Interview… de Nathalie Dumet et de Gérard Broyer

DOI : 10.35562/canalpsy.910

p. 4-6

Texte

Canal Psy : Nathalie Dumet. Au regard des différents courants qui ont jalonné l’histoire de la Psychosomatique en France, comment situeriez-vous votre orientation actuelle au Centre de Recherche de Lyon 2 ?

Nathalie Dumet1 : Les recherches qui, historiquement, ont tenté de mettre en évidence des « maladies psychosomatiques » (F. Alexander) ou des « malades psychosomatiques » (F. Dunbar), voire même une « structure psychosomatique » (P. Marty) s’avèrent aujourd’hui complètement dépassées – même si de ci de là il peut rester quelques fervents défenseurs, somaticiens comme psychanalystes, de telles hypothèses. En regard de la polyfactorialité en jeu dans les affections – quels que soient d’ailleurs le mode d’expression de celles-ci, leur forme manifeste, somatique ou psychique pour dire vite – je fais mienne l’assertion de M-C. Célérier (1989) selon laquelle il n’existe « aucune frontière [qui] sépare la maladie psychosomatique et la maladie organique ». En effet, on voit mal en vertu de quoi la réalité psychique (là encore quelle que soit la façon de formuler celle-ci : conflit spécifique, caractéristique de la personnalité, traumatisme, affect réprimé et / ou représentation forclose, sinon même gelée, etc.) interviendrait dans telle ou telle configuration symptomatique et non dans telle(s) autre(s). Force est de constater que le XXIe siècle n’en a pas encore fini d’épuiser cette ancestrale et épineuse question des rapports entre psyché et soma ! Il faut surtout dire que la perspective causale n’est pas la seule ni surtout la plus intéressante voie de recherche en psychosomatique. Pour ma part, il me semble plus fécond de s’intéresser à la manière dont le corps participe de la construction subjective et identitaire de chaque individu, soit encore à la manière dont celui-ci investit et mobilise cette dimension de sa réalité. C’est pourquoi j’ai jusqu’alors orienté mes recherches sur le rôle et la fonction du corps, ou plutôt des corps (réel, imaginaire, érogène…) dans l’économie psychique, dans l’équilibre de la personnalité, dans la régulation voire symbolisation des conflits (intrapsychiques comme intersubjectifs), et in fine dans l’aménagement de la santé, soit de l’équilibre psychique comme somatique.

Canal Psy : Dans cet ouvrage vous réunissez des articles qui s’interrogent sur le type de rapport que nous entretenons avec notre corps, sur le rôle et la place qu’il peut occuper dans notre équilibre psychosomatique. Vous considérez ainsi que le corps serait porteur d’un message, en ce sens les « désordres » ou « déviances » psychosomatiques refléteraient tout à la fois l’existence de troubles dans la relation à l’objet et le compromis trouvé par le sujet pour maintenir un certain équilibre interne. Pouvez-vous nous en dire quelques mots de plus ?

Nathalie Dumet : Précisons tout d’abord que cet ouvrage reprend l’ensemble des communications présentées à l’occasion de la Journée d’étude réalisée, à l’Université Lyon II, par notre groupe de recherche en décembre 2001. Le terme de « déviance » ne me convient pas bien. En effet, le corps, tant dans son fonctionnement naturel que dans ses aléas ou perturbations, est agent et objet d’expression subjective comme intersubjective ; dès lors, toute manifestation du corps quelle qu’elle soit est porteuse de sens et surtout sert l’équilibration individuelle comme relationnelle, même si parfois cela apparaît sous les auspices de la pathologie ou du désordre. Pour ne prendre qu’un exemple, celui de Cécilia dont j’ai parlé lors d’un précédent colloque du CRPPC ; j’ai tenté de montrer comment différents agirs corporels chez elle, parmi lesquels la pratique sportive, l’apparition d’une grossesse imprévue, l’interruption de celle-ci puis la boulimie et le grossissement s’inscrivaient et s’intégraient dans le mouvement dynamique de sa construction psycho-identitaire féminine, narcissique et libidinale. Loin d’être ou de renforcer chez elle défenses et fixations pathologiques, la mobilisation du corps est ce qui a permis à Cécilia, au cours de son histoire, d’actualiser certains conflits inconscients (séparation d’avec l’objet maternel, accès à la génitalité) et d’en permettre la symbolisation.

