La production d’un savoir par l’engagement dans une écriture « partiale »

Le dossier écrit des étudiants en FPP

DOI : 10.35562/canalpsy.440

p. 13-15

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Crédit photographique : Edison Borquez

Dans le prolongement d’une réflexion sur les liens « pratique-recherche-formation » dans le cursus d’étudiants ou adultes en formation, nous interrogeons la place et la fonction de l’écriture du dossier écrit pour les étudiants en Formation par la Pratique à l’Institut de Psychologie à Lyon (FPP).

Dans le cursus des études FPP, les étudiants valident leurs connaissances par un dossier écrit. Nous réfléchirons au processus par lequel cette expérience de l’écriture conduit à une posture spécifique par rapport au savoir en sciences humaines. Nous pouvons lire dans le guide de l’étudiant FPP : « Chaque étudiant présente en fin ou en cours d’année un dossier de travaux personnels. » (P. 8). Le travail « se matérialise par la production de documents qui peuvent être de nature et de genre littéraire très divers » (2006, p. 10).

Le passage à l’écrit, dans ce contexte, engage la responsabilité du Sujet/étudiant dans une démarche phénoménologique : pratique, pensée, écriture. Nous partirons des recherches sur le rapport clinique au savoir, en nous appuyant en particulier sur les travaux de C. Blanchard-Laville, J. Beillerot (1996), resituant l’étudiant comme sujet désirant.

Puis nous aborderons le processus d’écriture et le passage qu’il implique pour l’« écrivant » (Barthes, 1964) de l’intime au social, dans un entredeux où, devant faire le deuil de la maîtrise de l’objet savoir, l’étudiant devient sujet-auteur, nous référant aux travaux de chercheurs animant des ateliers d’écriture au sein de cursus de formation (Bréant, 2006 ; Rozen, 2003). Enfin, nous montrerons comment c’est au moment de l’engagement dans l’écriture de son dossier que l’étudiant FPP, articulant praxis-théorie-pensée, devient créateur-auteur d’un savoir, au sens propre, savoir inédit sur la complexité de sa pratique professionnelle, s’impliquant alors comme sujet social dans une démarche de recherche clinique en sciences humaines (Revault d’Allones, 1999).

Réflexions autour du savoir dans une démarche clinique

Si les étudiants écrivent un dossier c’est qu’ils sont inscrits dans une institution de transmission de savoir, et qu’il leur est demandé de construire des savoirs validés lors du jury, selon les critères de la grille FPP.

Une première question se pose : quelle conception du savoir et du rapport au savoir dans ce processus ?

Nous nous référons au travail de C. Blanchard-Laville et J. Beillerot, et N. Mosconi (1996), situant notre réflexion dans un rapport clinique au savoir.

Pour nous cliniciens, le savoir n’est pas un objet identifié par avance, et l’étudiant est un sujet désirant qui, dans son évolution personnelle et professionnelle, cherche à en savoir plus. Nous sommes dans le registre de ce que W. Bion (1962, 1983) a nommé « thinking, learning », ce qui implique une idée de croissance, d’évolution dans un processus d’élaboration de l’expérience de l’individu. Pour Bion le lien C (de connaissance) se réfère à la fonction « alfa », l’expérience devient source de croissance, elle se convertit en éléments « alfa », et devient pensée, élaborée et abstraite. C. Blanchard-Laville écrit : « Nous définissons le rapport au savoir comme un processus créateur de savoir pour un sujet-auteur nécessaire pour agir et pour penser. » (1996, p. 35.)

On pourrait à ce sujet faire l’hypothèse que le formateur FPP, dans l’idéal, va prêter son appareil à penser à l’étudiant et au groupe pour l’amener à penser, élaborer par lui-même. Il y a donc un processus créateur de savoir à l’œuvre et un sujet-auteur.

Il s’agit d’un processus-créateur, et nous nous référons à Winnicot (1975) pour considérer que ce jeu qui permet l’expérience culturelle est une zone intermédiaire entre la réalité psychique interne du sujet et le monde extérieur, ici l’Université, le savoir reconnu.

