Mes travaux m’ont amené à poser comme hypothèse l’existence d’un stade précoce, ou plutôt d’une posture singulière de la psyché naissante, qui va s’appuyer sur l’autre en tant que double de soi, premier objet d’identification primaire, posture permettant de dépasser la non-différenciation primitive de soi et de l’autre.
La psychanalyse a longtemps témoigné d’une position autarcique de la psyché sous le règne du narcissisme primaire, un état dit anobjectal. Depuis, de nombreux travaux issus de disciplines connexes ont démontré une capacité, tôt acquise chez le nourrisson, à différencier soi de l’autre, à repérer l’autre comme une première forme de l’objet. Pour résumer certains de ces travaux, il convient de rappeler les éléments suivants : le monde visuel du nouveau-né est très hautement organisé et le nouveau-né se montre très compétent dans les apprentissages visuels précoces (Slater et Kirby, 1998). Pour ces auteurs, la perception du visage par le nouveau-né de zéro à sept jours surpasse les autres perceptions et catégorisations visuelles testées. Si, notamment depuis les travaux de Spitz (dès 1957) nous connaissons l’intérêt tout particulier que porte le nourrisson à l’égard du visage humain, réel ou schématisé, il est maintenant admis que cet intérêt ne réside pas seulement dans la perception et la discrimination du visage humain ou d’une gestalt le représentant préférentiellement de face. En effet, dès la naissance le nouveau-né reconnaît une physionomie – photographie ou visage réel (Stucki, Kaufmann-Hayoz et Kaufmann, 1987) –, le nouveau-né de quatre jours habitué à une photographie de visage la reconnaît après un délai de deux minutes (Pascalis et De Schonen, 1994) et dès six à huit semaines l’enfant reconnaît le visage maternel, même lorsque sa mère et l’étrangère portent un foulard (Morton, 1993). À partir de l’âge de quatre mois, l’enfant reconnaît sur une photographie le visage de sa mère, même si tout le contour de son visage est masqué par un foulard (De Schonen, De Diaz et Mathivet, 1986).
Il y a là un paradoxe heuristique : le postulat d’une non-différenciation primitive de soi et de l’autre d’un côté et, par ailleurs, une capacité précoce acquise chez le nourrisson à différencier soi de l’autre. Un paradoxe qui ne peut être dépassé que par l’hypothèse de la construction et la reconnaissance d’un premier objet comme « double » de soi, comme premier miroir du soi (Winnicott, 1971).
Les origines du double : le double narcissique-psychosomatique
Nous connaissons la place prépondérante du visage dans l’établissement des toutes premières relations entre un enfant et son entourage ainsi que dans l’établissement de la relation d’objet libidinal (les trois organisateurs de Spitz en sont les principaux témoins). Selon Spitz, dès la naissance, lorsque le bébé tète le sein, il « fixe sans discontinuer le visage de sa mère pendant toute la durée de la tétée jusqu’au moment où il s’endort sur place » (Spitz, 1965). Winnicott partage ce point de vue, pour lui « peut-être un bébé au sein ne regarde-t-il pas le sein. Il est plus vraisemblable qu’il regarde le visage » (1971). Ce visage qu’il voit constitue alors le précurseur du miroir. Encore indifférencié par rapport à son environnement, ce que le bébé voit quand il regarde le visage maternel, c’est son propre visage. « Généralement, ce qu’il voit, c’est lui-même. En d’autres termes, la mère regarde le bébé et ce que son visage exprime est en relation directe avec ce qu’elle voit » (ibid.). Le visage de la mère reflète celui de l’enfant ; grâce à la circularité des échanges expressifs, des multiples interactions, l’enfant a l’illusion d’avoir pour visage ce visage qui le regarde et qui lui répond, lui conférant un premier sentiment d’identité.
Le premier visage que nous possédons est celui de l’autre, un autre qui nous possède tout autant que nous le possédons, « La figure humaine abrite l’insaisissable de l’Autre au cœur du je » commente Le Breton dans un essai sur le visage (1992). L’autre qui saisit le sujet naissant pour le porter dans le registre du même, l’autre-en-nous, premier double médiatisé par le visage.
