Les concepts de système et de modèle sont au cœur des préoccupations du comparatiste. Ils servent à explorer les phénomènes juridiques que l’on prétend comparer, classifier, expliquer. Le premier a très vite servi de cadre, dans la littérature occidentale, pour qualifier l’un des buts de la comparaison des droits, à savoir la typologie des grands systèmes juridiques1. Le second s’est à ce point installé dans la littérature de droit comparé que deux comparatistes, George Mousourakis et Matteo Nicoloni, n’hésitent pas à affirmer que « le but de la comparaison juridique, en tant que science, est de mettre en lumière les différences entre les modèles juridiques, et de contribuer à la connaissance de ces modèles »2. Pourtant, ces deux concepts scientifiques n’ont pas toujours le même sens d’un auteur à un autre : tel auteur parle de système et de modèle comme deux équivalents, tel auteur parle de modèle pour qualifier la modélisation, tel autre pour qualifier l’un de ses usages (l’imitation ou la prédiction), tel autre confond modèle et idéal-type weberien. De fait, chez les juristes, il n’y a ni unité conceptuelle concernant la systématisation et la modélisation du droit, ni vue d’ensemble des divers usages des modèles. Cela n’est pas grave en soi, parce que chacun comprend intuitivement son interlocuteur lorsqu’il parle de modèles. Toutefois, chacun gagnerait certainement à comprendre le sens et la cohérence de ces concepts.
Ce sont évidemment les sciences exactes qui, parce qu’elles ont très vite éprouvé le besoin de théoriser leurs concepts et leurs méthodes, offrent une utile clarification. Un modèle, pour un scientifique, est le produit d’une modélisation qui consiste à proposer 1/ une représentation de la réalité 2/ en choisissant, parmi ses traits d’identité (ou critères), les plus pertinents 3/ afin d’en faire un bon outil de compréhension, de réflexion et d’action. Puisque la réalité ne se laisse appréhender et capturer que de façon partielle, les scientifiques sont contraints de représenter cette réalité par des modèles qui vont permettre au chercheur de répondre aux questions qu’il se pose au sujet du phénomène qu’il s’agit de comprendre, d’expliquer, d’évaluer, d’anticiper3. En ce sens, un modèle se distingue nettement d’un système4. Au sens de Ludwig von Bertalanffy dans General System Theory (1976), un système est une structuration 1/ des éléments singuliers et complexes de la réalité, 2/ des relations qui unissent ces divers éléments (combinaison, relations de cause à effet, cohérence, etc.) et 3/ des lois et des propriétés qui régissent ces relations5.
Cette distinction est le fruit d’une longue histoire méthodologique et sémantique. Au commencement, le substantif modèle renvoyait à la fois à l’imitation d’un sujet ou d’un objet (ce qu’on appelle un prototype) et à la simplification de la réalité (ce qu’on appelle un type)6. Chez les encyclopédistes du xviiie siècle, c’est le substantif système qui, dans un premier temps, désigne cette représentation de la réalité, réduite à quelques critères pertinents pour servir d’outil. Puis, peu à peu, dans la littérature scientifique, le substantif système cède devant le substantif modèle qui se déploie au fur et à mesure que les mathématiques s’emparent des sciences physiques, de la biologie, de l’astronomie, de la mécanique, de l’ingénierie, etc7. Chez ces scientifiques, un système (le produit d’une systématisation) est l’objectif à atteindre : comprendre la structuration complexe des éléments de la réalité, les relations qui les unissent et les lois qui régissent ces relations, tandis qu’un modèle (le produit d’une modélisation) n’est qu’une méthode, un moyen, une étape pour interroger la réalité. C’est un concept-outil aux multiples usages : un outil cognitif ou pédagogique qui, par la comparaison entre modèles, permet de comprendre, de classifier et de rendre compte de certains phénomènes complexes ; un outil prédictif qui, par le traitement de données antérieures vérifiables, permet d’anticiper l’avenir ; un outil normatif qui, par la comparaison entre modèles, permet d’évaluer les divers modèles et de faire des choix entre eux.
