La dimension du groupe familial est encore peu prise en compte au niveau des réponses sociales. La déficience auditive, comme tout handicap, produit pourtant des effets qui affectent l’ensemble de ce groupe. Nous parlerons, aujourd’hui, de la famille à partir de l’approche psychanalytique appliquée au groupe familial. Puis nous développerons certains aspects caractéristiques de son fonctionnement avec un jeune enfant sourd. Nous réfléchirons, enfin, sur la mise en place de dispositifs susceptibles d’aider les familles.
Dans nos pratiques médico-psychologiques et sociales nous avons l’habitude de prendre en compte la surdité, sur un mode individuel, autour du traitement, au sens le plus large, de l’enfant handicapé. Nous travaillons, bien sûr, au niveau de l’éducation précoce, dans les CAMSP la relation mère-enfant. Nous avons plus de mal à inclure les pères qui restent encore marginalisés. La notion de groupe familial nous échappe le plus souvent. La déficience auditive a pourtant une incidence importante au niveau de la relation ce qui retentit tout particulièrement dans le groupe familial. Les difficultés de communication qui en découlent tendent à maintenir trop longtemps un niveau de fonctionnement indifférencié dans la famille. Cette indifférenciation freine l’installation des relations intersubjectives et rend plus difficile l’inscription de l’enfant sourd au lien social. C’est, en effet, à partir du groupe familial que se construit la différenciation progressive de l’enfant. Cette différenciation se produit en même temps que l’installation d’une distance qui permet, au-delà des contacts polysensoriels, la symbolisation des traces des relations primordiales nouées entre l’enfant, sa mère et le groupe familial.
Qu’est-ce qu’une famille ? Au-delà des parents, la famille est constituée par un groupe de personnes qui forment une entité commune possédant ses lois propres de fonctionnement interne. Il ne s’agit pas d’une somme d’individus mais d’un ensemble organisé et caractérisé, par la constitution de liens d’alliance qui se croisent avec ceux de la filiation. La famille entretient aussi des rapports avec les différentes générations qui la précèdent. Elle est de même inclue dans un ensemble social et culturel qui la dépasse. À ce titre, elle relie chacun des sujets qui la composent avec ce qui est extérieur à elle. La famille se trouve ainsi soumise aux lois symboliques qui régissent tout groupe humain. Elle constitue, notamment, un creuset dans lequel se structurent les interdits fondamentaux de l’inceste et du meurtre. Le proto groupe qu’elle représente articule chacun des siens au lien social. Enfin, à travers le jeu des alliances qu’elle noue avec d’autres familles, elle se perpétue, au-delà de la mort individuelle de chacun de ses membres.
L’enfant qui naît hérite de la tache consistant à faire famille à partir des deux lignées dont il est issu. Il s’appuie sur cet ensemble pour construire progressivement sa propre identité de Sujet différencié. Il reçoit ce que sa famille lui transmet pour le transmettre à son tour à ses propres enfants. Cette transmission passe par le génome (héritage génétique). Cette transmission concerne aussi un ensemble de dépôts psychiques constitué du négatif contenu dans l’histoire individuelle de chacun des parents et dans celle de la généalogie. Je ne peux développer comment s’opère cette transmission psychique car cela nous entraînerait trop loin dans l’appréhension des concepts de la psychanalyse appliquée au groupe familial. Je précise seulement que la transmission du négatif reste inconsciente. L’enfant, pour assurer la continuité de « l’être ensemble familial » doit accepter de recevoir ces dépôts (contrat narcissique) constitués par les restes d’un héritage psychique parental et transgénérationnel de ce qui a pu rester tu, oublié, secret. Son individualité se construit à partir de ce qu’il va pouvoir faire de ces dépôts. C’est le pari de la naissance qui permet à l’enfant d’être investi narcissiquement par ses parents et de trouver sa place à la fois dans son groupe familial et dans la chaîne des générations. C’est pour ces raisons que tout enfant est susceptible de venir réactualiser, à sa naissance ou à l’occasion d’un événement traumatique comme la révélation d’un handicap, tout ou partie de ces dépôts transgénérationnels inconscients. Il y a ainsi des dépôts latents qui pré-existent à la naissance et qui peuvent s’actualiser au moment de l’annonce du handicap. Dans le moment de cette annonce, et dans les années qui suivent, « l’Appareil psychique » du groupe familial qui jusqu’alors fonctionnait bien peut se trouver plus ou moins déstabilisé et parfois submergé par ces retours de négatifs issus des histoires individuelles et transgénérationnelles des deux parents et par le traumatisme consécutif à l’annonce de la surdité.
