Fonctions du processus délirant : du traumatisme à la survivance de la symbolisation

DOI : 10.35562/canalpsy.379

p. 9-13

Plan

Texte

Lorsque l’on évoque le délire psychotique, celui-ci est généralement associé dans le langage courant à l’apparition soudaine et désorganisée de pensées incongrues causée par un état de confusion mentale ou par une perturbation logique du raisonnement. En somme, il apparaît comme une manifestation pathologique dépourvue de sens qui s’écarte de la façon « normale » de percevoir le monde. La version la plus récente du « Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorder », ouvrage de référence de la classification nosographique en psychiatrie, s’inscrit dans cette perspective puisqu’il définit le délire comme une « croyance erronée » sur la réalité extérieure, basée sur une « distorsion ou exagération de la pensée déductive », qui est « soutenue avec conviction en dépit de preuves contraires évidentes à propos de sa véracité ».

Bien qu’il s’agisse de reconnaître que certains contenus délirants peuvent être en décalage avec le sens communément partagé par un ensemble d’individus, ce mode de définition du délire présente le risque de produire une approche exclusivement déficitaire de l’activité délirante. Cette dernière ne peut alors être perçue que comme le résultat d’une erreur, d’un déficit ou d’une défaillance de l’organisation mentale et affective. Ainsi, ne considérer les formations délirantes qu’à partir de leur désordre apparent tend à négliger l’importante complexité et l’incroyable richesse des processus psychiques qu’elles mobilisent. C’est pourquoi il nous paraît intéressant de développer et de soutenir une conception du fonctionnement délirant non plus à partir des critères propres à l’observateur extérieur, mais spécifiquement à partir des qualités et des paramètres subjectifs du délire.

En nous inscrivant dans la perspective ouverte par Freud (1937) du délire comme tentative de « solution psychique », nous avons développé un travail de recherche (Flémal, 2010 ; 2011 ; 2013) portant le sens métapsychologique de l’activité délirante. La notion de sens à laquelle nous nous référons ici est à entendre à partir de deux niveaux distincts du fonctionnement délirant, à savoir le sens non seulement que ce dernier véhicule, mais également qu’il produit. Cela revient à dire que nous nous sommes intéressés au délire à partir tant du contenu de significations dont il est porteur, bribes d’un passé impensable, que de la fonctionnalité psychique qu’il réalise à l’égard de ces fragments d’histoire impensés. Dans ce cas, le sens ne relève plus seulement de l’ordre de la signification, mais également de la fonction. Ces deux registres du sens que nous proposons d’appliquer aux formations délirantes nous semblent déjà transparaître dans l’œuvre de Freud lorsque ce dernier évoque le délire à partir du « morceau de vérité historique » qu’il recèle et de la « tentative d’explication » que, méthodiquement, il engage.

Ainsi, là où le délire pouvait être entendu comme le parangon d’une divagation ostentatoire de l’esprit, nous avons cherché à y reconnaître les indices d’un sens tant sémantique que fonctionnel. Dans cette alternative ouverte par la psychanalyse, le délire, moins de relever d’une causalité déficitaire, correspond à une manifestation possible d’une causalité psychique propre à la condition humaine. De cette manière, il s’agit, selon nous, de rétablir la qualité subjective du délire psychotique à partir du sens dont il se fait bâtisseur.

Avant de développer les différentes fonctions du délire mises en évidence à l’occasion de notre recherche, il nous faut tout d’abord envisager les enjeux des psychoses auxquels celui-ci se rapporte.

Potentialité psychotique et fonctions du délire

Dans la continuité des apports théoriques de S. Freud, de nombreux auteurs psychanalytiques ont souligné le lien possible entre l’établissement d’une psychose et la survenue d’un traumatisme primaire ne pouvant être intégré au sein de la subjectivité. La dynamique des psychoses procéderait ainsi d’un événement catastrophique se produisant au cours des premières relations du sujet à son environnement. Cette expérience perturbatrice comme condition de la psychose a été conceptualisée sous différentes formulations au sein de la littérature psychanalytique. Ainsi, W. R. Bion (1967) a parlé de « terreur sans nom », D. W. Winnicott (1974) d’« agonie primitive », R. Roussillon (1999) de « terreur agonistique » et A. Green (2002) d’« angoisse impensable » pour désigner un éprouvé traumatique pouvant présider au développement d’une psychose. Comme le souligne R. Roussillon (1999, 2001, 2007), ces différentes situations ont en commun de confronter le sujet à une impression de mort psychique « sans fin, sans issue et sans représentation » tout en lui faisant éprouver un sentiment de « solitude d’être radicale ».