À cela, une exception : le droit. Au xixe siècle et jusqu’à la fin du siècle suivant, le substantif modèle renvoie toujours, de façon directe, à l’imitation, à la réforme, à la greffe, à l’emprunt, à la réception, à la transposition, à la transplantation, à l’acculturation – autant de mots pour qualifier des logiques voisines mais différentes8, et, de façon indirecte, à des typologies diverses. Pour désigner ce qu’on appelle dans les autres sciences un modèle, ils continuent d’utiliser le substantif système, comme les encyclopédistes du xviiie siècle. Chez eux, en effet, la question de la modélisation va rester secondaire. Ce qui est premier, c’est la recherche de modèles à imiter ou à rejeter. À l’époque, il s’agit du mobile principal lorsqu’on fait de la comparaison des droits9. La raison est très simple. Au cours du siècle, la création d’une multitude de nouveaux États en Amérique latine, en Europe, en Asie, et la nécessité partout ressentie dans les vieux États de réformer rapidement les systèmes juridiques respectifs, conduisent à comparer pour identifier diverses sources d’inspiration et offrir des solutions. De nombreux auteurs se donnent pour mission d’éclairer leurs législateurs. D’ailleurs, ils y parviennent parfois. Dans les différents domaines qu’il convient de réformer (droit civil ou droit pénal, droit du commerce ou de l’administration, organisation judiciaire et procédure, etc.), ils fabriquent des modèles à partir des systèmes étrangers, ils les évaluent, ils soulignent leurs avantages et leurs inconvénients, avant de désigner le modèle qu’il conviendrait d’imiter.
Parmi ces auteurs, la personnalité et l’œuvre de Jonas Meyer offrent un laboratoire d’analyse privilégié, tout d’abord parce que son expérience personnelle l’a placé au cœur d’un contexte (la chute de l’Empire de Napoléon) que l’historienne du droit italienne Gigliola Di Renzo Villata qualifie de « turbine de modèles »10, ensuite parce qu’il a été un pionnier de la comparaison dans le domaine du droit public, un auteur lu, reconnu, respecté, utilisé, mentionné, avant de sombrer dans l’oubli, enfin et surtout parce qu’il s’explique, presque pas à pas, sur ses mobiles, ses objectifs et sa méthode. Avec lui, la comparaison et la fabrication de systèmes et de modèles deviennent faciles à suivre.
1. Comparaison, réflexion doctrinale et pratique
Jonas Daniel Meyer (†1834) est né à Arnhem, en Gueldre, dans les Provinces-Unies, en 178011. En janvier 1795, le pays est occupé par les armées françaises. Le 17 janvier, le comité de salut public s’empresse de faire proclamer, sur place, la nouvelle République batave12. Il s’agit de la première de ces républiques sœurs fondées par la Convention thermidorienne puis le Directoire non seulement pour libérer les territoires de l’Est, pour y faire transposer le modèle politique et juridique révolutionnaire, pour y mobiliser des richesses et des soldats, mais encore pour former une ceinture de protection contre l’Autriche et la Prusse13. En 1796, Meyer soutient sa thèse sous la direction d’Hendrik Constantijn Cras : Disputatio juris sistens dubia de Thomae Payne doctrina in jure publico civitatum, posteros ex majorum pactis conventis non obligari14. Meyer, devenu avocat, intègre la nouvelle organisation judiciaire en tant que juge d’instruction15. En 1806, la République batave est transformée en royaume de Hollande confié par Napoléon à son frère Louis, avant d’être incorporé au territoire français en 1810, et départementalisé. Dans cet ensemble institutionnel napoléonien, Meyer est devenu directeur de la Gazette officielle, l’équivalent hollandais du Bulletin officiel français, membre du conseil général du département de Zuiderzée et juge d’instruction au tribunal de première instance d’Amsterdam.
