Des psychologues au chevet de la planète ?

DOI : 10.35562/canalpsy.3571

p. 26-30

Outline

Text

Ce texte est la retranscription d'une conférence-débat qui a eu lieu le jeudi 26 septembre à l'Institut de Psychologie de l'Université Lumière Lyon 2. La synthèse de l'intervention des deux intervenantes a été réalisé par deux IA ; ChatGPT et Claude. Pour voir le replay de la conférence : https://moodle-ouvert.univ-lyon2.fr/mod/ubicast/view.php?id=16075

Une perspective psychosociale sur la crise écologique

Dans son intervention intitulée « La crise écologique, crise sociale : pourquoi la planète a besoin des psychologues sociaux », Sabine Caillaud, maîtresse de conférences en psychologie sociale et directrice du Groupe de Recherche en Psychologie Sociétale (GRePS), propose une réflexion sur le rôle que peut jouer la psychologie sociale dans la compréhension et la résolution des défis environnementaux actuels. Loin d’être une question purement écologique, la crise que traverse notre planète est également une crise sociale, façonnée par les rapports que les individus et les sociétés entretiennent avec l’environnement, mais aussi entre eux.

La cuillère en plastique : un symbole d’une surconsommation globale

Sabine Caillaud illustre son propos en commençant par une vidéo de sensibilisation de Greenpeace sur l’usage des cuillères en plastique jetables, un objet apparemment banal, mais qui représente un véritable symbole de l’absurdité de notre consommation moderne. La vidéo décrit avec ironie comment des ressources considérables, telles que le pétrole, sont exploitées et transformées en objets éphémères comme ces cuillères, créant ainsi un impact environnemental disproportionné. La vidéo sert de déclencheur pour une réflexion plus vaste sur les conséquences invisibles de nos gestes quotidiens.

Sabine Caillaud cite l’exemple de l’Ouganda, où l’extraction pétrolière par des multinationales, comme Total, a en ce moment des répercussions désastreuses sur la biodiversité locale et sur les communautés humaines. Les pipelines nouvellement construits traversent des parcs naturels, provoquant la destruction d’habitats et poussant des espèces comme les éléphants à migrer dans des zones agricoles, détruisant les cultures et perturbant les moyens de subsistance des populations locales. Ce simple geste d’utiliser une cuillère en plastique devient alors avec cet exemple un révélateur des ramifications mondiales de nos choix de consommation.

Trois concepts clés dans la réflexion psychosociale sur l’environnement

Sabine Caillaud développe ensuite trois points fondamentaux qui permettent d’analyser la crise écologique sous l’angle de la psychologie sociale :

  1. La nature comme construction sociale
    En s’appuyant sur les travaux de Serge Moscovici sur l’histoire humaine de la nature (Moscovici, 1968), Sabine Caillaud souligne que notre rapport à l’environnement n’est pas une donnée immuable. La « nature » n’est pas une entité extérieure à l’homme que nous devons simplement comprendre et préserver, mais une réalité socialement et historiquement construite. Ce que nous appelons nature est, en fait, une réorganisation constante de la matière par les humains. Le pétrole, par exemple, existait bien avant nous, mais c’est notre activité sociale qui l’a transformé en une ressource productrice d’énergie et d’objets de consommation.
  2. La complexité des processus sociaux
    Le second point de Sabine Caillaud met en lumière la complexité des processus sociaux impliqués dans la gestion de notre rapport à l’environnement. Si l’on se réfère à la théorie de la « tragédie des communs » développée par Hardin (1968), les individus ont tendance à maximiser leurs intérêts personnels, au détriment de la ressource collective. Cependant, des travaux en psychologie sociale ou encore en économie expérimentale montrent que cette tragédie n’est pas une fatalité : cela dépend de la manière dont sont structurés les groupes, de leur taille, etc. Ainsi, les comportements des individus peuvent être spontanément orientés vers la préservation des biens communs, même dans de grands groupes ou dans des groupes sur plusieurs générations.
  3. La non-fatalité de notre rapport à la nature
    Enfin, Sabine Caillaud insiste sur le fait que notre rapport actuel à la nature n’est pas une conséquence inéluctable du progrès ou de notre biologie. Elle critique l’idée avancée par certains neuroscientifiques, selon laquelle le cerveau humain serait « programmé pour polluer ». Elle s’appuie sur des exemples anthropologiques, comme les découvertes récentes en Amazonie, qui révèlent l’existence d’anciennes civilisations complexes ayant cohabité avec la forêt tropicale sans causer de déforestation massive. Cela prouve que d’autres modèles de développement en harmonie avec l’environnement sont possibles et ont existé par le passé. Elle rappelle que des auteurs, comme Descola, par exemple, ont formidablement démontré cette idée que le rapport que nous entretenons avec la nature n’est pas universel (Descola, 2005).