En s’inspirant également des théorisations freudiennes, P. Aulagnier (1975, 1979, 1984) a, quant à elle, proposé de concevoir les psychoses à partir d’un ensemble de variables psychiques susceptibles de présenter une certaine « potentialité psychotique ». Cette dernière dériverait ainsi d’une triple condition. La première se rapporte à la survenue massive et sidérante d’un éprouvé de déplaisir au sein de la relation primaire du sujet à son environnement. Dans ce cas, le ressenti affectif, moins de comporter une valeur tonale et informative sur le vécu de l’enfant, tend à déborder l’organisation mentale et corporelle de ce dernier. La seconde condition concerne un discours qui, soit méconnaît la souffrance du jeune sujet, soit vient y apposer un énoncé a-sensé, rendant dès lors impossible toute forme d’appropriation de l’expérience sensori-affective.

 

 

Aurian Rithmuller (aurian.rt@gmail.com)

Enfin, la troisième condition, directement issue de la précédente, correspond à la production d’un conflit désorganisateur entre, d’une part, les identifiés du sujet, c’est-à-dire l’ensemble de ses éprouvés et de ses sensations corporelles, et, d’autre part, les identifiants qu’il possède, à savoir le capital représentatif dont il dispose afin d’interpréter ces dernières. Autrement dit, en raison de la discordance entre ce que l’enfant éprouve de la relation à l’environnement et la traduction qui lui en est faite, se crée une contradiction inassumable entre les deux termes « identifiant-identifié » qui coordonnent sa position subjective. Précisons d’emblée que, selon P. Aulagnier, ces trois conditions ne s’avèrent pas suffisantes à l’établissement d’une psychose, mais qu’elles comportent plutôt une potentialité psychotique qui pourra s’actualiser ou non en fonction des interactions ultérieures du sujet avec ses partenaires relationnels.

En nous inscrivant dans le sillage de ces différents auteurs, nous avons posé l’hypothèse du délire comme tentative extrême de solution psychique visant à pallier l’absence de toute subjectivation d’une expérience traumatique primaire. Afin de mettre en évidence les fonctions que soutiennent les constructions délirantes, nous avons élaboré une grille d’analyse qualitative permettant, pour chacun des cas cliniques que nous avons étudiés, de repérer certaines régularités processuelles dans le déroulement du délire. Ainsi, en nous basant sur des paramètres psychiques déterminés tels que le mode d’angoisse, les mécanismes de défense mobilisés, le rapport du sujet à son corps, au langage, à l’autre, etc., nous avons cherché à circonscrire des constantes au sein des processus psychiques activés par le délire. Le repérage de ces différentes tendances nous a permis de dégager trois principales fonctions du délire psychotique, tout en soulignant que ces constantes processuelles se conjuguent et se déclinent pour tout sujet en une construction à chaque fois singulière.

Ainsi, au regard de l’expérience agonistique et du débordement pulsionnel qu’il produit, nous suggérons que le délire psychotique préside à trois principales fonctions psychiques. La première, conceptualisée sous le terme de « fonction contenante », envisage le délire comme un espace psychique propre à contenir et à transformer de manière signifiante les fragments de l’impensé traumatique. En s’appuyant notamment sur la mise-en-forme sensorielle à laquelle procèdent les hallucinations (Gimenez, 2010), la fonction contenante du délire s’efforce ainsi de rassembler en une traduction interprétée les résidus mnésiques se rapportant à la part non-assimilée de l’histoire du sujet. De cette façon, la réalité insensée de la personne délirante bénéficie de ce que nous avons appelé un « déplacement sémantique ». Ce dernier consiste à transposer dans les dimensions du pensable l’éprouvé traumatique venant sans cesse hanter l’espace psychique et corporel du sujet psychotique.

Toutefois, en raison des propriétés formelles du travail délirant, à savoir une activité de pensée ne se déployant pas nécessairement sur un fond d’échange mutuel avec l’autre et ne s’organisant pas à partir d’une représentation de l’absence comme miroir interne de la psyché, la fonction contenante du délire tend à se révéler insuffisante pour traiter subjectivement le traumatisme primaire. Dans ce cas, nous suggérons que le délire peut déployer une opération psychique supplémentaire visant à prolonger l’action apaisante de sa fonction contenante et conteneur (Kaës, 1979). À défaut de pouvoir procéder à une transformation élaborative des éprouvés traumatiques, l’activité délirante peut ainsi évacuer sur un objet du monde extérieur la partie pléthorique d’excitation pulsionnelle n’ayant pu être suffisamment intégrée à l’espace contenant du délire. De cette manière, la personne délirante peut localiser au dehors d’elle les pulsions envahissantes qui l’encombrent tout en s’en protégeant par la mise en place d’une certaine maîtrise psychique.