Placé, pour la première fois, au cœur de la machine administrative et judiciaire, Meyer publie, en 1813 ses Principes sur les questions transitoires, considérées indépendamment de toute législation positive et particulièrement sous le rapport de l’introduction du code Napoléon. L’auteur s’enthousiasme devant l’œuvre codificatrice prônée de longue date par les souverains éclairés, les jurisconsultes, les magistrats et mise en œuvre par les révolutionnaires puis Napoléon Bonaparte. La codification civile notamment, se félicite-t-il, a mis fin à l’enchevêtrement des coutumes, de la jurisprudence des arrêts, des avis des jurisconsultes, des législations plus ou moins générales, du droit romain, du droit féodal et du droit canonique. Toutefois, déplore-t-il, en France et plus encore dans les territoires passés sous sa domination, rien n’a été expressément prévu en matière civile pour régler les questions transitoires entre les anciennes règles qui s’appliquaient sous l’Ancien Régime et les nouvelles règles du Code Napoléon. D’où l’afflux de contentieux. Meyer affirme que c’est d’ailleurs ce qui a causé l’encombrement du tribunal d’Amsterdam. Comme d’autres praticiens, il a cherché des solutions dans l’œuvre pionnière de Chabot de l’Allier – mais, l’ouvrage est démesurément long –, dans l’ouvrage de Blondeau – mais il reste introuvable – et dans les œuvres de Lassaulx, Grolman ou Weber confrontés au même problème dans les territoires allemands soumis au Code civil français. Or, si « la méthode presqu’entièrement philosophique d’étudier le droit en Allemagne, pouvait donner lieu d’attendre un système complet », Meyer se désole du résultat16. Aussi propose-t-il, en 218 pages, huit principes généraux pour guider les praticiens. L’ouvrage est publié en 1813, mais déjà l’Empire vacille.
En octobre, la bataille de Leipzig scelle le sort de Napoléon. Le prince Guillaume-Frédéric VI d’Orange est rappelé aux Pays-Bas et accepte le titre de souverain dans la proclamation du 2 décembre 1813. Le 21 décembre, il institue une commission chargée de rédiger une nouvelle constitution pour les Pays-Bas, c’est-à-dire les anciennes Provinces-Unies du Nord-Est à l’exclusion des territoires belges du Sud-Ouest. Proclamée en mars 1814, celle-ci s’applique un an et demi, avant que le congrès de Vienne ne valide la fondation du royaume uni des Pays-Bas, réunissant les Provinces-Unies et la Belgique. La nouvelle loi fondamentale est proclamée en août 1815. Meyer y a travaillé en tant que secrétaire de la commission chargée de rédiger le texte constitutionnel.
Placé, pour la seconde fois, au centre des affaires publiques, Meyer publie en 1817 ses remarques sur La nécessité d’une Haute-Cour provisoire pour le Royaume des Pays-Bas. Afin de comprendre le sens de l’œuvre, il faut savoir que dans les années 1814-1815, aux Pays-Bas comme ailleurs en Europe, la grande question est celle de savoir s’il faut conserver le système juridique, administratif et judiciaire français, s’il faut s’en débarrasser ou effectuer un tri17. La commission chargée de rédiger la Constitution de 1814 était présidée par Van Hogendorp qui avait refusé de travailler pour les Bonaparte et avait proclamé le gouvernement néerlandais provisoire. Il avait donc pris pour base le projet de constitution monarchique qu’il avait mis au point en 1812 – un projet antidaté (1806), au cas où la police de Napoléon aurait perquisitionné son domicile18. Au sein de la commission, Van Hogendorp se montrait favorable au retour aux anciens principes constitutionnels. Mais, conscient des enjeux politiques, il avait ouvert la commission à des hommes qui avaient occupé des postes à responsabilité durant l’occupation française : Van Maanen, Elout, Röell et Van Imhoff19. Ceux-ci, favorables au maintien du système français, avaient habilement proposé de néerlandiser les noms des tribunaux, de modifier certaines règles, tout en conservant l’essentiel du modèle français qui était ainsi passé, contre l’avis initial du souverain et de Van Hogendorp, dans la constitution de 1814. Changement de cap en 1815 : l’ordre judiciaire d’origine français est modifié ; pas de Cour de cassation ; le Conseil d’État n’a plus qu’un rôle consultatif. En 1817, Meyer, démissionnaire, revient sur cette question toujours débattue. Il fonde son argumentaire sur sa double expérience. L’application des lois en tant que praticien et l’observation de leur « liaison intime » avec « toutes les autres branches du gouvernement », en tant que conseiller général puis en tant que secrétaire de la seconde commission constitutionnelle, l’ont convaincu que l’ordre judiciaire est « la pierre fondamentale de toute l’administration [au sens général des institutions publiques] »20. Or, la séparation du royaume des Pays-Bas d’avec la France a produit un déséquilibre. D’un côté en effet, l’organisation judiciaire a été bouleversée. De l’autre, le royaume continue d’appliquer les lois françaises, en attendant une réforme complète des codes. Meyer déplore l’anarchie institutionnelle qui a suivi le départ des Français et s’inquiète longuement de la juxtaposition de deux peuples que leurs cultes, leur passé, leurs langages respectifs éloignent l’un de l’autre. Mais il y a pire, affirme Meyer. Les uns, au Sud, ont été incorporés à la France depuis 1793 de sorte que les anciennes lois et coutumes n’y sont qu’un vague souvenir. Les autres, au Nord, n’ont été définitivement intégrés à l’Empire qu’en 1810 après avoir connu des périodes d’autonomie juridique et institutionnelle relative. Belges et Néerlandais n’ont donc pas acculturé le modèle français avec la même intensité. Seule, plaide-t-il, une juridiction suprême commune pourrait maintenir l’unité juridique du pays. Il utilise trois modèles pour le prouver :
