsque le jeu est joué sur plusieurs tours, avec les deux joueurs interagissant à plusieurs reprises.
Ces deux instruments peuvent sembler faciles à mettre en œuvre, notamment dans une situation de laboratoire. Mais sur le terrain, ces mesures peuvent devenir tout à fait étranges, comme le soulignent Baumard & Sperber (2010), réagissant aux travaux montrant que la diversité des populations en psychologie est faible (il s’agit très largement de populations étudiantes nord-américaines – voir Rad et coll. 2018), mais que les expériences cross culturels peuvent amplifier le problème si elles ne sont pas adaptées aux populations d’étude. Par exemple, il pourrait paraître étranger d’allouer une somme d’argent à quelqu’un sans aucune contrepartie, tel que proposé par les jeux de la confiance. Pareillement, ce qu’on appelle un « ami » peut varier (Adams & Plaut, 2003), et il est donc non trivial de demander d’allouer de la confiance à différentes personnes sans comprendre quel terme précis utiliser pour y référer, et ce que ces termes signifient pour une personne d’une population que l’on ne connaît pas. Enfin, il faudrait pouvoir mesurer la confiance sociale de façon répétée, afin d’éviter le risque de mesurer une réaction intuitive à une question qui pourrait paraître tout à fait étrange.
Une des nombreuses autres difficultés du terrain est de prendre en compte la spécificité d’un aléa donné (par exemple, une exposition à des sécheresses), et notamment des instruments qui existent dans une population pour répondre à ces aléas. Par exemple, Townsend et collègues (2020) offrent une image très différente de la vie sociale des Iks d’Ouganda, montrant de la coopération dans des jeux économiques, et soulignant l’existence de mécanismes de « risk pooling » ou systèmes de mutualisation des risques afin de permettre à celles et ceux qui souffriraient (par exemple) d’une mauvaise récolte de pouvoir quand même bénéficier de ressources (Cronk et Aktipis 2021). Le psychologue armé des méthodes de laboratoire pourrait complètement passer à côté de ces détails significatifs s’il décide de se jeter sur des participants et sur une collection de données, sans d’abord observer et parler.
Le terrain humilie donc, au sens étymologique du terme, car il oblige une personne formée à la psychologie expérimentale et aux sciences cognitives à ne pas se jeter dans une démarche de tests d’hypothèses ou hypothético-déductives avant d’avoir bien compris le contexte du terrain, soigneusement adapté ses mesures, et saisi l’ensemble des facteurs confondants qui peuvent faussement lui faire penser que la présence d’un aléa est directement responsable d’une perte de confiance. Cela peut sembler trivial au lecteur, mais il est fort possible que la psychologie (et en tout cas, celle qui adopte une approche expérimentale et cognitiviste) ne soit pas outillée pour faire face à cela.
« Muscler son jeu »
Bien sûr, ces remarques ne sont pas nouvelles. L’idée même qu’il faille travailler avec des populations que l’on ne connaît pas pour permettre d’identifier des « universaux » en psychologie est l’objet de discussions vives depuis une quinzaine d’années au moins (Henrich et al. 2010). Pour autant, il ne me semble pas que beaucoup de mes collègues aient saisi l’importance de ces enjeux dans leur travail du quotidien. Nous continuons très largement à étudier des populations estudiantines nord-américaines et européennes en pensant là révéler les mécanismes cognitifs universels à Homo Sapiens. Il s’agit sans doute là d’une nécessité en termes matériels et logistiques. Mais cette tendance est problématique pour le champ. Elle l’est d’autant plus pour les collègues (comme je le suis) intéressés à contribuer à des questions scientifiques sur le devenir de notre environnement et de notre climat social, au sud comme dans les pays du nord.
Pour aller vers ces recherches, je me dis souvent que nous devons « muscler notre jeu ». C’est-à-dire sortir des outils que nous connaissons que trop bien, et chercher à entrer dans la complexité des systèmes socioécologiques. Il ne s’agit pas de perdre notre ambition de contribuer à des questions fondamentales sur l’esprit « humain », mais à le faire en reconnaissant l’ensemble des facteurs qui impactent le fonctionnement des esprits que nous souhaitons étudier.Dans mon propre cas, il s’agit probablement de commencer les travaux non pas par un test d’hypothèses, mais par une période d’études soigneuses de l’histoire de la population, de son système de gouvernance, et par une collaboration étroite avec les populations et les expertes et experts qui travaillent avec elles. Enfin, nous devons faire preuve d’une ambition plus globale, non pas en tant qu’acteurs et actrices de la psychologie scientifique, mais en tant qu’enseignant. Afin de former des scientifiques de la psychologie capables de faire ce travail, il faudrait sans doute institutionnaliser des approches de la psychologie basées sur la pluridisciplinarité. Il est possible qu’une ou un étudiant en psychologie intéressé par la psychologie de l’environnement doive, s’il y a choisir, plutôt se pencher sur un cours de climatologie et de gestion des ressources naturelles plutôt que sur un énième volet d’un cours de psychologie sociale. Une contribution de la psychologie aux enjeux de durabilité doit, je le crois, nous pousser à davantage d’humilité et de travail avec d’autres disciplines, au risque s’il le faut, de secouer et de fracturer la communauté des sciences psychologiques.