Le rôle des psychologues sociaux dans la transition écologique

Sabine Caillaud décrit ensuite comment la psychologie sociale peut contribuer concrètement à la transition écologique. Elle identifie cinq axes majeurs dans lesquels les psychologues sociaux peuvent s’engager ou sont souvent déjà engagés :

  1. Comprendre les déterminants des comportements quotidiens
    Les psychologues sociaux sont capables d’analyser les facteurs cognitifs, émotionnels et motivationnels qui influencent les comportements écologiques. Cela permet par exemple de concevoir des campagnes de sensibilisation ou des interventions plus efficaces.
  2. Analyser la dimension symbolique des pratiques
    Sabine Caillaud souligne que les pratiques telles que l’utilisation de la voiture ne sont pas seulement motivées par des besoins pratiques, mais aussi par des valeurs symboliques. Par exemple, la possession d’une voiture peut être perçue comme un symbole de réussite sociale. Les psychologues peuvent ainsi explorer les résistances au changement en étudiant les valeurs sociales qui sous-tendent ces comportements.
  3. Étudier les processus de décision collective
    Le rôle des psychologues sociaux est également crucial dans l’analyse des dynamiques de groupe au sein des instances. Que ce soit dans les équipes de planification urbaine, les assemblées législatives ou les négociations internationales, il est essentiel de comprendre comment se prennent les décisions politiques et économiques qui influencent les politiques environnementales.
  4. Analyser les conditions du changement social
    En étudiant les mouvements sociaux et les actions collectives, les psychologues sociaux peuvent identifier les conditions qui favorisent la stabilité ou, au contraire, le changement dans notre rapport à l’environnement. Les moments de transformation sociale sont souvent le résultat de tensions entre différents groupes d’intérêts. Comprendre ces tensions permet de mieux anticiper et soutenir les processus de changement.
  5. Soutenir la création de nouveaux rapports à la matière
    Enfin, les psychologues sociaux peuvent jouer un rôle clé dans la facilitation de collaborations entre citoyens, experts et décideurs pour créer de nouvelles formes de relation avec l’environnement. En facilitant le dialogue entre ces différents groupes, ils peuvent contribuer à l’émergence de solutions collectives et durables, tout en valorisant les savoirs et les perspectives propres à chacun.

Conclusion : un rapport à la nature façonné par des rapports sociaux

Sabine Caillaud conclut son intervention en insistant sur le fait que notre rapport à la nature n’est ni un fait biologique ni une fatalité historique. Il résulte de rapports sociaux spécifiques, modelés par des dynamiques de pouvoir, des relations interpersonnelles et intergroupes particulières, et des processus de décision collective. En s’attaquant à ces rapports sociaux, les psychologues sociaux peuvent aider à déconstruire les résistances au changement et à créer de nouvelles formes d’interaction avec la nature, plus respectueuses de l’environnement.

Cette approche offre des pistes pour comprendre non seulement les origines de la crise écologique, mais aussi les leviers d’action pour transformer notre rapport à la nature de manière durable et collective. Les psychologues sociaux, à travers l’étude des comportements, des motivations et des dynamiques sociales, peuvent occuper ainsi une position centrale dans la lutte pour une planète plus saine et équitable.

Une perspective psychoclinique

La crise écologique contemporaine suscite une réflexion profonde sur les mécanismes psychologiques individuels et collectifs qui entravent notre capacité à réagir face aux périls environnementaux, en particulier l’apathie généralisée face aux signes de détérioration écologique. D’un autre côté, l’apparition de l’écoanxiété dans les consultations psychologiques questionne l’évolution des liens entre crise écologique et santé psychique. À travers l’analyse du court-métrage Thermostat 6 (Av-ron, Cominotti, Coudert, Dano, 2018), Cristelle Lebon, maîtresse de conférences associée au CRPCC explore ces mécanismes de défense et examine les concepts psychanalytiques et psychopathologiques qui éclairent notre compréhension des réponses psychiques à la crise écologique.