« On n’a qu’à voir les statuts de la Cour suprême de l’Angleterre, connue sous le nom de Banc du Roi, et calquée sur le modèle de pareilles institutions chez tous les peuples d’origine germanique, qui établirent leurs dominations sur les débris de l’Empire romain. Dans l’ancienne France, depuis l’établissement de la monarchie, les rois avaient cherché les moyens de réunir devant un seul tribunal toutes les causes du Royaume, et le Conseil-d’État suppléait en quelque façon à ce point de ralliement. Enfin les derniers restes de l’union germanique se rencontraient dans la Chambre aulique de Wetzlar ; et ce n’est pas sans raison que la diète de Francfort s’occupe du rétablissement d’une juridiction supérieure et commune à toute l’Allemagne. »21
Résumant Montesquieu, Meyer indique que la théorie et l’histoire enseignent que lorsque les constitutions furent établies et la séparation des pouvoirs garantie, on ne pouvait attendre que du pouvoir judiciaire la mission d’empêcher les abus du pouvoir exécutif. Pierre fondamentale, l’ordre judiciaire l’est donc à plusieurs titres : pour assurer l’unité du royaume, pour garantir les droits et les libertés des citoyens, pour faire appliquer partout la loi voulue par le souverain. La suite de l’ouvrage est consacrée à louer et justifier le modèle français, la cassation, le ministère public et l’uniformité dans l’application des lois.
Quelles conclusions peut-on tirer des renseignements dont dispose l’historien du droit à propos du comparatisme de Meyer ? D’une part, c’est un homme qui, comme beaucoup à l’époque, allie l’expérience pratique – il a été avocat ou juge durant toute sa carrière – à la réflexion réformatrice et la réflexion doctrinale. Outre ses ouvrages, il a produit plusieurs articles parus dans la Thémis sur les substitutions fidéicommissaires et dans les Bytragen sur le droit des obligations. Il a lu les auteurs français, les auteurs allemands (Savigny, Lassaulx, Grolman, Weber) et les auteurs britanniques (mais sans références). Il a accumulé de multiples connaissances sur les droits étrangers du fait de l’occupation des Français, puis de l’avènement de Guillaume et des mutations que ces va-et-vient ont fait subir à la Belgique et aux Pays-Bas. La comparaison est, pour lui, chose naturelle parce qu’il n’a pas observé ces phénomènes du dehors. Il les a vécus du dedans. Il les a expérimentés. Il les a pratiqués comme tant d’élites juridiques européennes de la période. C’est pourquoi notamment, à l’égard du droit français, il relie entre eux les divers éléments du système pour en comprendre l’unité.
D’autre part, Meyer compare pour souligner les avantages et les inconvénients des mécanismes qu’il étudie et prôner le modèle français : l’abolition du pluralisme juridique, la codification, la cassation, le ministère public, l’uniformité juridique, la séparation des pouvoirs. Il identifie d’autres systèmes qu’il oppose à celui qui a sa préférence. Un exemple : dans l’ouvrage de 1817, après s’être félicité devant les progrès de la législation et de la codification, après avoir loué Charles Quint, Louis XIV et Frédéric II de Prusse, Meyer mentionne « le risque des nouveaux systèmes » pour qualifier les thèses de Savigny qu’il résume en une phrase :
« Prouver qu’il serait convenable de reconnaître le droit romain comme loi universelle, vu l’impossibilité où se trouvent les modernes de faire une bonne législation. Cette opinion a été vivement combattue par d’autres savans, et entr’autres, par le Conseiller bavarois Gönner : elle forme maintenant un point de controverse en Allemagne. »22
De fait, Meyer se sert de tous les outils linguistiques pour développer son idée : il cite « l’exemple des anciens » (p. 22), il affirme que les ordonnances de Louis XIV « ont servi de base aux codes actuels » (p. 24), il dit du code de Frédéric II que « son exemple a été suivi dans plusieurs pays de l’Europe » (p. 24), il minimise « l’exemple de la France, où les codes ont été sanctionnés en grandes masses et sans aucune discussion au Corps législatif » (p. 30), il proclame que les anciennes constitutions ne méritent pas « d’être citées comme des modèles à suivre » (p. 100), il réclame une juridiction suprême « sur le modèle de celle qu’a voulu la Loi fondamentale » (p. 120).