Canal Psy : Dans votre article où vous apportez un nouvel éclairage sur la clinique des sujets présentant une obésité, vous proposez d’entendre leurs résistances liées à l’amincissement comme une protection de l’ordre de la « survie » psychique, la perte de poids venant menacer un équilibre identitaire. Vous soulignez ici la difficulté majeure qui se présente pour le praticien d’être vécu comme exerçant une emprise mortifère contre laquelle ces patients s’opposent. Dans ces conditions, quel type d’accompagnement permettant de sortir de cette impasse peut être proposé à ces patients ?

Nathalie Dumet : La réponse est loin d’être aisée et a fortiori connue, des praticiens notamment ! Toute la difficulté réside justement dans l’aménagement de la suffisamment bonne distance dans la relation thérapeutique. Dans celle-ci, l’objet/le thérapeute (médecin comme psychologue au fond) ne doit être ni trop loin afin de soutenir adéquatement le Moi du patient et de ne pas attiser les craintes d’abandon et autres angoisses de perte du sujet, et surtout ni trop près afin d’éviter cette fois l’activation et le surgissement d’angoisses et de fantasmes archaïques (de dévoration, d’engloutissement, d’annihilation). Dans les deux cas, cela se solderait (et se solde dans la réalité clinique !) par la rupture du lien thérapeutique ; peut-être en pareille circonstance est-il alors plus juste de dire que le lien à l’objet n’a pu trouver à se (re)constituer.

Canal Psy : Enfin, de votre point de vue, où vont se diriger les futures recherches spécifiques à l’orientation en Psychosomatique ?

Nathalie Dumet : Dans la mouvance du psychiatre psychanalyste C. Dejours, je dirai que les progrès de demain s’imposent en direction d’une « biologie de l’intersubjectivité », c’est-à-dire d’une recherche et démonstration de l’impact et des effets biologiques de la rencontre avec l’autre et ce faisant du travail psychologique. En tous cas, parler de biologie ne signifie nullement renoncer aux recherches cliniques et psychanalytiques dans le champ psychosomatique au profit de seules approches neurobiologiques ou neurocognitives mêmes. Il s’agit bien au contraire de maintenir et d’affermir les liens, échanges et apports entre chercheurs relevant tant des sciences du vivant que des sciences humaines. Certes ce n’est chose ni aisée ni acquise. La reconnaissance de la différence (et de son intérêt !) reste parfois bien difficile sinon même déniée tant les idéologies unitaires (celle du « tout biologique » comme celle du « tout psychologique » !) sont persistantes, mais pourtant… bel et bien désuètes aujourd’hui… !

Canal Psy : Gérard Broyer. Dans votre article « Pensez psychosomatique ! », vous dénoncez ce clivage particulièrement ancré dans la pensée française entre corps et psyché, mais également, vous le soulignez, entre objectivité et subjectivité, supports de la sensorialité et de la motricité, etc., et vous « militez » au contraire pour une conception qui les intrique plus étroitement et revienne sur cette parfois trop stricte séparation qui appauvrit finalement notre appréhension des manifestations psychosomatiques. Pouvez-vous revenir sur ce point pour les lecteurs de Canal Psy, et nous dire quelques mots sur l’implication pratique de cette position ?