Analyse du court-métrage Thermostat 6

Réalisé en 2018 par quatre étudiantes de l’école des Gobelins, Thermostat 6 met en scène une famille confrontée à une fuite d’eau, qui symbolise les impacts de la crise écologique. Ce film, court, mais intense, illustre les dynamiques psychologiques à l’œuvre, non seulement dans le cadre familial, mais aussi à l’échelle sociétale. La famille, oscillant entre ce qu’André Ruffiot nomme « le principe de constance » et « le principe de transformation », est en proie à une série de mécanismes de défense visant à éviter de prendre conscience de la gravité de la situation.

Le personnage central, Diane, adolescente, tente de bousculer les alliances inconscientes (Kaës, 2009) qui lient les membres de sa famille dans une communauté de déni, symbolisé par la fuite d’eau. Ce phénomène de déni est visible dans les répliques des membres de la famille qui banalisent ou rejettent le problème : ils oscillent entre la banalisation du problème (« Trois gouttes d’eau c’est pas une fuite ! ») et des tentatives infructueuses de mobilisation (« De toute façon j’ai déjà appelé le plombier »).

Ces dynamiques se retrouvent dans la manière dont la société réagit aux signes de la crise écologique. Le déni, la dénégation, la banalisation et l’annulation sont des processus qui permettent de maintenir un équilibre psychologique en occultant une réalité insupportable. Le film démontre également les contradictions propres aux défenses psychiques qui accompagnent cette inaction, illustrée ici par l’attente désespérée d’un plombier qui ne viendra jamais.

Mécanismes psychologiques et défenses collectives

Cristelle Lebon s’appuie sur les travaux d’Harold Searles pour aborder les réponses psychologiques face à la crise écologique. Searles avance que l’apathie généralisée face à la détérioration de l’environnement est largement motivée par des sentiments et des attitudes inconscients. Selon cette approche, l’état de dégradation de la planète active une série de défenses inconscientes pour se protéger de l’angoisse générée par la situation (Searles, 1986). Ainsi, Thermostat 6 montre comment la famille se défend psychiquement contre l’angoisse écologique en évitant de reconnaître la fuite comme un problème réel.

Le concept d’acrasie, élaboré par Christophe Dejours dans le domaine de la psychopathologie du travail, apporte un éclairage supplémentaire. L’acrasie renvoie à la faiblesse de la volonté face à des conflits éthiques, un processus de division interne qui permet d’éviter de souffrir malgré la conscience d’un conflit moral. Il existe deux formes d’acrasie : l’acrasie paresseuse, caractérisée par un retrait volontaire de la capacité à penser, et l’acrasie sthénique, où l’individu rationalise des comportements nuisibles pour protéger son propre équilibre psychique. Ce second type est souvent observé chez les promoteurs de la transformation économique néolibérale, qui justifient leurs actions au nom du progrès, tout en étant incapables de reconnaître les effets délétères de leurs actions.

Impact sur le langage et les interactions sociales

Un autre aspect crucial de l’analyse de Cristelle Lebon concerne l’évolution du langage et ses implications sur nos processus psychiques collectifs. Elle remarque une disparition des conjonctions de subordination dans le langage des jeunes générations, un signe selon elle de la difficulté croissante à articuler différentes réalités complexes. De même, l’usage excessif de l’expression « pas de souci » est interprété comme une volonté inconsciente d’éliminer la sollicitude des interactions sociales, un symptôme d’une incapacité à supporter des relations où l’autre et sa souffrance doivent être pris en compte.

L’écoanxiété : une nouvelle forme de souffrance psychique ?

L’écoanxiété, conceptualisée en 1997 par Véronique Lapaige1, renvoie à une forme d’anxiété liée aux changements climatiques et aux menaces pesant sur les écosystèmes. Elle est perçue comme une forme de stress prétraumatique, déclenchée par la conscience croissante des dangers écologiques à venir. Cette notion fait débat dans la communauté scientifique : certains psychanalystes estiment qu’il ne s’agit pas d’une pathologie à traiter, mais plutôt d’un symptôme de malaise dans une société incapable de répondre adéquatement à la crise environnementale.