De plus, cette seconde fonctionnalité du délire, que nous avons appelé « fonction localisante », permet de redéployer dans un nouveau contexte relationnel le vécu impensable qu’a rencontré la personne psychotique au sein de la relation primaire à son environnement. Elle procède ainsi à un « déplacement topique » de l’expérience insensée du sujet, c’est-à-dire qu’elle tend à la transposer dans une réalité objectale s’avérant moins traumatique. De cette manière, le délire concourt non seulement à rendre pensable l’histoire du sujet psychotique, mais également à la rendre davantage vivable et supportable pour lui.

L’action conjuguée des fonctions contenante et localisante du délire soutient, selon nous, la survenue d’une troisième fonctionnalité délirante : la « fonction identifiante ». Étant donné que les éprouvés de la personne psychotique se voient progressivement remaniés au cours de son délire, il lui devient possible d’aménager la position traumatique à laquelle elle s’est sentie confrontée au cours de son passé relationnel. Dans ces circonstances, nous pensons que le sujet peut rendre compte de la réorganisation de son expérience à travers un identifiant auto-créé. Ce dernier, par la certitude inébranlable qu’il produit, vient alors suppléer aux énoncés manquants ou insensés concernant l’histoire du sujet et la question de ses origines. Ce faisant, le délire permet une certaine résolution identificatoire en ce qu’il produit un identifiant auto-engendré qui ne rentre plus en conflit avec les éprouvés affectifs du sujet.

L’analyse de nos données cliniques tend également à indiquer que ces trois fonctions de l’activité délirante ne se réalisent pas de façon aléatoire, mais qu’elles s’articulent selon une logique particulière. Il apparaît ainsi qu’à partir de sa triple opération le délire psychotique tend à se déployer en ce que nous avons appelé un « processus délirant ». Ce dernier correspond à l’articulation dynamique, complexe et singulière d’une ou de plusieurs fonctions du délire, à savoir les fonctions contenante, localisante et identifiante, par lesquelles le sujet psychotique tente d’aménager les conditions d’une existence pensable au sein d’une histoire impensée.

L’analyse d’une courte vignette clinique retraçant le parcours institutionnel de Nadia nous permettra de repérer les différentes fonctions possibles du processus délirant ainsi que la manière avec laquelle il tend à soutenir une certaine survivance de l’activité symbolisante face au retour d’éprouvés traumatiques. La question de l’accompagnement clinique de cette jeune dame sera également évoquée dans la perspective d’une certaine modulation des fonctions du délire.

Nadia : des couleurs pour se sentir et se panser

Nadia est une jeune mère de 36 ans hospitalisée sous contrainte à la demande de la justice. Cette mesure de soins s’inscrit dans la répétition de passages à l’acte violents au cours desquels elle se scarifie profondément les bras et les jambes au point de mettre sa vie en péril. De ses passages à l’acte, Nadia ne peut rien en dire, si ce n’est qu’ils constituent l’unique solution qui s’impose à elle lorsqu’elle se sent débordée par l’angoisse. Même au sein de l’institution, elle recourt fréquemment aux scarifications qu’elle vient ensuite exposer au personnel infirmier afin qu’on la soigne et qu’on la panse. Bien qu’elle puisse après-coup en mesurer la gravité, Nadia dit ne pas pouvoir arrêter la survenue de ces raptus destructeurs tant elle se voit soudainement submergée par l’angoisse.

Lors de nos discussions et de nos entretiens, Nadia s’interroge sur la survenue de ses angoisses qu’elle relie, dans l’après-coup, à certains épisodes de son histoire familiale. Ainsi, elle est la benjamine d’une fratrie de sept enfants issue d’une mère infirmière, aujourd’hui décédée, et d’un père opticien. Suite aux abus répétés de ce dernier, Nadia a été placée avec ses frères et ses sœurs en maison d’accueil dès l’âge de six ans. À plusieurs reprises, elle évoque les maltraitances de son père ainsi que la position de sa mère qui, tout en laissant faire son mari, venait ensuite soigner avec beaucoup d’attention les blessures qu’il lui avait infligées. L’évocation de ces souvenirs semble particulièrement angoissante et douloureuse pour elle au point qu’il s’agira, à l’occasion de nos rencontres, de ne pas trop convoquer le retour envahissant de ces expériences infantiles.

