Que le recensement de ce livre paraisse dans ce numéro d’hommage à Jean-Marie Besse est particulièrement bienvenu. La nécessité d’une approche interdisciplinaire les rapproche : elle a été soutenue en son temps par Jean-Marie Besse en matière d’éducation et de formation, notamment au sein du SIMEF (Service Interdisciplinaire des Métiers de l’Education et de la Formation) auquel j’ai succédé quelques années plus tard comme directeur.
L’interdisciplinaire constitue certainement l’un des fils rouges de cet ouvrage, nécessité par la rencontre clinique de jeunes adultes et adolescents présentant une grande fragilité narcissique et identitaire, transférée sur la scène de l’insertion sociale et affectant les liens intersubjectifs. Cette souffrance à la fois psychique et sociale, typique de ce qu’on appelle aujourd’hui « la clinique psychosociale » est résumée sous le terme de « souffrance d’exclusion ». Pour la traiter dans toute sa complexité, l’interdisciplinarité en pratique se traduit notamment par le travail en réseau multi professionnels, par l’aménagement et l’emboitement de nouveaux dispositifs individuels et groupaux construits dans des espaces intermédiaires entre le soin psychique et l’accompagnement social. En théorie, elle se traduit par une élaboration appuyée non seulement sur certains apports de la psychanalyse, mais aussi d’autres sciences humaines et sociales, comme l’anthropologie et la sociologie.
Les psychologues contributeurs de ce livre ont été sollicités pour intervenir au sein d’institutions sociales mises en échec dans leur tâche primaire d’insertion par ces jeunes femmes et hommes au comportement souvent inadapté, sans demande apparente d’aide psychologique, parfois violents ou au contraire repliés sur eux-mêmes, le plus souvent en échec répété, confrontant les travailleurs sociaux à leurs limites de compétence. Les questions fondamentales étaient et restent : comment proposer une écoute et un accompagnement à ces personnes en souffrance psychique ou en mal-être, qui, pour des raisons psychologiques, économiques et culturelles, ne peuvent pas accéder aux offres de soin existantes ? Comment « aller vers » ceux qui ont perdu la confiance en eux et en autrui au point de ne pouvoir assumer une demande d’aide pour eux-mêmes, afin de les accueillir comme sujets de parole et de désir et non comme objets d’insertion, irréductibles aux blessures de la vie et aux carences affectives qu’ils ont connues ?
Parce qu’ils sont attentifs à la fois à la dimension intrapsychique et aux ensembles intersubjectifs (groupes, institutions), les professionnels contributeurs de ce livre ont accepté de sortir de leur zone de confort des pratiques cadrées des institutions relevant du soin psychique pour répondre à une commande paradoxale « d’accueillir la souffrance psychique sans faire du soin » dans des structures qui relèvent du champ social et non pas de celui de la santé : les Missions Locales (ML) et leurs partenaires, en particulier les Points Accueil Ecoute Jeunes (PAEJ), ont développé ainsi des « lieux intermédiaires » ou des « dispositifs interface » entre le psychique et le social, entre l’éducatif et le soin.
Ces travailleurs sociaux et ces psychologues, dont certains ont participé il y a quelques années comme enseignants ou maîtres de stage à différentes options ou masters de psychologie orientés vers la clinique psychosociale, ont dû faire preuve de la créativité nécessaire à l’accueil « d’une souffrance qui ne se sait pas » en élaborant les dispositifs de transition et les aménagements de cadre imposés par cette nouvelle clinique devenue un véritable laboratoire au sein duquel ils ont construit progressivement une modélisation théorique et méthodologique solide. Après plus de 30 ans, ils ont eu le désir de transmettre leur expérience et ses fondements tout en témoignant d’un engagement éthique constant. Rejoints par une nouvelle génération, ils montrent comment la mise en place de ces dispositifs d’entretien et de groupes permet à ces jeunes de mener un travail de restauration narcissique et identitaire et de relancer les processus d’insertion.
La perspective clinique est donc prépondérante ici, croisant lecture et méthodologie de la psychanalyse avec celles de la psychosociologie, car ces souffrances se déploient dans les trois espaces psychiques tels que développés par René Kaes dans ses travaux : intrapsychique (inconscient), intersubjectif (les liens aux autres) et trans-subjectif (groupes, institutions, sociétés). Le lecteur en appréciera la pertinence tout au long de cette écriture à plusieurs voix. Le côté paradoxal de la commande (faire du soin sans faire du soin) a contraint les auteurs de ce livre à proposer des médiations et des dispositifs suffisamment souples et innovants pour naviguer entre ces trois espaces psychiques, ce qui s’est traduit par l’emboitement des dispositifs cliniques et de ceux de l’insertion en lieu et place de leur répartition habituelle sur des institutions et des temps différents. En voici un résumé :
En première partie, quatre articles exposent les spécificités de l’entretien en Mission Locale.