En d’autres mots, Meyer s’est persuadé, à l’aune des multiples systèmes juridiques appliqués en Belgique et aux Pays-Bas, que l’organisation judiciaire était le cœur du système et que le système français, malgré les convulsions qui l’ont accompagné, était le meilleur des modèles. Il a recherché le sens des tribulations juridiques de son pays. Il a examiné les faits, il a exploré l’histoire, les causes et les effets, il a lu, il a comparé avec ce qui se passe à l’étranger. Il cherche désormais à théoriser et c’est là, précisément, que le concept de modèle lui devient nécessaire. On ne sait pas exactement quand Meyer décide de développer les idées qui sont en germe dans son plaidoyer pour une Haute Cour. Toujours est-il qu’elles donnent lieu, un an après, à son ouvrage majeur : Esprit, origine et progrès des institutions judiciaires dans les principaux pays de l’Europe.
2. Comparaison et systèmes français, anglais, allemands et néerlandais
L’ouvrage est publié à compter de 1818 et jusqu’en 1823, en langue française, en six volumes, à La Haye. Le succès est immédiat. Le premier volume, publié en 1818, est réédité dès février 181923. On le trouve à Bruxelles, Amsterdam, Paris, Bordeaux, Londres, Leipzig, Francfort, Aix-la-Chapelle, Hambourg, Gotha24. Les premiers volumes donnent lieu à un compte rendu dans le Monthly Review britannique du dernier trimestre 1821, une recension d’une centaine de pages dans l’Hermès allemand du premier trimestre 1822 alors qu’on annonce déjà deux traductions allemandes en Prusse et en Bavière25. En France, Millelot lui consacre un long compte rendu dans le quatrième tome de la Thémis de 182126. Il prophétise que l’ouvrage « n’aura pas la vogue, et n’aura pas de prôneurs », mais que le temps assurera son succès, comme pour Bignon ou Montesquieu. Erreur de pronostic. Méconnu aujourd’hui, l’Esprit, origine et progrès des institutions judiciaires a aussitôt servi de référence pour la plupart des auteurs qui examinaient les systèmes juridiques européens, spécialement en France27. C’est pourquoi l’ouvrage fait l’objet d’une édition parisienne en cinq volumes chez Dufour et d’Ocagne, en 1823. L’éditeur précise que l’enthousiasme des savants est tel qu’il était de son devoir « qu’un tel ouvrage se répande avec un égal empressement »28. Il sera recensé, cité, utilisé, aussi bien au Royaume-Uni qu’aux États-Unis, lors de la première codification controversy29.
Dans cette œuvre, Meyer propose une grande fresque synchronique et diachronique de plus de 2 500 pages où les institutions judiciaires sont toujours mises en relation avec le régime politique, le droit constitutionnel, la façon de fabriquer le droit civil, pénal ou commercial, la procédure, les libertés publiques, l’administration, le droit administratif et les juridictions administratives (lorsqu’elles existent). Bref, un vaste ouvrage de législation comparée en matière de droit public. Mais comme rien, en dehors de l’histoire, ne peut expliquer les ressemblances et les différences entre les divers systèmes d’Europe, l’auteur offre une place majeure à l’histoire du droit. L’œuvre est complexe à manipuler, parce que le projet éditorial de l’auteur a été contrarié par la prolixité de sa plume. À la base, Meyer avait réparti sa réflexion en trois parties distinctes : la partie ancienne, la partie moderne et la partie doctrinale où l’auteur propose « l’application des principes déduits » des deux premières parties précédentes. L’ampleur de ses recherches l’a conduit à présenter tout cela en huit livres qui – comble de la complexité – se présente en six volumes (édition hollandaise de 1818-1823) ou cinq volumes (édition française de 1823).