Comme le montre N. Mosconi (1996), le savoir se situe dans une zone intermédiaire où le sujet est dans un mouvement d’investissement-désinvestissement de ses objets et des objets extérieurs, il est concentré, préoccupé, il vit un processus d’illusion-désillusion et doit nécessairement renoncer à l’omnipotence. N. Mosconi écrit : « Nous faisons l’hypothèse que le savoir aussi se déploie dans cette aire intermédiaire et que, même s’il faut apporter quelques distinctions, le savoir présente des caractéristiques semblables à celles que Winnicott (1971) attribue à l’objet transitionnel puis à la culture. » (1996, p. 84.)

En effet, le savoir n’est pas la réalité mais un langage produit par l’esprit, une appréhension de la réalité subjective. Comme l’écrit N. Mosconi : « Même le savoir scientifique n’est pas la réalité même, il relie le sujet et le monde par l’intermédiaire d’une construction théorique et conceptuelle et d’un langage produit par l’esprit qui viennent en lieu et place comme symboles de cette réalité. » (1996, p. 87.) Si le désir de savoir est un désir d’être sujet, il y a certes un désir de puissance, mais il y a primat du désir sur l’objet. Ce désir de savoir s’articule dans un désir de l’autre, avec la dimension d’une adresse à l’autre. C’est ici qu’intervient le moment de l’écriture comme communication à l’autre, avec des enjeux spécifiques : entrée dans le social, mais aussi passage et transformation. Rappelons le propos de P. Ricœur (1997) : « Il n’y a pas de parole privée. Car je parle toujours la langue de l’autre, la langue maternelle. La parole m’a été adressée avant même que je l’apprenne, que je la prenne et que je l’adresse. »

Le processus d’écriture

Nous situons la posture des étudiants face à l’écrit comme celle d’« écrivants », selon la catégorie définie par R. Barthes qui les distingue des « écrivains » (1964). R. Barthes, dans une réflexion sur la place de la parole et son évolution au cours du temps, explique que, si leur matériau commun est la parole, être écrivain est une fonction, être écrivant une activité. La production écrite de l’écrivain est narcissique : « L’écrivain est un homme qui absorbe radicalement le “pourquoi” du monde dans le “comment” écrire. » (1964, p. 1279.) Les écrivants posent une fin (témoigner, expliquer, enseigner) et utilisent la parole comme véhicule de leur pensée : « La fonction de l’écrivant, c’est de dire en toute occasion et sans retard ce qu’il pense » (1964, p. 1281).

Nous pouvons lire dans le guide de l’étudiant FPP :

« Le fil directeur de l’ensemble de la démarche, considérée sur l’ensemble du cursus, doit être le souci d’élaborer une expérience concrète, donc liée à la singularité de l’auteur et de son histoire, confronté à d’autres expériences concrètes – celles des auteurs qu’on lit ou des autres sources –, pour aboutir à des savoirs et des thèses transmissibles à d’autres, et donc, au sens propre “publiables” : susceptibles d’être rendues publiques. » (P. 26.)

Le moment de l’écrit pour les étudiants est le passage entre la réflexion intime, la lecture d’auteurs et le dépouillement des données cliniques à la transmission à un lecteur extérieur, ici, le jury FPP. Nous précisons les caractéristiques que nous retenons de ce processus d’écriture.

Nous reprenons la réflexion de P. Rozen (2003), animatrice d’ateliers d’écriture au Centre National des Arts et Métiers, en considérant le processus de l’écriture comme une spirale en mouvement : projet d’écrire, programme d’écriture, écriture, relecture, écriture. Il s’agit d’un processus dynamique et non d’une conception linéaire de l’écriture, comme l’affirme P. Rozen : « Il n’y a pas d’antériorité de la pensée sur l’écriture », « tout n’est pas toujours pensé d’abord, pour être, ensuite, couché sur le papier, et on peut écrire sans savoir d’avance ce qu’on veut dire » (p. 63).

Nous situons le travail d’écrit des étudiants dans cette démarche d’une écriture épistémique, considérant comme l’auteur citée que : « Il faut généralement s’être collé avec l’écriture d’un texte long, du type mémoire ou rapport d’étude, pour avoir compris comment l’écriture permet de préciser, de prolonger et même de mettre en cause sa pensée, constituant réellement, c’est-à-dire matériellement, un chantier de travail. » (P. 64.)

