Désir d’adopter : entre souffrance et sentiment d’urgence

DOI : 10.35562/canalpsy.995

p. 7-8

Plan

Texte

Les études anthropologiques font apparaître que notre société occidentale, contrairement aux sociétés traditionnelles, n’a pas pour habitude la circulation des enfants. Elle s’appuie plutôt, sur l’exclusivité du lien et la règle de bilatéralité, en ne comptant pour l’enfant, qu’un seul père, qu’une seule mère. L’adoption introduisant un double réseau de parenté vient donc bousculer les règles qui gouvernent habituellement la filiation.

Face à la situation de co-parenté, le système juridique français propose avec l’adoption plénière, une mesure de substitution concrétisée par l’établissement d’un acte de naissance « fictif ». Celui-ci, initialement rédigé lors de la venue au monde de l’enfant est annulé au profit d’un nouveau document, spécifiant que l’enfant est « né » de ses parents adoptifs. Pour A. Fine (2001), c’est « la hantise de la concurrence » qui alimente dans ce cas « le triomphe de la substitution ». Les parents adoptifs sauront-ils reconnaître, à ceux qui ont conçu l’enfant, la place qui leur revient, sans se sentir pour autant menacés et/ou en rivalité ? À ce titre, pour R. Kaës (1985, p.32) :

« La spécificité de la situation d’adoption réside peut-être dans la possibilité pour les néo-parents de fantasmer une scène primitive dont ils ont été absents et dont ils se représentent exclus. »

L’adoption par sa forme, en différenciant lien de sang et lien juridique suscite en chacun le malaise lié au fait, que pour être adoptable, l’enfant a dû être abandonné. La pré-histoire de l’enfant adopté réveille alors la question des origines et les fantasmes qui s’y trouvent rattachés.

Avec l’adoption, la difficulté reste donc inéluctablement dans la démystification du lien biologique, comme fondement légitime de la parenté. La filiation adoptive bouleverse les modalités selon lesquelles on accède à la position de parent et interroge précisément la capacité des sujets à devenir parent d’un enfant conçu par d’autres.

 

 

En matière d’adoption plénière, la volonté du législateur est d’introduire une rupture du lien biologique au bénéfice du lien institué, selon un dispositif légal qui devient par la suite irrévocable. Naître à la parentalité dans le contexte de l’adoption fragilise les possibilités d’accès « au sentiment de compétence parentale » (Maury, 1995). Celui-ci ne peut se fonder sur le lien biologique et la capacité à procréer. L’agrément obligatoire pour adopter prend, dans ce contexte, le visage d’un passeport de « bon parent » et vient renforcer chez les sujets, le sentiment désagréable qu’ils doivent faire la preuve de leurs aptitudes parentales. Les candidats à l’adoption insistent bien souvent sur le fait, que les parents qui conçoivent biologiquement leurs enfants n’ont pas ainsi à se soumettre à une situation d’évaluation et à justifier de leur désir et compétences. Dans ce contexte, l’entretien psychologique requis lors de la procédure d’agrément est marqué du sceau de la contrainte administrative et reste imprégné du souci de produire une bonne impression. Il s’agit d’une situation qui vient accentuer la dimension asymétrique de la relation et rend fort délicate l’intervention du clinicien. Les modalités de la relation transféro/contre-transférentielle s’organisent donc selon une dynamique comportant trois termes : les sujets désirant adopter, le psychologue et l’administration.

L’entretien psychologique préalable à l’adoption

L’entretien psychologique préalable à l’adoption laisse donc le clinicien dans une position proche de l’expert. Il est sollicité par l’administration dans une mission d’évaluation du contexte psychologique du désir d’adoption. Le compte rendu du psychologue est attendu pour éclairer les spécialistes de la commission d’agrément qui auront à rendre un avis motivé. En cas de refus, les candidats à l’adoption peuvent avoir recours aux voies administratives et juridiques.

Dans ce cadre, ce n’est pas à leur initiative que les personnes sont reçues et l’échange ne s’inscrit pas dans le champ du soin, même si les sujets donnent à entendre leur souffrance à l’endroit de la filiation. La rencontre sera donc marquée à ce titre, de précautions éthiques, visant à offrir un espace d’accueil et d’écoute profitable. Se situant entre évaluation et attention, elle s’inscrit dans le respect des défenses et résistances des personnes.

Le psychologue doit prêter particulièrement attention aux mouvements de curiosité intempestifs pouvant le conduire à se montrer intrusif et animé d’une « toute puissance » résultant de sa propre identification à « l’institution mère-reine ». Il doit à cet égard se prémunir également d’une attitude qui le laisserait en quête d’un modèle idéal du couple parental, en réponse aux attentes de son propre roman familial.

Ce n’est pas lui qui décide de l’agrément pour l’adoption, mais la commission qui se réunit à cet effet. Il s’agit pour le psychologue de s’affranchir de toute position de jugement, en se limitant à guider l’entretien au vu d’une mission de compréhension clinique des enjeux psychologiques engagés. Bien sûr, son avis va influencer la décision de la commission d’agrément et il ne peut en négliger l’impact sur le climat de la rencontre avec les candidats à l’adoption. Ainsi, s’il est au service de l’administration qui le sollicite, il doit rester également au service des consultants et ménager leur estime de soi. La procédure d’agrément apparaît le plus souvent pour les couples rencontrés comme une nouvelle épreuve faisant écho à celle de la stérilité.