Qu’est-ce que « l’Appareil psychique familial » ? A. Ruffiot, professeur de psychologie clinique à l’Université de Grenoble, et père de la psychanalyse familiale, disait : « Nous sommes tissu avant d’être issus ». L’appareil psychique familial peut ainsi être représenté comme un tissu psychique dont la trame serait constituée par la mise en commun, la fusion d’une partie de l’appareil psychique individuel de chacun des parents. Au départ, « l’Appareil psychique » a pour fonction de contenir et de métaboliser non seulement les dépôts dont nous avons déjà parlé mais aussi les premiers éprouvés corporels du nourrisson. Il constitue ce tissu psychique à partir duquel le bébé organise sa sécurité de base, son monde interne et son individualité. L’enfant se construit en s’étayant sur « l’Appareil psychique » de son groupe familial qui donne un sens à ses différents éprouvés et l’inscrit progressivement comme Sujet dans une histoire humanisante.
Si la mère est le partenaire privilégié de l’enfant, elle ne l’est pas qu’en son nom propre. Elle serait plutôt à considérer comme étant le porte-parole de l’ensemble familial auquel elle appartient et vers lequel, elle-même référée au père, elle peut référer son enfant. L’environnement familial offre ainsi une capacité de contenance permettant de transformer les éprouvés corporels bruts de l’enfant en vécus psychiques. Cette transformation s’opère, dans un retour, grâce à la restitution par l’autre maternel ou familial, sur un mode symbolisé de ce que l’enfant ressent de façon immédiate et parfois brutale dans ses vécus corporels. De nombreux auteurs ont précisé à quel point le bébé se trouve confronté alors à des terreurs « sans nom » selon Bion, à un bombardement sensoriel ravageant, selon Meltzer. Il s’agit d’organiser le chaos sensoriel primitif qui submerge tout enfant. Ce dernier ne peut y parvenir tout seul au début de sa vie. Les angoisses archaïques qu’il rencontre ont besoin, pour être traitées, de passer par un filtre qui les rendent supportables puis mémorisables. L’appareil psychique familial, dans sa capacité de contenance, rend possible ce filtrage. À partir des expériences polysensorielles, à travers les contacts corporels, dans les différents soins apportés, l’appareil psychique familial réalise l’accordage entre l’enfant et sa famille, rend possible la symbolisation progressive du lien de dépendance précoce ainsi constitué. À partir de ce lien, l’enfant entame son processus de subjectivation.
Nous allons avancer maintenant vers un essai de repérage de ce qui se passe plus particulièrement pour l’enfant sourd dans son rapport au fonctionnement groupal familial. Dans les situations d’entretiens familiaux ou de thérapie familiale psychanalytique nous avons observé, en effet, ce qui suit : l’enfant sourd, empêché dans sa parole, transmet à l’ensemble du groupe familial son manque à communiquer. Le handicap devient partagé. La difficulté des échanges langagiers qui en découle accentue la dimension vécue des situations. L’enfant sourd vient à occuper, dans la réalité des situations relationnelles du groupe familial, trop de place. Le poids du réel peut devenir prégnant au point d’empêcher l’installation, autour de l’enfant, d’un espace d’illusion et de rêve. Si bien que la famille se trouve confrontée à faire à sa place au lieu de le penser et de le rêver. Dans leurs modalités de communication, le jeune enfant sourd et sa famille ont tendance à se rencontrer dans un registre polysensoriel et autour d’une prévalence des contacts corporels. Il s’ensuit une transmission directe des mouvements émotionnels noués entre chacun des membres de la famille. Ces échanges pas assez médiatisés ont du mal à se symboliser par carence d’étayage sur un lien de parole qui faciliterait l’accès vers la représentation. La famille est ainsi maintenue trop longtemps dans une coexcitation indifférenciée des affects. Cela entretient l’illusion d’une communication totale parce que chacun des membres de la famille, et spécialement l’enfant sourd, est supposé ressentir la même chose ensemble, sans parole. L’installation des processus psychiques de différenciation ouvrant la dimension de l’espace intersubjectif est ralentie. Le passage de cette modalité d’échange a du mal à basculer vers sa mise en représentation. La mutation à accomplir pour aller d’un lien co-éprouvé par chacun des membres de la famille vers un lien représenté bute devant l’angoisse du risque de la perte de ce lien premier.