Nous remarquons avec l’équipe soignante que ce sentiment d’abus éprouvé par Nadia tend rapidement à se réactualiser dans certaines conditions relationnelles, au point que cette dernière finit par développer un discours empreint de méfiance et d’accusations hostiles à l’égard des autres. Que ce soit à l’occasion d’un regard échangé avec un homme dans la rue, d’un trajet en taxi où elle se retrouve seule avec le chauffeur ou d’une discussion avec un autre patient du service, Nadia se dit sans cesse victime d’attentions douteuses et de comportements visant à profiter de son corps. Ces agissements mauvais qu’elle perçoit chez les autres lui suscitent des cauchemars au sein desquels elle se voit en train d’être abusée par son père. Captive de son angoisse, la patiente s’entaille alors le bras et s’en va prévenir les infirmières afin qu’on la soigne et qu’on la rassure. Aussi, comme Nadia le repère elle-même : « Quand je me sens trop mal, je passe à l’acte. »

En s’éclairant de son discours, tout semble se passer comme si Nadia se trouvait confrontée à la réactivation d’éprouvés traumatiques qui, ne pouvant s’inscrire dans la trame d’une histoire subjective, venait compulsivement se renouveler de manière hallucinatoire dans le présent de son expérience. À défaut d’un domicile symbolique interne où elles pourraient se loger, ces sensations agonistiques se mettent à pulluler de manière diffuse et erratique dans le paysage relationnel de Nadia. Cette dernière tend dès lors à élaborer une interprétation délirante selon laquelle les personnes qu’elle rencontre ne cessent de vouloir abuser de son corps. Ainsi, là où les traces de l’expérience traumatique ne peuvent prendre forme au sein d’un travail de représentation partagé avec l’autre, le délire produit une mise en récit substitutive en matérialisant en l’autre les impressions d’abus éprouvés par la patiente. Cet essai de symbolisation et de localisation psychique soutenu par le délire signe une manière, propre à Nadia, de se protéger du retour hallucinatoire des éprouvés traumatiques n’ayant jamais pu se vivre ni se signifier au sein de la relation primaire avec son environnement. À défaut d’identifiants puisés dans la relation à l’autre par lesquels elle pourrait se laisser aller à son expérience tout en la représentant, Nadia semble produire, au moyen du processus délirant, des énoncés palliatifs (« On veut me violer, on cherche à m’abuser ») permettant de donner une première explication à ce qui ne cesse de se répéter pour elle. De même, le fait que ce sentiment indicible d’abus soit localisé par le délire dans d’autres scènes relationnelles que celle de son environnement primaire pourrait être entendu comme un appel à ce qu’une autre issue tant affective que représentative puisse advenir au sein de son entourage.

Il s’agit toutefois de remarquer que, dans la situation de Nadia, les fonctions contenante et localisante du délire n’aboutissent pas à une stabilisation, ne fusse que temporaire, des perceptions hallucinées. Au contraire, face à la prégnance de l’angoisse traumatique, la tentative de traduction signifiante initiée par le délire semble systématiquement se dégrader en un mode d’expressivité plus primaire et plus radicale à travers le recours aux scarifications. Ces dernières constituent ainsi, au-delà du processus délirant, l’ultime forme de narration d’un passé innommable, qui, comme l’énonce R. Roussillon (2007), épuise le corps en le faisant support d’une impossible écriture.

En nous repérant des limites du pouvoir auto-symbolisant du délire de Nadia, nous avons soutenu, au cours de l’accompagnement thérapeutique, une perspective de travail qui ne passait pas tant par le déploiement des fonctions du processus délirant que par une certaine modulation de celles-ci. Nous avons notamment accompagné la patiente dans l’activité de dessin et de représentation picturale progressivement mise en œuvre par elle au cours de son hospitalisation. Nadia a ainsi commencé à tracer des traits de couleurs rouges lorsqu’elle se sentait submergée par l’angoisse. Lors de nos rencontres, elle explique que ces dessins, relativement succincts dans un premier temps, lui permettent de ressentir certaines sensations corporelles tout en les inscrivant dans une activité de création qui ne met pas à mal son corps. La production de ces traits rouges semble, dans le cas de Nadia, associée à la réactivation de vécus traumatiques qui, comme le soutient A. Brun (2007), trouvent dans la matière picturale l’occasion d’une mise en forme et d’une première figuration psychique. Le temps du dessin constitue également des moments d’échange lors desquels Nadia peut elle-même réaliser un travail de nomination de ses éprouvés et ainsi poser, en compagnie des intervenants qui l’entourent, des identifiants sur ce qu’elle vit et ressent avec l’autre. Progressivement, les traits rouges qu’elle trace se complexifient et donnent lieu à des représentations d’arc-en-ciel de plus en plus affinées par lesquelles elle dit pouvoir mettre en couleur ses « idées noires ». Nous remarquons que le déploiement de ce travail pictural coïncide avec une importante réduction du nombre de passages à l’acte et une certaine dilution des idées délirantes d’abus qu’elle continue toutefois à ressentir lors de certaines occasions. Bien que les sensations hallucinées et les sentiments de persécution réapparaissent ponctuellement, Nadia continue de composer ses dessins d’arcs-en-ciel qui constituent autant de supports à une présence plus apaisée avec l’autre.