Effectivement, les couples sans enfant, dits « stériles » ou « hypofertiles » constituent la majeure partie des demandeurs. Plus spécifiquement, pour ceux-ci la confrontation à l’échec de la procréation aura déjà été une expérience douloureuse et fragilisante sur le plan narcissique. Dans notre société contemporaine, le « vouloir un enfant » se pose comme un projet dans l’histoire du couple qui se construit le plus souvent de façon consciente et raisonnable, avec l’illusion que la maîtrise contraceptive assure en retour la maîtrise du désir. Cependant la logique de l’inconscient est parfois toute autre. Ainsi, quand la stérilité rend impossible la venue d’un enfant, elle confronte les conjoints à un sentiment d’impuissance. Celui-ci vient résonner sur le plan fantasmatique dans un registre aussi bien narcissique qu’œdipien, avec dans ce dernier cas, l’émergence d’un sentiment de culpabilité. Le plus souvent le recours à la procréation médicalement assistée alimente alors l’espoir d’outrepasser la résistance au désir imposé par le « biologique récalcitrant ». Cependant, lorsque ce palliatif ne répond pas aux attentes, le désir d’enfant se transforme en besoin, en nécessité vitale. L’adoption se présente à cet instant comme l’ultime recours, la solution de « sauvetage ». Elle permet aux couples d’accéder enfin à l’être parent. La temporisation introduite par les délais de la procédure d’agrément devient alors insupportable car le sentiment d’urgence prime et alimente l’impatience.

Stérilité et souffrance de la transmission

La blessure occasionnée par l’échec de la procréation engage un vécu de rupture, de discontinuité, lié à l’arrêt de la filiation et à l’impossibilité d’assurer la perpétuation de la lignée. Adopter, pour les couples stériles représente alors la solution qui leur permet de se ranger au côté des ancêtres et de restaurer l’impérieuse nécessité d’une continuité généalogique.

Sans enfant, la transmission de l’héritage est interrompue et « la dette de vie » (Bydlowski, 1997) ne peut se voir honorée. Le sujet non fertile souffre de rompre le pacte social et de ne pas transmettre à son tour le flux vital ayant participé à son engendrement. Ses assises narcissiques s’appuyant sur le sentiment d’appartenance au groupe social et familial se voient menacées. La stérilité le « condamne » à la « non-transmission ». L’adoption paraît à cet égard offrir une possibilité de restauration du « circuit de la transmission ».

Adopter s’inscrit donc au carrefour des enjeux entre filiation et identité et touche à « la souffrance de la transmission ». Ainsi, la poussée à transmettre réveillée par la rupture de la filiation biologique s’actualise, selon des modalités liées à la part d’ombre de l’héritage.

« Car en matière d’héritage nous pouvons recevoir le meilleur comme le pire ou le néant. Dans tous les cas qu’en faisons-nous ? » (Lani, 1990, p.87).

À l’occasion de la rotation des générations, chacun doit accomplir la tâche généalogique se jouant entre répétition et réparation. La dynamique des identifications au centre du processus de transmission psychique convoque les figures du passé avec leur cortège de deuils non-élaborés, de non-dits et de secrets de famille qui se voient ainsi réactivés. Le traitement du résiduel, des « restes généalogiques » est alors en demeure d’être traité par celui qui se voit délégué au rôle de réceptacle.

Lors de la démarche d’agrément pour l’adoption, une mobilisation affective et imaginaire s’organise autour d’une redistribution des rôles. Celle-ci varie selon les modalités de régulation de la charge fantasmatique attachée à l’héritage et se négocie en fonction des comptes à régler avec les générations antérieures.

L’enfant adopté vient introduire une nouvelle donnée dans l’équation généalogique et ré-interroger l’exigence inconsciente de loyauté familiale. Sa venue occasionne une remise en cause des conditions d’inscription au sein de la lignée.

Le désir d’enfant se voit recouvert par les enjeux conjugaux et ancestraux, dans une complicité liée aux alliances inconscientes scellant le « socle inconscient conjugal » et chacun à sa lignée. Passer de la dyade amoureuse à la « triade » mère-père-enfant, engage la question du maillage générationnel et de ses avatars. La venue de l’enfant adopté s’inscrit donc au sein d’un réseau fantasmatique, où la scène imaginaire du désir confronte chacun des membres du couple à la position qu’il occupe face à ses propres parents et autres ascendants. L’adoption liée à l’abandon et à la disjonction entre engendrement et filiation instituée marque du sceau de l’énigme, la question des origines de l’enfant adopté. Dans ce contexte, roman familial et scène primitive occupent le devant de la scène de façon prégnante, complexifiant « l’accès au devenir parent ».

Adopter engage effectivement un remaniement intrapsychique et intersubjectif s’inscrivant dans la durée et relevant d’un « processus d’adoption ». C’est alors l’opportunité de transformer une situation de rupture en une occasion de suture.

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Illustrations

Citer cet article

Référence papier

Claudine Veuillet, « Désir d’adopter : entre souffrance et sentiment d’urgence », Canal Psy, 56 | 2002, 7-8.

Référence électronique

Claudine Veuillet, « Désir d’adopter : entre souffrance et sentiment d’urgence », Canal Psy [En ligne], 56 | 2002, mis en ligne le 23 juin 2021, consulté le 22 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=995

Auteur

Claudine Veuillet

Chargée de cours à l’Université Lumière Lyon 2, psychologue clinicienne, doctorante en psychopathologie et psychologie clinique

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