« [...] une mémoire envoûtante qui sans cesse tire le je vers le nous [...] »
Dominique Sampiero, Le rebutant
Tu me souviens, nous me souvenons, je te souviens, je nous souviens. Et, plus tard, je me souviens, nous nous souvenons.
Conjugaisons pour dire l’étroite intrication du singulier et du pluriel groupal, sociétal, institutionnel, dans la construction de la mémoire, dans la remémoration comme dans l’oubli.
Cette question peut être travaillée dans une multitude de champs, de la clinique individuelle ou familiale à la compréhension du social et du politique dans son lien au psychique (ainsi le travail de J. Puget ou de R. Kaës à propos de la mémoire dans les états dictatoriaux).
Le sociologue M. Halbwachs posa la question de l’origine de la mémoire : celle-ci est-elle d’abord individuelle ou d’abord collective ? Des Cadres sociaux de la mémoire à La mémoire collective sa pensée évolua d’une totale prééminence du social à une pensée beaucoup plus nuancée. S’il est bien évident qu’à l’échelle de l’histoire humaine une telle question est insoluble, elle ne l’est guère moins à l’échelle de l’histoire singulière. Cette question, comme nombre de celles qui portent sur les origines, conduit à une incertitude ou à une croyance et, en tout état de cause, à une mobilisation fantasmatique. Nous proposerons plutôt, avec bien d’autres (à commencer par ce que S. Freud nomma la mémoire phylogénétique), que la mémoire singulière se construit par et avec l’autre, qu’il s’agisse des traces transmises à l’infans puis à l’enfant par le parent ou de la co-construction d’une mémoire que le sujet réécrira en se l’appropriant progressivement à moins qu’il n’en refuse certains contenus.
Cette question sera abordée, pour commencer, dans le champ de la littérature. La littérature, avant de devenir support de mémoire et elle-même objet de mémoire, fait travail de mémoire selon les modes de liaison qui lui sont propres. Il n’est qu’à citer La recherche du temps perdu (M. Proust) pour s’en convaincre, tant cet ouvrage est en même temps un travail de la mémoire, une présentation des contenus de celle-ci et une tentative d’auto-représentation théorisée de cette mémoire et de ses processus. Dans La recherche du temps perdu, mémoire singulière et mémoire historique s’entremêlent au point de faire de cet ouvrage le chef-d’œuvre de la mémoire d’une époque, l’avant-première guerre mondiale. Plus près de nous, nombreux sont les auteurs à avoir exploré la mémoire, et ce en particulier à partir de la question de l’holocauste, de son irreprésentabilité et de sa mise en récit, voire depuis quelque temps en fiction, comme si enfin la sidération traumatique parvenait à être décondensée. La question de la mémoire, dans la littérature, peut se traiter, en reprenant les propositions d’A. Green, sur l’axe de la liaison et de la déliaison. En effet, là où Proust procède de l’hyperliaison et de la métaphore, ce qui explique que bien des lecteurs restent au seuil du livre qui ne se laisse pas pénétrer facilement, J. Brainard ou G. Perec procède sinon de la non liaison du moins d’une liaison minimale, du fragment, de la juxtaposition comme mode d’agencement ainsi que de la métonymie.
En 1975, J. Brainard publie I remember qui ne sera traduit qu’en 1997. G. Perec connaît le livre rapidement et en reprend le modèle pour un projet à deux volets : Les choses communes et les choses personnelles, seul le premier volet voyant le jour. Alors que J. Brainard se souvient aussi bien d’événements communs que d’événements singuliers, G. Perec sépare ces deux catégories, ce qui peut s’entendre à la lumière de son histoire propre et de la manière dont il fait travailler cette question de la mémoire tout au long de son œuvre. En ne publiant que la mémoire des choses communes Perec crée une grande complicité avec le lecteur, suscite de l’excitation qu’il se propose au demeurant de contenir puisqu’à sa demande son éditeur a laissé des pages blanches à la fin du livre afin que le lecteur puisse enrichir le livre de ses propres Je me souviens. Je rajouterai que ce dispositif d’écriture a généralement beaucoup de succès dans les ateliers d’écriture que j’ai pu animer. D’autres textes de G. Perec ont pu montrer à quel point le travail de mémoire personnelle, de construction d’une histoire personnelle à partir du blanc de la disparition de ses deux parents durant la guerre était difficile, suscitant l’invention de dispositifs littéraires compliqués et remarquables : pensons en particulier à W ou le souvenir d’enfance ou à La disparition ainsi qu’à la métaphore du puzzle qui habite La vie mode d’emploi.