Gérard Broyer2 : Ce n’est pas qu’une caractéristique de la pensée française. Il s’agit d’une position philosophique de la pensée occidentale qui engage toutes les épistémologies des sciences qui, comme la biologie, la physiologie, l’anatomie et les neurosciences actuelles en procèdent. Le dernier livre de A.R. Damasio Spinoza avait raison est une nouvelle illustration de cette volonté de dépasser un dualisme jugé insatisfaisant pour la plupart, pour promouvoir un monisme matérialiste tout aussi insatisfaisant sur le plan de la compréhension de la psyché ; le sous-titre joie et tristesse, le cerveau des émotions est en soi tout un programme, et il n’y a pas à sauter de joie pour un psychanalyste ou un psycho dynamiste. Par contre, l’enthousiasme de l’accueil suscité par un tel essai prouve encore une fois l’incapacité actuelle de penser un monisme de la corporéité intelligent tel que la clinique psychosomatique nous le propose à voir, c’est-à-dire un processus de la rencontre d’un sujet avec son environnement qui vient interpeller dans l’expérience du vécu à la fois la corporéité et la psyché, comme l’a déjà décrit la Phénoménologie et plus précisément M. Merleau-Ponty. Des biologistes comme F. Varela redécouvrent cette évidence et tente de l’intégrer dans leur épistémologie mais, les détours que cet auteur est obligé de faire par l’expérience bouddhiste, montrent bien que ce n’est pas facile pour la pensée occidentale. L’expérience de la rencontre d’un sujet et de son objet signe par contre bien l’inscription corporelle de l’esprit (pour paraphraser Varela) sous ce double aspect du corps comme structure vécue : fantasmes, désirs, intentionnalité, et celui du corps comme contexte ou lieu des mécanismes psychiques : lorsqu’on a « l’intention » même inconsciente de voir un objet, il faut bien que tout notre corps se mette en position de voir cet objet et que notre œil accommode sur lui entre autres, autre exemple de l’ordre du truisme, mon « attitude » à l’égard d’une personne : amitié, amour, haine, colère, agressivité…, va provoquer tout mon métabolisme hormonal et mon système para- ou orthosympathique ! De la sorte, et c’est ce que nous avons déjà développé dans ces colonnes lors du dossier que vous avez consacré à l’Émotion, il faudrait concevoir une biologie capable de penser la subjectivité (et par conséquent l’intersubjectif), biologie qui ne se limite pas à ne prendre en compte qu’une pseudo « objectivité » du soma ; ce soma, à n’être considéré que comme une machine, posera toujours la question de l’hétérogénéité du corps et de la psyché et de leur relation ontologique, telles que postulées par la philosophie occidentale depuis R. Descartes, même si cette position épistémologique a permis des prouesses en génie biologique ou en technologies médicales extraordinaires, elle est devenue, peut-être précisément à cause de ces prouesses, globalement insatisfaisante et toutes nos questions éthiques en procèdent. Il va de soi que si la biologie « s’éthologise » en quelque sorte et devient une véritable bio-logie, un véritable bio-logos, une science du vivant et non plus science d’une machine animée, si elle devient une biologie de la subjectivité et de l’intersubjectif, la psychosomatique n’aura plus lieu d’être, puisque toute la biologie sera ainsi devenu psychosomatique. Mais nous n’en sommes pas encore là ! Pour l’instant, on en est au mieux à penser l’esprit comme sécrétion de la matière dans des tentatives de monisme matérialiste comme l’illustre bien A. Damasio ci-dessus évoqué ; pour les autres, nous sommes en attente épistémologique et peut-être faut-il encore ne se satisfaire que d’un positionnement défini comme « dualisme immanent », tel que le propose C. Dejours, en se repositionnant cette fois non plus par rapport à l’ontologie mais seulement par rapport à la causalité.

Canal Psy : Gérard Broyer. Par ailleurs, vous présentez les manifestations de somatisation comme des révélateurs du type de relation plus ou moins en souffrance que le sujet entretient avec son environnement : « Le corps ne saurait mentir ». En cela il est un témoin de la construction interne du sujet mais également support et instrument de cette construction comme c’est le cas dans les thérapies à médiation corporelle. Ce qui vous amène à ouvrir le débat et à proposer que des recherches s’organisent autour de la notion de « croyance ». Peut-on établir là un lien avec un autre thème qui vous préoccupe, à savoir celui du « sacré » ?