Cristelle Lebon propose une perspective nuancée, soulignant que l’écoanxiété, notamment chez les enfants et les adolescents, peut être une forme évolutive d’angoisses liées à des traumatismes précoces. Contrairement aux crises d’angoisse classiques, l’écoanxiété se distingue par trois caractéristiques majeures :

  1. Un lien à une menace réelle (le péril écologique).
  2. Une préoccupation durable et non plus ponctuelle.
  3. Une orientation vers l’action, où le sujet se mobilise pour résoudre les problèmes.

Cette transformation psychique, qui pousse à l’action, est interprétée comme un signe favorable d’assouplissement des mécanismes de défense. Elle témoigne d’une capacité à affronter des réalités complexes, notamment en termes de relations familiales, où l’enfant ou l’adolescent débat et se dispute avec ses parents au sujet de l’origine des produits alimentaires ou des choix de consommation. L’écoanxiété, dans ce contexte, n’est pas à voir comme une pathologie, mais comme un signe d’évolution positive dans le traitement de l’angoisse.

Conclusion et implications pour la pratique clinique

Le rôle des psychologues dans la société contemporaine est crucial pour aider les individus à restaurer les articulations entre différents fragments de leur réalité psychique. Cela implique de :

  1. Soutenir la capacité des sujets à percevoir la souffrance en eux-mêmes et chez les autres, qu’ils soient humains, animaux ou végétaux.
  2. Encourager l’analyse des comportements, des mouvements internes, des angoisses et des désirs pour aider les individus à comprendre et à surmonter leurs défenses.
  3. Reconnecter les individus avec l’héritage philosophique des Lumières, notamment en renouant avec l’invitation kantienne à utiliser avec courage son propre entendement pour affronter la réalité.

Dans cette perspective, l’émergence d’une empathie environnementale et d’une sollicitude envers la planète pourrait constituer une condition essentielle pour agir face aux défis écologiques. En dépassant les mécanismes de défense, les individus seraient mieux armés pour affronter les réalités complexes de la crise écologique, à l’échelle individuelle, familiale et sociétale.

Bibliography

Av-ron, M., Cominotti, M., Coudert, M. & Dano S., (Réalisatrices). (2018). Thermostat 6 [Animation]. France : Les Gobelins.

Descola, P. (2005). Par-delà nature et culture. France : Gallimard.

Dejours, C., Brisson, A. & Bodin, J.-P. (2021). L’entrée en résistance. Éditions Azoé.

Dejours, C. (2016). Chapitre XIV. La résistance (2009). Dans : C. Dejours, Situations du travail, 287-300. Paris : Presses Universitaires de France.

Hardin, G. (1968). Tragédie des biens communs. Science, 162(3859), 1243–1248. doi :10.1126/science.162.3859.1243.

Kaës, R. (2009). Les alliances inconscientes. Paris : Dunod.

Moscovici, S. (1999), Essai sur l'histoire humaine de la nature. Paris : Flammarion. (1968).

Ruffiot, A. (1981). Le groupe-famille en analyse. L'appareil psychique familial. In A. Ruffiot (coll.), La thérapie familiale psychanalytique (pp. 1-98). Paris : Bordas (1985).

Searles, H. (2020). Processus inconscients en rapport avec la crise environnementale. Le Coq-Héron, 242, 11-22. Paris : Erès.

Notes

1 https://www.youtube.com/watch?v=AXkcHbct3m4

References

Bibliographical reference

Sabine Caillaud and Cristelle Lebon, « Des psychologues au chevet de la planète ? », Canal Psy, 133 | -1, 26-30.

Electronic reference

Sabine Caillaud and Cristelle Lebon, « Des psychologues au chevet de la planète ? », Canal Psy [Online], 133 | 2024, Online since 22 novembre 2024, connection on 30 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=3571

Authors

Sabine Caillaud

MCF-HDR en psychologie sociale, Directrice du Laboratoire GRePS, Université Lumière Lyon 2

Author resources in other databases

  • IDREF
  • ORCID
  • ISNI

Cristelle Lebon

MCF associée en psychologie clinique, Psychologue clinicienne, Université Lumière Lyon 2

Author resources in other databases

  • IDREF
  • ORCID

Copyright

CC BY 4.0