Je l’ai déjà évoqué, je pense qu’on ne peut plus aborder la mémoire tout à fait de la même manière après la Shoah. Nous l’avons rapidement vu à l’œuvre à propos de G. Perec, on pourrait aussi évoquer P. Celan dont la poésie est allée toujours plus avant dans la voie d’une liaison de plus en plus hermétique jusqu’à la mort de ce poète. Dans L’autoportrait dit de Dordrecht A. Bélis parvient à métaphoriser cette question de la mémoire d’après la catastrophe dans une fable puissante et riche. Son récit se passe après une guerre qui a détruit une bonne partie de l’humanité. Les survivants ont organisé une vie vouée à la mémoire, à l’inscription des traces du passé. Mais bien vite se pose la question de la vérité. L’univers de ce roman, qui repose au début sur la nécessité de ce que nous nommerions maintenant le « devoir de mémoire », sur la nécessaire préservation de la mémoire du passé pour que le groupe et la culture demeurent, s’avère bien vite aux prises avec une idéologique de la mémoire. Le narrateur du livre, pour avoir interprété, voire reconstruit, est emprisonné. Ainsi ce livre pose-t-il la question, pour le dire dans le langage de R. Kaës, de l’idéologie et de la mythopoïésis dans leurs rapports à la mémoire. Le monde de « L’autoportrait » est dans un rapport tellement idéalisant à la réalité et à la vérité qu’il ne supporte aucune variation, aucun écart de mémoire. Ainsi le lecteur assiste-t-il à la transformation d’une œuvre de vie en œuvre de mort.
Ce livre fournit une grille de lecture remarquable à la polémique suscitée par le film La vie est belle de R. Bénigni. Ce cinéaste, qui n’a pas directement connu la Shoah (il est trop jeune), a fait un film, une fiction, un conte sans doute, qui raconte comment un père déporté avec son fils se livre à un incroyable travail de transformation narrative de la réalité afin d’épargner à son fils la prise de conscience de là où il est et, de ce fait, du destin qui l’attend. Le film eut un immense succès public et institutionnel mais il fut l’objet aussi des critiques les plus vives, par exemple de J. Lanzman (l’auteur du non moins remarquable documentaire Shoah) qui n’admet pas que l’on puisse fictionnaliser l’holocauste.
À partir de cette situation emblématique, plusieurs fils peuvent être tirés, tant du côté d’une politique de l’oubli (N. Loraux) et de la mémoire que de celui de l’articulation ou de la confrontation entre mémoire individuelle et mémoire collective. Cependant il ne s’agit pas ici seulement de contenus de mémoire, de souvenirs mais aussi de processus de mémoration. Dans un raccourci, je propose que, de même que l’enfant peut se voir interdire de se représenter certains traumatismes, en particulier transgénérationnels, par ses parents (cf. en particulier le travail de N. Abraham et de M. Torok), de même la société, la culture du groupe peuvent interdire de penser certains événements de l’histoire ; pensons par exemple à la déportation et à l’élimination des gitans ou des homosexuels ou encore au silence qu’il fut si difficile de rompre quant à ce qui s’appela officiellement longtemps « les événements d’Algérie ». Si de nos jours le discours est abondant en ce qui concerne les Juifs sous la Shoah, ce ne fut pas toujours le cas : P. Lévi a dit combien il était non seulement dur de parler mais surtout de se faire entendre à un moment où les esprits étaient à la reconstruction, à l’oubli de la guerre et de ses violences.
Ces deux niveaux sont en interaction l’un avec l’autre : la mémoire individuelle s’étaye sur la mémoire des parents, sur la mémoire du groupe social et sur l’organisation institutionnelle de la mémoire. Mais les sujets singuliers sont aussi des acteurs sociaux qui peuvent avoir une action, plus ou moins efficace, dans la construction de la mémoire du groupe, du collectif : ainsi par exemple des époux Klarsfeld, de leur travail d’archives et de mémorial des Juifs déportés. Pour un sujet, se voir dénier le droit à la mémoire de ce qui est ou fut une partie de sa vie est source de souffrances psychiques, en particulier sur le plan narcissique dans la mesure où c’est alors quelque chose de lui qui n’a pas le droit de s’exprimer, voire d’être. Il y a alors atteinte aux parties les plus profondes du psychisme, aux soubassements du narcissisme. Pour autant, il en est ici du collectif comme du singulier : ce qui est exclu de la mémoire, du travail de mémoration ne disparaît pas purement et simplement mais laisse des traces et fait retour dans la réalité, tôt ou tard, sous forme d’acte et de symptôme : pensons aux résurgences de la Shoah depuis une vingtaine d’années ou, plus récemment, de la guerre d’Algérie. Il ne peut y avoir de pensée de l’articulation de la mémoire du sujet et de la mémoire du groupe sans sollicitation de la question de la transmission intergénérationnelle, privée mais aussi institutionnelle, mise en scène dans le champ du social : dans des logiques différentes pensons au procès de Nuremberg, au jugement de K. Barbie ou de M. Papon, à la commission sud-africaine « Vérité et réconciliation » ; pensons aussi aux difficiles témoignages de l’immédiat après-guerre et au travail de collecte de témoignages qui se développe depuis une quinzaine d’années auprès des rescapés de la Shoah, comme si certains devenaient prêts à parler et d’autres à entendre alors que commence à se faire craindre la disparition des témoins directs (R. Waintrater).