« Ce maternel [...] n’est pas d’ordre objectal, mais de continuité substantielle » dit Gantheret (1983) en s’appuyant sur les écrits de Winnicott pour écarter l’existence de motion pulsionnelle dans ce processus. Continuité substantielle entre un visage maternel, premier miroir, et le visage du nourrisson. Cela évoque une relation au visage dans un temps pré-sexuel de l’innocence, comme l’écrit Gantheret. Le visage maternel renvoie dans ce sens à « l’élément féminin à l’état pur », « relié au sein ou à la mère dans un sens très différent : le bébé devient le sein (ou la mère), l’objet est alors le sujet » (Winnicott, 1971). Nous pourrions dire alors que le bébé devient le visage, l’objet (visage) est le sujet. L’objet dont il est question est selon Winnicott un « objet subjectif », premier objet par lequel l’idée d’un soi apparaît, « objet qui n’a pas encore été répudié en tant que phénomène non-moi. [...] avec le sentiment du réel qui naît de la conscience d’avoir une identité » (ibid.).
Le visage est donc le support du miroir primitif, du double qui s’inscrit dans la relation d’attraction et de captation du regard du nourrisson par le visage maternel. Le bébé s’identifie à ce qu’il voit et, dans ce rapport où « le sujet est en quelque sorte immédiatement et originairement l’objet », comme le souligne Guillaumin (1996), nous ne sommes pas dans le processus généralement admis par Freud où l’identification est identification à l’objet perdu, inscription interne d’un objet perdu au-dehors de soi. Cette expérience primaire a lieu avant que ne s’établissent les premières relations objectales, une relation à l’objet préexiste à la relation d’objet. C’est la relation fondamentale d’attachement au double, une relation où l’indistinction sujet/objet aboutit à une identification des plus immédiate et absolue au visage maternel, l’identification primaire. Le visage maternel est un objet subjectif et un objet d’identification primaire par lequel le sentiment de soi en tant qu’identité s’édifie. L’objet subjectif ouvre la voie et le rapport vers l’autre, sans toutefois que la distance et la séparation entre le sujet et l’objet soient abordées. C’est autour de ce noyau d’étranger constitutif de l’identité que le sentiment d’exister en tant que visage peut s’édifier. « Étant simultanément lui-même et l’autre, familier et cependant étrange, le sujet est celui qui n’a pas de visage et dont le visage se met à exister du point de vue de l’autre » (Sami-Ali 1974, p.43). « Le double fonctionne dans le registre du visuel et c’est par là qu’il se rattache au maternel. Il y a un jeu de réciprocité entre la mère et l’enfant dans un contact « œil à œil » qui n’est pas assujetti à la reconnaissance d’un dehors et d’un dedans » écrit Ménahem (1995, p.126).
Marie Avril (marie.avril.pro@gmail.com)
Ainsi pour que la relation primitive soit satisfaisante pour le bébé, il est nécessaire qu’il puisse construire avec le premier objet une relation dans laquelle l’autre représente le miroir de soi, un miroir des expériences primaires du soi, des expériences impliquant un enchevêtrement des éprouvés corporels et psychiques. Un double psychosomatique, en quelque sorte. Cette relation au double passe par des accordages corporels, des ajustements réciproques dans lesquels la malléabilité maternelle tient une part prépondérante. La mère s’accorde à son enfant par ses postures, ses mimiques, sa gestuelle, elle lui offre un miroir corporel qui vient soutenir le miroir affectif de l’accordage (Stern 1995). Dans cette double association, le miroir psychosomatique se lie à l’intégration des éprouvés affectifs du nourrisson et, de double psychosomatique, nous pouvons dès lors parler de double narcissique-psychosomatique. Dans la relation à ce double, investissement de l’autre et investissement de soi ne sont pas antagonistes, ils vont alors de pair, narcissisme et objectalité ne sont pas différentiables. Cette relation au double narcissique-psychosomatique vient confirmer que le narcissisme primaire ne serait pas une donne d’emblée présente, mais qu’il se construit par la qualité des ajustements mimétiques et affectifs premiers. Dans un lien psychique et corporel intense, peut-être par ce canal que nous avons nommé par ailleurs ombilic psychosomatique (Moyano 2003), l’intégration chez le nourrisson et la représentation de ses expériences psychosomatiques premières s’effectue progressivement, à travers la saisie dans le miroir narcissique-psychosomatique du double maternel, des vécus tactiles, kinesthésiques, sensoriels et des vécus corporels internes. L’intégration de la totalité du vécu psychosomatique doit passer par une expérience de « saisie » de ces éprouvés restitués au sein même de la relation au double narcissique-psychosomatique.
La pathologie du double primaire : une désorganisation somato-psychique
Si la mère se montre inadéquate, elle se désajuste de cette relation où elle est pour un temps le double de l’autre en se désaccordant corporellement et affectivement. Un autre destin de ce désaccordage peut-être la persistance de ce lien unique, primaire, entre la psyché maternelle et celle de son enfant.