Pour ce qui nous intéresse, la question de la partialité et donc la singularité de l’écrit, certaines parties de l’écrit retiennent notre attention. Il s’agit de ce qui est défini comme le « métatexte », c’est-à-dire la partie critique et réflexive des dossiers. L’intertexte se réfère à la littérature publiée, l’infratexte aux données d’expérience du terrain. D’un point de vue clinique, ce temps de l’écriture est l’espace-temps privilégié de l’élaboration de la pensée. Écrire signifie l’acceptation de la transformation, un passage de l’intériorité du sujet pensant à l’exposition sur la scène extérieure. Ceci implique un travail de deuil, deuil de la maîtrise du savoir comme objet et deuil de l’écrit idéal, d’un idéal narcissique qui serait comblé. Il s’agit d’un saut créateur qui fait travailler le rapport au manque et le risque de la rencontre avec l’autre.

Processus d’écriture et production de savoir

Ce travail de la complexité de la pratique professionnelle conduit à un réel travail de pensée et à une construction de savoir par une écriture personnelle. Les travaux de N. Joly (1996) sur l’écriture et les savoirs paysans ont montré que l’écriture du travail constituait un savoir pour les paysans, par le biais d’agenda, de menus, de journaux personnels, d’observations, etc. Cet auteur montre que : « L’écriture s’inscrit dans une problématique de l’accès au savoir par soi-même. » (1996, p. 282.) Et que dans ce contexte : « L’agriculteur est un sujet désirant savoir, afin de maîtriser son travail. » (P. 282.)

Dans le contexte d’une réflexion sur les formations en lien avec la pratique professionnelle, et l’écriture de dossier personnel, depuis une vingtaine d’années, un certain nombre de travaux ont analysé les processus d’accès au savoir et en particulier la fonction de l’écriture d’un point de vue clinique. Des formations, souvent continues, s’appuient sur les pratiques professionnelles et valident le processus de formation et les acquis par un dossier écrit.

Nous nous appuyons principalement sur les travaux de F. Bréant (Université P. Valéry, Montpellier 3).

Cette auteure montre comment l’entrée dans l’écriture implique une capacité à se laisser troubler, partir dans un entre-deux et naviguer dans de l’inconnu.

Il s’agit d’accueillir un processus de transformation, qui passe par un travail de deuil : deuil de la maîtrise du savoir comme objet, deuil de l’écrit idéal. F. Bréant écrit :

« Au cœur de l’expérience de l’écriture, là où s’effectue le nouage entre le réel, le symbolique et l’imaginaire, la personne en formation serait confrontée à l’annonce de sa disparition. L’écriture lui permettrait d’ouvrir un chemin pour traverser son fantasme de maîtrise et d’éprouver l’effroi à cette annonce. » (1992, p. 5 doc non publié.)
« En développant la parole créatrice, l’analyse et l’écoute, le travail de l’écriture permet la construction de savoirs. » (P. 7.)

Et elle affirme : « Nous avons pu repérer que, dans l’écriture du mémoire, plus l’enracinement subjectif était profond et authentique, plus le style se manifestait dans une démarche de recherche originale et dynamique. » (P. 7.) Cet écrit, que nous préférons nommer « écriture » fait écho à la réflexion de R. Barthes (2009) : « Ce que nous entendons actuellement par écriture, ce n’est pas du tout le langage réifié d’un groupe social, mais une activité signifiante extrêmement libératrice qui, précisément, va beaucoup plus loin que le style. »

On peut d’ailleurs constater combien cette expérience est source d’anxiété ou de blocage pour nos étudiants puisqu’ils vont découvrir leur pensée en pensant et l’enseignant aussi parce qu’il n’y a pas un objet-savoir défini a priori.

Nous sommes bien ici, dans une démarche de recherche clinique avec « l’objectif premier de connaissance et la compréhension de la personne totale en situation et en interaction, par lesquels, psychologie dynamique, elle est très proche de la phénoménologie et ne peut que le rester » telle que la définit C. Revault d’Allones (1999, p.18).

Partant d’un récit de sa pratique, l’étudiant s’engage et s’implique dans une démarche clinique de recherche, où le jeu du sujet et de l’objet s’entremêlent dans une tension particulière. Il travaille à partir de son expérience, et sur la distance avec celle-ci, dans des contextes sociaux et professionnels qui présentent de la complexité. Et ainsi l’écrit, par le travail d’élaboration qu’il suppose, permet la transformation d’une expérience individuelle en un objet communicable, qui devient alors une réalité sociale.