Christis Demetriades rappelle, sous le terme de « dispositifs orioplastiques », les enjeux de cette clinique de l’exclusion et les paramètres du dispositif d’entretiens qui soutiennent ses fonctions de contenance et de transformation.
Mylène Debard analyse la question de la non-demande, fréquente chez ces jeunes, comme défense contre la hantise de l’emprise. Son travail clinique permet au lecteur d’appréhender les modalités de relance des processus primaires de symbolisation.
A partir de « l’histoire de Clément », Florence Mollier nous invite à intégrer les objets virtuels dans la construction de l’espace du lien, puis à découvrir leur potentiel transitionnel.
La question de la dépendance est abordée par Frédérik Guinard. Il nous propose un chemin clinique pour relancer les processus de rêverie empêtrés par la perte précoce.
En deuxième partie, trois articles présentent des dispositifs groupaux mis en place par une ML et un PAEJ avec leurs partenaires locaux depuis une vingtaine d’années.
Les « Petits déjeuners santé », constitue un dispositif clinique de prévention que Christis Demetriades nous expose comme un lieu original de sensibilisation au double travail de liaison psychique et de lien social, un lieu qui soutient un réseau local de santé.
Jean-Pierre Caporossi, Christis Demetriades, Bastien Morin et Delphine Zeni-Cadasse présentent les groupes à médiation (photolangage, théâtre, musique), leur rythmicité et leur méthodologie accordées aux capacités d’investissement de ce type de public.
Enfin, Myriam Cantin et Christis Demetriades, abordent les modalités du travail en réseau mis en place sous le titre de Groupe Interinstitutionnel Clinique (GIC). Ils rendent compte des aléas de la construction d’un tel groupe qui soutient un réseau local de santé mentale, y compris ses moments de crise, pour ensuite tenter de dégager les facteurs de sa continuité dans le temps.
Ce bref sommaire montre bien que l’appui sur les réalités cliniques est un fondement essentiel du propos de ces praticiens qui témoignent de leur engagement éthique tout autant que des difficultés qu’ils ont dû traverser pour accomplir leur fonction. Les nombreuses situations cliniques rapportées dans cet ouvrage permettent de bien comprendre la complexité de cette clinique de souffrance d’exclusion qui relève aussi de celle de l’agir adolescent avec souvent des éléments psychosomatiques.
L’intérêt de ce livre ne se réduit pas à la richesse de la clinique rapportée. L’élaboration théorique et méthodologique s’est imposée à tous comme le meilleur garant d’une intervention juste et efficiente. Le lecteur trouvera donc au fil des articles certains concepts du référentiel psychanalytique retravaillés pour leur pertinence dans ce travail de l’intersubjectivité au quotidien : souffrances d’exclusion, narcissiques et identitaires, inter-transfert, transfert sur le cadre, dispositifs orioplastiques, analyse transitionnelle, transitionnalité, besoin, demande, désir. Evoquer ce référentiel fait allusion autant à un corpus qu’à un positionnement éthique, celui inspiré de la psychanalyse à laquelle un psychologue ou un travailleur social peut se référer sans pour autant la pratiquer, mais comme fondant une exigence professionnelle. Et celle-ci comporte indéniablement une dimension politique puisqu’elle concerne la prise en compte de la vie psychique et des liens intersubjectifs dans la cité.
Pour conclure, disons que ce livre répond à une triple exigence :
- Témoigner de la fécondité d’une pratique clinique spécifique pour en assurer la continuité et en proposer une modélisation.
- Élaborer avec rigueur le bricolage d’une créativité nécessaire aux ajustements imposés par les évolutions sociales et psychopathologiques.
- Transmettre une expérience professionnelle en rendant compte de ses fondements tout en revisitant les questionnements à l’œuvre depuis les débuts.
En acceptant de quitter le cadre classique de la consultation et de la psychothérapie pour intervenir auprès de jeunes femmes et hommes en grande difficulté sociale et psychique dans des dispositifs relevant de l’action sociale et non de la santé, ces psychologues ont pris en compte ces nouvelles formes de souffrance psychique, comme d’autres l’ont fait en s’engageant dans ces cliniques « hors les murs » de l’action humanitaire ou de la précarité, contribuant, à l’instar de l’extension de la psychanalyse qui s’est déployée « hors divan » ces dernières décennies, à l’élargissement de la pratique professionnelle du psychologue.
Nul doute que ce livre peut constituer un repère pour ceux et celles qui ont le désir de se risquer dans ce type de clinique.