Dans la première partie, Meyer retrace l’histoire des institutions politiques (livre I) et judiciaires (livre II) des tribus germaniques, avant et après leur installation dans l’Empire romain. Il cherche ainsi à expliquer les similitudes que les institutions « ne peuvent devoir qu’à une origine commune »30. Or, affirme-t-il, il n’y a que deux moments où toutes les nations d’Europe n’obéissaient qu’à une « même impulsion » : lorsque l’Europe subissait le joug des romains et lorsque les nouveaux petits États barbares, « quoique différant entre eux d’usages, de lois, de principes même, semblaient cependant, sous plus d’un rapport, être moulés d’après un prototype commun »31.
Dans la deuxième partie, Meyer présente les institutions de l’Angleterre (livre III), de la France avant la Révolution (livre IV), des Pays-Bas (livre V), de l’Allemagne (livre VI), de la France après la Révolution (livre VII). S’il termine par cette étude, c’est qu’il y trouve, certes avec de multiples réserves et des emprunts aux institutions anglaises, le modèle qu’il privilégie et qui forme la trame de sa troisième partie.
Dans cette troisième et ultime partie, Meyer quitte le registre de la recherche historique et de la législation comparée, pour proposer des voies d’évolution : un modèle à suivre pour moderniser les institutions en Europe. Il adopte parfois le langage de Montesquieu, parfois celui de Bentham, il donne des consignes, anticipe les contradicteurs, prophétise les succès et les échecs à venir en matière juridique et judiciaire. Cela forme le livre IX dont le titre traduit l’esprit : Résultats de l’expérience pour des législations futures. Trois aspects de l’ouvrage vont particulièrement retenir l’attention, afin de comprendre les mobiles de l’auteur, sa méthode et l’interprétation qui a été faite de son travail par les auteurs de l’époque.
Quant au mobile de l’auteur, Meyer proteste de sa bonne foi comparative :
« Pour pouvoir profiter de tout ce qu’enseigne l’expérience des siècles dans une matière aussi délicate que celle dont dépend en grande partie le bien-être du genre humain, il ne faut pas borner ses recherches au seul pays auquel on destine un nouveau système de lois ; mais on doit embrasser dans ses observations, les législations des autres peuples et principalement de ceux dont la situation, les relations, les besoins et les ressources offrent le plus de similitude avec celui auquel on a voué le résultat de ses connaissances. C’est en bien étudiant la marche de leurs lois, en les examinant avec la même attention, qu’on parvient à réunir les résultats des expériences qu’ont faites tous ces peuples sur différents points de législation. »32
Officiellement, il s’agit donc d’une comparaison qui se veut ouverte à tous les avantages et inconvénients des systèmes juridiques étudiés. De fait, Meyer examine les expériences anglaise, française, hollandaise et allemande auxquelles il consacre de longs développements. Toutefois, l’historien du droit, parce qu’il connaît les opinions et les ouvrages antérieurs de l’auteur, sait très bien que Meyer a fait son choix avant de commencer à étudier les systèmes juridiques de l’Allemagne et de l’Angleterre. Dès 1813, dès 1817, il avait comparé les institutions néerlandaises et françaises postrévolutionnaires, au profit des secondes. Son mobile réel est de montrer que, des quatre voies suivies dans les pays comparés, la voie française est la meilleure et qu’elle peut encore être améliorée grâce à quelques institutions libérales anglaises et aux idées de l’auteur. Tout cela aurait d’ailleurs pu tenir en un seul volume, mais il est à croire que Meyer s’est pris au jeu, qu’il s’est passionné pour l’histoire du droit, qu’il a pris modèle sur Montesquieu et, sans doute aussi, sur Savigny quoiqu’il condamne sa doctrine juridique. Il a vraisemblablement enrichi son mobile principal de mobiles nouveaux33 : présenter à la communauté scientifique l’histoire, l’esprit et l’état du droit dans quatre pays peu, pas ou mal comparés les uns aux autres.
