Que dire d’un livre, qui se prétend roman (si, si, c’est écrit sur la couverture) et qui commence ainsi : « Nous avons coutume d’accueillir des enfants, c’est-à-dire de les mettre au monde comme ailleurs on capture des éléphants sauvages. » Et se termine ainsi : « Fermez la porte et ouste ! ordonne le nain assis sur son pot dans le cabinet au géant qui en prend toute la place. » Que dire sinon, « Lisez-le, vous verrez, cela ne ressemble à rien de connu dans le paysage littéraire contemporain. Et donnez m’en des nouvelles, si le cœur vous en dit ! ».
Ainsi va Eugène Savitzkaya, géant doux écrivant chez Minuit et ailleurs depuis plus de trente ans des textes singuliers, des textes qui ne ressemblent qu’à lui, des textes pleins de mots familiers ou rares, de mots désignant des matières, des plantes, de mots dessinant des mondes nouveaux, de mots inventant des mythologies du quotidien, du minuscule, des mots donnant corps à ce que l’on ne voit pas.
« Marin mon cœur » est l’Odyssée, le prénom y prédestine, d’un petit enfant, fils d’Eugène et de la femme aimée, la géante. C’est le regard émerveillé d’un père qui s’invente le conte d’être père tout autant que le conte de l’enfance découverte. C’est un livre à oublier la psychologie, à vous déciller les yeux pour l’émerveillement de l’ordinaire, c’est un livre pour chaque parent. C’est sans doute aussi un livre de la nostalgie de l’enfance réinventée dans l’amour. Chaque moment de la vie ordinaire est transformé par l’écriture, vivre prend une dimension que l’on avait oublié de percevoir, par crainte sans doute de n’en pas revenir ou d’être, un jour, déçu. Le moindre endormissement long à venir (comme dans « Berceuse » de Bénabar, mais en plus doux), devient une formidable épopée durant laquelle le géant se transforme en de multiples figures : « Ce soir-là, en été, Martin a résisté bien plus longtemps que de coutume aux pouvoirs de l’hypnotiseur. La berceuse courante n’a eu aucun effet sur lui. […] Utilisant alors une méthode empruntée à certains animaux, le magnétiseur, ayant déposé Marin au centre de la pièce, s’est mis à tourner autour de lui, d’abord à pas lents, puis de plus en plus rapidement. » L’hypnotiseur et le magnétiseur reviennent pour de multiples tours, mais « Rien n’y fit. Et c’est ainsi que le jour vint. »
En 2003 « Marin mon cœur » a eu une petite sœur, « Exquise Louise » ; c’est une autre histoire, et c’est la même, c’est l’invention d’une autre mythologie, et c’est la même…