Laurence Barrère, Rescapés ordinaires

p. 12

Référence(s) :

Laurence Barrère, Rescapés ordinaires, Gibles, D’un noir si bleu, 2007

Texte

C’est à un jeune éditeur indépendant installé en Bourgogne que nous devons cette jolie découverte.

Laurence Barrère signe ici un premier recueil maîtrisé autour du thème de la déroute intérieure. Ses personnages, qui ont le culot de nous ressembler un peu, évoluent sans autre prétention que de faire face aux aléas de vies, en apparence, bien ordinaires. Ils nous prennent d’ailleurs à témoin de leurs efforts pour se maintenir dans une normalité que d’aucuns qualifieraient d’étriquée, à l’image de ce cadre routinier qui, depuis dix-sept ans, compte les stations de métro (quatorze) et de bus (huit) qui séparent son domicile du bureau où il dirige le pôle facturation d’un grand groupe international. À la faveur d’une restructuration, il est profondément ébranlé par l’architecture postmoderne de son nouveau siège social. Tantôt facétieuse, tantôt empathique, l’auteur nous mène au plus près de la réalité psychique du personnage que cette mise en scène d’un chaos esthétique atteint jusque dans ses fondements. Si la part psychotique du sujet trouve à se loger dans le cadre, ici dans le décor, rarement texte l’aura illustré avec une telle acuité.

« Les portes s’ouvrirent. Aussitôt, les parois se précipitèrent sur lui, dardant leurs arêtes aiguisées, les surfaces polies dupliquant et se rejetant sans fin son désarroi. Le verre reflétait le marbre noir qui reflétait le miroir qui le reflétait en retour, en une ronde cruelle, interminable, aux perspectives impossibles, et lui, au centre, disloqué, parcellisé, atomisé. »

Tout au long de ces douze nouvelles, Laurence Barrère explore avec finesse comment le sujet fait avec ce qui le traverse, l’habite et le secoue, lorsqu’il est confronté aux changements, deuils ou ruptures qui pourraient avoir un impact traumatique sur lui. Déni, clivage, déplacement, dissociation, etc. : les mécanismes de défense sont les véritables héros de ces histoires, héros jamais nommés mais remarquablement croqués. Pour autant, nul didactisme dans ce livre servi par une écriture dense aux indéniables qualités poétiques.

Parmi ces textes, ma préférence va à « La fissure ». Curieusement écrit à la deuxième personne, il met en présence deux personnages. L’un est porteur d’une mauvaise nouvelle pour l’autre qui va s’en défendre comme il peut en cherchant avec frénésie où accrocher son regard.

« - Votre mère… commence-t-il d’une voix douce… Là, vous vous affolez. Vos yeux pivotent dans tous les sens. Ils cherchent. Fouillent. L’angoisse monte. Trouver. Vite. Ils s’arrêtent sur la fenêtre. Non. Sur les piles de dossiers bien ordonnées. Non. Sur le tableau derrière le docteur. C’est une calligraphie japonaise. Oui. Non. Vite. Tout à coup, vous voyez une fissure dans le mur. Une fissure extrêmement fine, qui part du plafond et s’arrête à mi-hauteur. Le tableau. La fissure. Le tableau. Vous optez pour la fissure.
C’est un bon choix. C’est une fissure accueillante. Vous vous détendez… »

Une nouvelle remarquable, tant par la précision clinique de cette dissociation traumatique que par sa puissance métaphorique qui invite le lecteur à tâter, prudemment, humblement, les bords de ses propres fissures…

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Référence papier

Françoise Guérin, « Laurence Barrère, Rescapés ordinaires », Canal Psy, 84 | 2008, 12.

Référence électronique

Françoise Guérin, « Laurence Barrère, Rescapés ordinaires », Canal Psy [En ligne], 84 | 2008, mis en ligne le 21 avril 2021, consulté le 02 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=614

Auteur

Françoise Guérin

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