Jérôme Dupré-Latour
Tant que le handicap reste inconnu, les interactions précoces nouées entre l’enfant sourd et son groupe familial se développent normalement à partir des compétences du bébé. L’illusion normale de la symbiose post-natale laisse penser à la mère que son bébé la comprend et qu’il est une personne. Les interprétations fournies par le groupe familial à partir de la polysensorialité laissent ouvert le sentiment que cet enfant leur appartient. Dès qu’il y a suspicion de surdité, un doute ravageant s’installe. Si l’annonce du handicap dissipe les incertitudes, elle provoque des effets traumatiques sous la forme d’une déception profonde, d’une attaque du lien de filiation, d’un risque de séparation psychique brutale d’autant plus dangereuse qu’elle est précoce. Avec l’annonce de la surdité, l’angoisse de la perte du lien premier dont nous avons parlé est maintenue active par le sentiment ressenti par la famille de ne plus savoir comment communiquer avec son enfant sourd. Celui-ci de familier devient étranger. La surdité invisible fait énigme et renforce un vécu d’étrangeté. Ces angoisses réactivent le négatif issu de l’histoire individuelle de chacun des parents et de la transmission généalogique. Ces angoisses se superposent au risque d’une rupture du lien de filiation.
L’appareil psychique familial alors se trouve confronté soit au risque d’une rupture brutale de l’illusion primaire qui a bien fonctionné jusque-là, soit au recours défensif vers les modalités archaïques du lien autour d’une transmission directe, corporelle des sensations entretenant la co-excitation des affects et rendant difficile le passage vers la symbolisation, dans un langage, des échanges émotionnels. L’appareil psychique familial peut alors se trouver submergé par tous ces vécus, empêché dans ses capacités de contenance et d’élaboration. Lorsque ces vécus ne sont pas repris et travaillés dans le registre de la perte et du deuil, ils font sans cesse retour et s’actualisent dans des éprouvés indifférenciés. Les processus psychiques groupaux différenciateurs ont du mal à permettre l’ouverture d’un espace suffisant pour faciliter le passage allant de la communication à la parole débouchant sur la naissance du Sujet.
C’est pourquoi nous pensons qu’il serait important de pouvoir prendre en compte le groupe familial dans son ensemble, de façon précoce, dès l’annonce du handicap. Cette prise en compte s’inscrit dans la dimension groupale du soin psychique. Les familles ont besoin d’être ainsi soutenues parce que les capacités de contenance psychique de leur appareil psychique familial sont attaquées, mises en difficultés et parfois submergées. Ce n’est pas forcément à la gravité dans le réel du handicap qu’il faudrait attribuer la déstabilisation, voir la déstructuration du fonctionnement groupal familial. La plupart des familles ne présentent pas, en effet, un fonctionnement pathologique avant l’annonce de la surdité. Ces familles vont pouvoir élaborer, de façon positive, le traumatisme et effectuer un travail psychique de deuil. Mais un soutien approprié sous la forme d’entretiens familiaux mensuels les aiderait beaucoup à traverser les souffrances inhérentes à ces situations. D’autres familles connaissent, antérieurement à la révélation du handicap de leur enfant, des difficultés plus ou moins importantes au niveau du fonctionnement de leur appareil psychique familial. Ces familles relèvent d’un travail sous forme de thérapie familiale psychanalytique. Dans tous les cas, il faut penser que le handicap d’un enfant peut révéler des blessures personnelles déjà là dans l’histoire des parents et des dépôts transgénérationnels qui peuvent faire retour avec force.
Certaines institutions mettent en place différents dispositifs d’accompagnement familial. Mais nous nous interrogeons plutôt, quant à nous, sur l’intérêt qu’il y aurait, pour les familles, à pouvoir disposer de lieux de consultations familiales extra-institutionnels. Elles pourraient y trouver une écoute, un soutien, une contenance sous la forme d’un accompagnement familial. Elles pourraient aussi bénéficier, le cas échéant, d’un soin plus spécifique de thérapie familiale. Dans un tel centre de consultation, les familles auraient la possibilité de rencontrer des accompagnants familiaux et des thérapeutes formés à l’écoute du groupe familial. Cette forme groupale de travail permet de contenir et de soutenir efficacement les familles confrontées au traumatisme et au deuil. Elle rend possible le ré-accordage des liens intrafamiliaux, facilite la reprise des mouvements de différenciation. L’expérience montre aussi qu’elle participe beaucoup à la prise en compte de la réalité de l’enfant sourd dans sa famille, permet de passer plus rapidement de la communication à la parole, et accélère son processus de subjectivation.