Dans le premier cas, l’enfant est perdu dans l’impossibilité de correspondance entre leurs expériences corporelles et affectives et ne peut plus construire sa mère comme miroir de son soi en constitution. Ses vécus corporels, sensoriels, psychiques, ne pourront plus être métabolisés et représentés par le miroir désormais manquant et viendront se sédimenter au sein de son noyau psychosomatique, comme ce qu’ils sont, c’est-à-dire des éprouvés bruts. Ces éprouvés seront en manque de représentation, d’auto-représentation pourrions-nous dire et, en cas de poursuite du désaccordage au double narcissique-psychosomatique, ils viendront s’accumuler au fil des expériences vécues.
Dans le second cas, une formation psychique singulière, que nous avons nommée l’isthme narcissique (Moyano 2002) vient témoigner d’une continuité du passage de représentations primaires, d’éprouvés corporels, d’affects, entre la mère et son enfant, y compris celui-ci devenu grand.
Dans les deux cas, le retentissement psychopathologique est à risque : que se passe-t-il, en effet, lorsque l’enfant éprouve de manière durable l’effet d’une impossibilité à intégrer et reconnaître l’ensemble de ses vécus, soit en creux, soit en plein ?
Nos observations cliniques et projectives (Rorschach) nous ont confrontés à ce que l’on peut nommer la clinique des expériences primaires de désintégration ou de dissociation de soi. Le nourrisson perd l’objet qui avait pour fonction de réguler le soi, il perd le miroir de l’autre. C’est une atteinte fondamentale du narcissisme en construction dont il est question, une atteinte de la capacité à se reconnaître soi-même en soi-même. Le sujet se trouve alors coupé de la reconnaissance de son vécu corporel et psychique, il éprouve l’expérience de la perte de soi.
Quand la relation au double narcissique-psychosomatique échoue, que les excitations externes ou internes ne peuvent s’intégrer au sein d’expériences suffisamment tempérées, l’intégrité psychosomatique du nourrisson est déjà menacée. Le lien psychosomatique au nourrisson est vidé de sa substance, sa capacité à métaboliser les éprouvés se déconstruit, l’accordage corporel et affectif ne peut plus maintenir le sentiment de la continuité du soi et du bon fonctionnement du noyau psychosomatique. La relation maturante que véhicule l’ombilic psychosomatique ne peut plus se maintenir et commence à prendre des formes négatives chez le nourrisson comme la dépression, le risque somatique, le risque désintégratif du soi.
On peut retrouver plus tard, dans les consultations d’enfants ou d’adolescents, de tels avatars pathologiques. Selon Misès, dans les pathologies limites de l’enfance, « la pathologie narcissique occupe une place centrale » (1990), comme en témoignent les « failles narcissiques, les échecs dans l’élaboration de la phase dépressive et de l’absence, la quête d’étayage » (ibid.). L’enfant « limite » est ainsi confronté à des angoisses d’insécurité intérieure, aux menaces d’intrusion et de perte d’objet. Misès relève aussi régulièrement des défauts d’étayage, des défauts d’élaboration de la fonction de contenance, des défauts de régulation des rapports entre processus primaire et secondaire, des blessures narcissiques majeures. Ainsi, l’absence de l’amour de soi relayée dans le défaut d’intériorisation pourra « sceller de façon durable cette fragilité narcissique de fond et les représentations du « soi » qui s’y relient » (ibid.).
De tels avatars psychopathologiques peuvent conduire à la structuration de la personnalité sur un mode limite, souvent en lien avec des troubles psychosomatiques patents. Ces troubles peuvent évoquer chez le consultant l’idée de l’existence de difficultés ayant eu cours dans les premiers processus d’intégration ou de « personnation » pour reprendre les termes de Racamier (1980), ce qui renvoie au vécu narcissique primaire de base. Kreisler (1985) évoque dans ce cadre les dysharmonies narcissiques primaires. Le vécu narcissique, contemporain des processus précoces de séparation du soi et du non-soi, a pu rencontrer des perturbations éventuelles traversant cette phase préobjectale de la vie psychique. Dans de tels cas, ce vécu primaire altéré va retentir dans l’apparition des fonctions instrumentales, cognitives (Debray 1989 et 1996), mais aussi celles touchant les processus intimes de représentation de soi, pouvant conduire à des vécus chez l’enfant ou l’adolescent de troubles de la conscience de soi, tels que des expériences dissociatives dépersonnalisantes ou déréalisantes. Enfin, l’altération précoce de ce vécu peut inaugurer des troubles de la régulation psychosomatique et ouvrir la voie à toute une série de somatisations. L’intégration psychosomatique, au sens winnicottien, est défaillante et ne permet plus la régulation nécessaire dévolue au fonctionnement psychosomatique sain chez le sujet.