Le délire, objet à et pour symboliser ?

Comme la situation de Nadia nous l’enseigne, le délire témoigne d’un effort de l’activité psychique à poursuivre, au-delà de la tempête, son travail de représentation et d’appropriation subjective de l’expérience vécue. Toutefois, la portée de cette symbolisation rémanente reste inféodée aux conditions traumatiques dans laquelle elle s’inscrit. Ainsi, le délire est à la fois l’indice d’une vitalité représentative qui survit et en même temps le signe d’un processus d’élaboration qui, souvent, peine à aboutir à une historisation des éprouvés subjectifs. Dans ce contexte de relative indétermination des effets du délire sur le devenir symbolique de l’histoire du sujet, il nous semble qu’aucune réponse thérapeutique préprogrammée à l’avance ne saurait convenir dans l’accompagnement des personnes délirantes. Comme le résume J.-C. Maleval (2011, p.234) :

« Nulle réponse systématique ne saurait […] convenir en présence d’un sujet qui présente une psychose avérée. […] La qualité de la relation médecin-malade constitue un très bon prédicateur de la réponse thérapeutique. Cette qualité ne saurait être obtenue en usant de réponse stéréotypée aux demandes du patient. Elle nécessite tout au contraire une écoute attentive prête à accueillir la singularité de chaque situation. »

Il nous semble qu’au sein de cette clinique du cas par cas, un vecteur du travail auprès de sujets délirants pourrait consister en la mise au point de modes de transformation représentative par lesquels les éprouvés du sujet sont susceptibles de perdre leur forme et leur caractère traumatiques. Des modalités de symbolisation diverses et variées, soutenues, voire élaborées par le sujet lui-même, nous paraîtraient à cet égard des indications cliniques à privilégier. Dans cette perspective, le délire ne serait pas un obstacle à la représentation, mais constituerait à la fois un objet psychique à symboliser et une occasion particulière pour restaurer le processus de symbolisation dans sa dimension d’échange et d’accordage réciproques. Moins d’être antinomique à toute forme de mise en histoire, le processus délirant pourrait ainsi être le support d’une relance de l’activité de pensée lorsqu’il s’insère dans un mouvement de partage et de transitionnalisation progressive des éprouvés traumatiques avec le clinicien. La construction et l’ajustement d’une « relation homosexuelle primaire en double » (Roussillon, 2002) au sein de laquelle pourrait se produire, s’échoïser et se réfléchir les sensations perturbatrices qui tenaillent le sujet nous sembleraient être une condition à approfondir afin de préciser les logiques de ce travail de subjectivation du délire.

Bibliographie

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Illustrations

 

 

Aurian Rithmuller (aurian.rt@gmail.com)

Citer cet article

Référence papier

Simon Flémal et Bernard Chouvier, « Fonctions du processus délirant : du traumatisme à la survivance de la symbolisation », Canal Psy, 108 | 2014, 9-13.

Référence électronique

Simon Flémal et Bernard Chouvier, « Fonctions du processus délirant : du traumatisme à la survivance de la symbolisation », Canal Psy [En ligne], 108 | 2014, mis en ligne le 09 décembre 2020, consulté le 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=379

Auteurs

Simon Flémal

Psychologue clinicien à l’Hôpital d’Accueil Spécialisé de la Clinique Fond’Roy à Bruxelles, docteur en psychopathologie et psychologie clinique et chargé d’enseignement à l’Université Lumière-Lyon 2 ainsi qu’à l’Université Libre de Bruxelles

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Bernard Chouvier

Psychologue clinicien, Professeur émérite de psychologie clinique à l’Université Lumière Lyon 2

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