Quant à la méthode, elle consiste à s’immerger dans l’histoire institutionnelle de chacun des quatre pays étudiés, à partir des sources et des auteurs récents. Sa clef de compréhension et de comparaison est l’histoire : chaque pays a suivi une histoire qui a produit un ensemble d’institutions propres, distinctes de celles de ses voisins. Paradoxalement, il ne s’agit pas du tout de produire des modèles réduits ; la dynamique le conduit, au contraire, à détailler les causes et les effets, à rechercher dans le passé lointain les clefs de la complexité, à présenter des listes entières d’institutions. Pourtant, Meyer a cherché à s’en tenir à ce qu’il nomme son « objet », c’est-à-dire ne retenir que « les grands traits distinctifs », « les points principaux » de divergence entre les systèmes étudiés ce qui, évidemment, lui pose problème dans les pays sans unité institutionnelle et juridique. À propos des Pays-Bas, il indique en introduction :
« Rechercher toutes les institutions particulières à chaque province nous mènerait à des détails trop minutieux, et en même temps trop étendus pour l’objet que nous nous sommes proposé. […] C’est ainsi qu’à mesure que nous avançons dans notre travail, nous avons jugé pouvoir simplifier sa marche. […] Nous nous bornerons simplement à ce qui peut être regardé comme plus ou moins commun à toutes, ou à la plupart des provinces comprises sous le nom des Pays-Bas, et ce qui, différant des institutions que nous avons rencontrées dans nos recherches précédentes, peut être regardé comme national. »34
Il y revient dans l’introduction du livre consacré à l’Allemagne :
« En suivant la même marche, il sera possible de parvenir à l’objet que nous nous sommes proposé […]. Nous avons en vue de faire ressortir les grands points sur lesquels l’Allemagne se distingue des pays de l’Europe que nous avons déjà passé en revue, pour ne nous occuper que des grandes masses ; et sans prétendre examiner toutes les particularités, […] nous croyons suffire en fixant l’attention sur quelques grands traits, qui d’un côté impriment un caractère distinctif aux institutions allemandes, et qui de l’autre, quoique généralement reçus en Allemagne, sont essentiellement dissemblables à tout ce qui s’est jusqu’ici présenté à nos observations. »35
L’analyse de l’Angleterre est remarquable. Après avoir longuement exploré le droit et les institutions du pays, grâce à Blackstone, Hallam et Bentham, il synthétise ses découvertes par une mise en regard des Grands avantages des lois anglaises et des Défauts des lois anglaises, avant de proposer un résumé de cette double synthèse : « nous n’avons pas donné un traité complet du droit et de la procédure en Angleterre, mais nous croyons avoir touché les principaux points qui rentraient dans notre objet, dont plus d’un deviendra le sujet de nos observations dans la suite de cet ouvrage »36.
Pour l’Angleterre :
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L’empreinte de la féodalité dans toutes les dispositions législatives
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La puissance initiale de la monarchie
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Les grandes libertés publiques arrachées aux rois
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L’extension du pouvoir du parlement, spécialement sa chambre basse
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Le développement des juridictions royales au détriment des juridictions seigneuriales
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L’introduction du jury
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L’esprit libéral des institutions.
Pour la France :
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L’emprunt à l’Angleterre de la représentation nationale et du jury, mais en partie vidés de leur substance à cause des convulsions révolutionnaires et de l’autoritarisme napoléonien
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Une législation uniforme, maintenue et conservée par une cour de cassation
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La liberté des juges et leur jurisprudence bornée, d’un côté par les demandes des parties ou du ministère public, de l’autre par la volonté du législateur
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La distinction des autorités de l’ordre judiciaire et de l’ordre administratif
Comment les mobiles, la méthode et les conclusions de l’auteur ont-ils été compris à l’époque ? L’interprétation de l’éditeur français (Dufour) offre une clef de compréhension. En 1823, dans la première édition parisienne du premier volume, il salue l’intelligence de Meyer, le succès de l’édition néerlandaise, annonce l’édition parisienne de la version complète des Institutions judiciaires, avant de résumer l’ouvrage que les savants s’accordent à vouloir placer « dans toutes les bibliothèques, après Montesquieu et au rang des autres publicistes classiques dont s’honorent la France et l’Angleterre »37. Concernant la partie moderne, l’éditeur explique :
« Elle a conduit l’auteur à donner un précis historique et critique des institutions de l’Angleterre, de la France, des Pays-Bas et de l’Allemagne. Il a reconnu que quatre systèmes distincts s’étaient établis sur celui des institutions primitives et germaines, et que les autres pays qu’il s’est proposé de parcourir en fournissaient les modèles. »38
L’éditeur, malgré l’ambiguïté des termes, a tout compris. Il a vu que Meyer était parti d’un « type commun », qu’il avait systématisé quatre ensembles complexes distincts, dont les autres pays n’étaient que des modèles (au sens ici de reproductions des modèles initiaux).