La question de la mémoire, du sujet à la société, peut donc se comprendre dans la logique de cadres partiellement emboîtés les uns dans les autres à partir de l’expérience que fait l’infans de la rencontre avec la mémoire de ses parents, eux-mêmes articulés à la mémoire de leurs groupes selon une modalité qui participe à ce que P. Aulagnier nomme le contrat narcissique. Ainsi que le développe M. Enriquez dans son beau travail sur les enveloppes de mémoire, le refoulement vient former une arête entre l’appareil psychique de l’enfant et celui de sa mère. En effet la mémoire n’est pas un déjà-là, c’est une fonction du moi, jusque dans ses racines les plus inconscientes, qui se construit en étayage sur l’environnement maternel, lui-même étayé sur le père, sur le groupe… L’enfant passe petit à petit d’une enveloppe de mémoire commune, lorsque les choses vont suffisamment bien, à une enveloppe de mémoire de plus en plus singulière par internalisation de l’appareil à se souvenir mais aussi à refouler de sa mère. C’est entre autres à ce point que peuvent être repérés des pactes sur le négatif (R. Kaës), qu’ils en appellent au déni, et à la projection-expulsion, ou au refoulement.
C’est ainsi que peuvent émerger des souvenirs-écrans partagés entre la mère et l’enfant, dans la réécriture de leur histoire (réelle et fantasmatique) commune. Dans son célèbre article, S. Freud montre que ces souvenirs-écrans sont construits, et donc analysables, sur le modèle du rêve, qu’ils répondent à la logique des processus primaires. Dès lors la mémoire devient incertaine : elle n’est pas cette bibliothèque que sollicite Freud dans certains de ses textes. Le souvenir n’est pas fixé une fois pour toutes, il est au contraire réinterprété, réécrit à la lumière des événements psychiques qui leur sont ultérieurs. Ainsi l’enfant œdipien reprend-il dans cette nouvelle logique des contenus mnésiques et fantasmatiques qui répondaient auparavant à une logique archaïque. De plus la mémoire de chacun est prise dans la mémoire familiale, dans la construction des refoulements mais aussi des mythes communs qui ont bien souvent à voir avec les souvenirs-écrans. Il est difficile à chacun, sinon dans un travail analytique ou psychothérapique, de faire la part entre ses souvenirs propres, leurs déguisements et les souvenirs qui ont été transmis par les parents et portent la marque de leur propre travail psychique. Or, ainsi que nous l’avons évoqué, la construction des souvenirs par les parents porte la marque de leurs impératifs psychiques propres ; l’enfant a alors, en fonction de la liberté que lui laissent ses parents, ou au contraire de l’emprise qu’ils exercent sur lui, non seulement à s’approprier ou non ces souvenirs exogènes qui lui parlent cependant de lui, mais aussi à les transformer pour se les approprier, ce qui fera toute la différence entre l’incorporation et l’introjection. Mais en même temps, ainsi que l’énonce très clairement P. Aulagnier à propos de la violence de l’interprétation, cet apport exogène va être constitutif de la mise en place progressive d’une mémoire propre, encore que toujours intriquée à celle des groupes et de la société ; manière donc de rappeler que de l’autre est toujours au cœur constitutif du sujet, jusque dans ce noyau intime qu’est la mémoire.
Pour finir arrêtons-nous sur les destins de la mémoire et des souvenirs chez le sujet et dans le groupe, d’autant que nous vivons une période qui investit beaucoup cette mémoire et se penche, de manière réflexive, sur ses propres processus de mémoire, entre devoir de mémoire et hypermnésie. S’il faut avoir pu construire des souvenirs pour pouvoir les oublier, les refouler, c’est d’une part pour éviter le retour violent de l’insymbolisé et d’autre part pour ne pas être submergé par « ce passé qui ne passe pas » et pour pouvoir investir le présent, de nouveaux objets. Dans une belle étude, A. Correale fait l’hypothèse de « l’hypertrophie de la mémoire comme forme de pathologie institutionnelle », comme mode de résistance au nouveau et au changement, comme enferment dans une pensée nostalgique. La présence trop peignante du passé peut donc renvoyer soit à la logique du traumatisme et de la compulsion de répétition, soit à celle du refuge régressif, nostalgique, dans un passé idéalisé.
Pour conclure j’évoquerai l’étonnant film récent Good bye Lénine dans lequel un fils, dont la mère communiste est entrée dans le coma la veille de la chute du mur de Berlin, lui cache cet événement afin de ne pas la traumatiser et crée donc un monde totalement factice quand elle se réveille six mois plus tard. Ce fils, qui avait manifesté contre l’ancien régime, semble prendre ce prétexte pour s’enfermer lui-même dans une nostalgie qui vient compenser la perte des illusions de changement. Si le coma maternel peut se lire comme une métaphore du déni (ne pas voir ce qui se passe) la réaction du fils montre l’appareillage étroit entre le psychisme de la mère et celui du fils qui entraîne famille, copains, voisins dans sa reconstruction à l’identique d’un passé brusquement effondré.