Gérard Broyer : Je pense que vous faites allusion à mon article : « L’expérience du sacré et la dynamique du Surmoi ». Pas du tout ! Il est vrai que l’on a toujours tendance à associer le « croire » et le « sacré » car nous nous positionnons toujours dans l’expérience du religieux. En ce qui me concerne, j’essaye d’approcher ces deux phénomènes en tant que phénomènes purement psychiques, comme nous le montre la clinique. Le « croire » suscite des phénomènes vitaux extraordinaires que, par première approximation on pourrait expliquer par la puissance de « l’investissement », libidinal, moment psychique encore mal étudié. On peut vérifier ces phénomènes vitaux dans l’efficacité du placebo, l’efficacité de la pensée magique…, mais aussi par exemple dans les cas limites de la proximité de la mort, dans ces cas de « santé psychosomatique » (qui peuvent également relever et s’expliquer par le déni) ; dans ces cas où tous les clignotants biologiques sont au rouge, la clinique nous apprend pourtant que telle personne « qui y croit », qui a de très forts investissements vitaux, ou qui est encore très fortement investie par son entourage – actif, passif – va survivre et parfois guérir d’une manière incompréhensible selon notre vision technicisée du biologique. Je pense également au syndrome de glissement chez le vieillard. Ce phénomène du « croire » relève donc selon moi de l’instinct de vie pour reprendre la conception de P. Marty, instinct qui peut bien sûr se « pulsionnaliser » en se mentalisant. Le sacré par contre relèvera de Thanatos, c’est à dire de toute cette dimension de la reconnaissance et de l’acceptation de l’interdit fondamental, dans la dynamique psychique qui va fonder le sens et le pouvoir de la Loi ; pas seulement la loi écrite, institutionnelle, mais cette loi psychique qui fonde l’interdit individuel au quotidien avec le respect des règles du social, constituant notre éthique. Cette loi psychique va également étayer la puissance du principe du réel : il y a des choses que l’on ne peut et ne pourra, au niveau psychique, jamais faire impunément, et je dirais presque que peu importe la loi écrite, tout simplement parce que ces choses engagent une dimension que l’on perçoit nous dépasser, nous, en tant qu’individu, parce qu’elles nous ouvrent à cette dimension du transcendantal, du « sacré » (non religieux), du respectable, de l’intouchable. Dans mon travail sur le sacré, j’évoquais quelques exemples de ces situations butoirs, entre autres le respect incompréhensible des dessins des hommes préhistoriques, ou des concrétions calcaires, dans une grotte, par des adolescents délinquants, en rupture du social, ayant bénéficié d’un stage de réinsertion par la spéléologie, adolescents apparemment sans foi ni loi et surtout sans peur du gendarme… ! Bien des questions éthiques que nous nous posons aujourd’hui relèvent de ce sentiment du sacré, de ce tutoiement des limites de l’interdit au regard de l’humanité : qu’est-ce qui contraindra au respect des règles sinon ce sentiment du sacré ?

Bibliographie

Broyer G., « L’affect en psychosomatique », L’émotion en questions, Canal Psy, n° 47, fév.-mars 2001.

Broyer G., « L’expérience du sacré et la dynamique du Surmoi », in D. Dubouchet, L’insertion par l’ailleurs, Paris, La Documentation française, 2002.

Broyer G., « Pensez psychosomatique ! », in Dumet N., Broyer G. (sous dir. de), Avoir ou être un corps, Lyon, L’interdisciplinaire, 2002, p.11-31.

Dumet N., Broyer G. (sous dir. de), Avoir ou être un corps, Lyon, L’interdisciplinaire, 2002, 134 p.

Dumet N., Broyer G. (sous dir. de), Cliniques du corps, Lyon, PUL, 2002, 256 p.

Dumet N., Clinique des troubles psychosomatiques. Approche psychanalytique, Paris, Dunod, 2002, 172 p.

Dumet N., « L’agir corporel : de la répétition mortifère à la recréation subjective », Communication présentée au Colloque « Symbolisation et médiations » – cf. Les Cahiers du CRPPC, 2002, 2, p.59-74.

Dumet N., « La différence incarnée. Réflexions psychosomatiques sur un phénomène étrangement familier : l’obésité », Cahiers de Psychologie Clinique, 2002, 1, 18, p.31-44.

Dumet N., « Pour une psychologie clinique du sujet psychique incarné », in Mietkiewicz M.-C., Bouyer S. (sous dir. de), Où en est la psychologie clinique ?, Paris, L’Harmattan, 2003, p.59-63.

Notes

1 Psychologue clinicienne, maître de conférences, Université Lumière Lyon 2.

2 Professeur de psychologie clinique, Université Lumière Lyon 2, Institut de psychologie, av. Pierre Mendès-France 69500 Bron, e-mail : gerard.broyer@univ-lyon2.fr Tél : 06 80 02 95 98.

Citer cet article

Référence papier

« Interview… de Nathalie Dumet et de Gérard Broyer », Canal Psy, 62 | 2004, 4-6.

Référence électronique

« Interview… de Nathalie Dumet et de Gérard Broyer », Canal Psy [En ligne], 62 | 2004, mis en ligne le 27 avril 2021, consulté le 24 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=910

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