L’approche clinique amène l’étudiant à prendre en compte la part subjective de son expérience pour produire des savoirs sur sa pratique partageables avec la communauté universitaire.

Voici une illustration de notre propos qui est un extrait de dossier d’une étudiante FPP, Phyllis Wieringa, qui avait fait un dossier sur Les odeurs dans les soins infirmiers :

« L’élaboration de ce dossier m’a offert l’opportunité de mieux saisir la place et le sens que prennent les odeurs dans les soins et leur impact dans la relation soignant-soigné. Les odeurs dans les soins franchissent et dépassent les limites instaurées par une pensée de séparation, à laquelle j’ai été éduquée et très entraînée dans le monde des soignants : le propre et le sale, l’asepsie et l’infection, la santé et la maladie, le diurne et le nocturne, la proximité et la distance, l’urgence et la chronicité, l’intuition et la science, la vie et la mort, soi et l’autre, par exemple. » (2003, p. 61.)

C’est ce que nous nommons l’engagement par une écriture partiale dans la production de savoir.

Nous pouvons lire dans le guide de l’étudiant FPP : « En FPP, le livre n’est pas un manuel. Il est lieu de dépôt de la pensée vivante d’un homme comme vous, l’auteur, qui s’est battu avec une question, comme vous allez vous-même entreprendre de vous battre avec la vôtre. » (P. 30.)

La « partialité » dans cette démarche de formation, repose sur une conception des sciences humaines, dans la logique de l’engagement dans le travail de recherche scientifique tel que G. Devereux le défendait :

« Une science du comportement authentique existera quand ceux qui la pratiquent se rendront compte qu’une science réaliste de l’humanité ne peut être créée que par les hommes qui sont les plus conscients de leur propre humanité, précisément lorsqu’ils la mettent totalement à l’œuvre dans leur travail scientifique. » (1967, p. 21.)

Bibliography

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Beillerot J., Blanchard-Laville C., Mosconi N. (dir.), Pour une clinique du rapport au savoir, Harmattan, Paris, 1996.

Bion W. R. (1962), Aux sources de l’expérience, PUF Paris, 1962.

Bion W. R. (1967), Réflexion faite, Paris, PUF, 1982.

Bréant F. (2008), « Entre la douleur et le plaisir de penser, du narcissisme dans l’écriture et la formation », in Cifali M., Giust-Desprairies F. (dir.), Formation clinique et travail de la pensée, De Boeck, Bruxelles.

Bréant-Caspelli F. (1992), Le passage à l’écriture. Transfert et sublimation dans la relation éducative, (document non publié).

Bréant-Caspelli F. (1997), Le passage à l’écriture. Transfert et sublimation dans la relation éducative, Thèse, Montpellier 3.

Cifali M., Giust-Desprairies F. (2006), De la clinique. Un engagement pour la recherche et la formation, De Boeck, Bruxelles.

Devereux G. (1967), De l’angoisse à la méthode, Flammarion, Paris, 1980.

Formation à Partir de la Pratique, Guide de l’étudiant 2005-2006, Institut de Psychologie, Université Lumière Lyon 2.

Gros F. (dir.), Écrire sur sa pratique pour développer des compétences professionnelles, Harmattan, Paris, 2006.

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Ricœur P. (1997), « L’éthique du verbe », in Monde de l’éducation, n° 249.

Rozen G. (2003), Former des écrivants, Villeneuve d’Ascq, PU Septentrion.

Wieringa P. (2003), Les odeurs dans les soins infirmiers, Dialectique du propre et du sale chez les soignants, dossier Licence/Maîtrise de Psychologie, Université Lyon 2.

Winnicott D.W. (1971), Jeu et réalité. L’espace potentiel, Gallimard, Paris, 1975.

Illustrations

References

Bibliographical reference

Nathalie Méchin, « La production d’un savoir par l’engagement dans une écriture « partiale » », Canal Psy, 91 | 2010, 13-15.

Electronic reference

Nathalie Méchin, « La production d’un savoir par l’engagement dans une écriture « partiale » », Canal Psy [Online], 91 | 2010, Online since 28 septembre 2021, connection on 22 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=440

Author

Nathalie Méchin

Psychologue clinicienne, docteure en psychologie, chargée d’enseignement et de recherche, Université Lyon 2

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