Conclusions : Meyer et sa postérité
Que retenir de la façon dont Meyer interroge, interprète et traduit la réalité juridique par des systèmes et des modèles ?
Tout d’abord, chez Meyer comme chez les comparatistes de sa génération et des décennies suivantes, le substantif système est utilisé aussi bien pour qualifier la complexité d’un ensemble juridique que sa réduction à certains traits généraux, ce qui conduit à utiliser le même mot pour deux objets scientifiques différents.
Ensuite, chez Meyer comme chez les comparatistes de sa génération et des décennies suivantes, le substantif modèle renvoie toujours, de façon directe, à l’imitation, mais aussi, de façon induite, à des types, à une typologie, à une opposition de façons d’organiser le droit et les institutions.
Enfin, le mobile principal de l’auteur est de proposer un modèle à suivre et, pour aboutir à l’objectif, sa méthode le conduit à systématiser quatre ensembles juridiques et institutionnels – ce sont des systèmes – qu’il réduit à quatre types opposés les uns aux autres grâce à des critères de simplification (les traits généraux, les traits distinctifs, les points principaux) et qu’il combine (reprendre les éléments principaux du modèle français en y greffant l’esprit libéral des institutions anglaises) pour servir d’inspiration à son propre pays : le royaume des Pays-Bas.
Les institutions anglaises… Ce sera le dernier combat de Meyer. Combat étonnant, puisque celui-ci se met en tête, en 1830, d’offrir un guide aux Anglais, une sorte de modèle d’action, pour les aider à codifier leur droit et abandonner leur système de common law, sous le titre De la codification en général et de celle de l’Angleterre en particulier en une série de lettres adressées à Mr. C. P. Cooper. Ce dernier est un juriste britannique qui, lors de la codification controversy, a publié un ouvrage en plusieurs lettres pour dénoncer les apôtres de la codification, pour agresser la doctrine de Bentham, pour s’approprier celle de Savigny et vanter la sagesse du système traditionnel39. L’ouvrage publié en 1827 a été réédité en 1828 et 1830. Il a été recensé, défendu ou attaqué. Meyer, prend le prétexte d’une réponse à l’auteur pour reprendre ses propres idées. Dans la première de ses lettres, il se déclare atterré par les progrès rapides de l’école historique en Europe et décide de « combattre la théorie de Mr. De Savigny »40. Il développe ensuite longuement l’illusion qui consiste à croire que le droit romain puisse servir de fondement positif au droit actuel. Meyer raconte son propre cheminement intellectuel en défendant « le système de la codification » et en attaquant « le système de Savigny » : l’histoire du droit, écrit-il, est utile pour comprendre les fondements du système juridique actuel, mais elle ne sert à rien comme disposition législative (2e lettre)41. Meyer défend, au contraire, la doctrine systématique et cherche à montrer que seule la loi peut servir de base juridique fixe et invariable, contrairement à la jurisprudence, aux traités ou la coutume (3e lettre). Il en profite pour défendre le Code Napoléon, son système qui combine la fixité de la loi et la diversité de leur application aux litiges grâce aux autres sources : le droit romain, les coutumes, le droit naturel, la jurisprudence ou les opinions des auteurs. C’est à ce point du raisonnement qu’il participe à la controverse anglo-américaine sur l’abrogation du common law et la codification du droit (4e lettre). Ce système doit être soustrait à l’emprise croissante de Savigny et des praticiens britanniques. Le système devrait suivre l’évolution du droit romain et la voie française : classer le droit anglais selon le modèle de Justinien, obtenir deux recueils (un digest, qui compilerait le common law, et un codex, qui compilerait le statute law), corriger et simplifier les règles, les inscrire dans un code, en faire une large publicité auprès du public, supprimer la distinction entre cours de common law et d’equity, repenser la hiérarchie judiciaire, instituer un ministère public sur le modèle français et transformer la Chambre haute du parlement en Cour de cassation. On l’aura compris, Meyer applique à l’Angleterre la matrice du huitième et dernier livre des Institutions judiciaires (Résultats de l’expérience pour des législations futures) ; il fait passer le système britannique au moule du droit français repensé dans un sens plus libéral. Il termine en se félicitant du travail accompli, en saluant les juristes visionnaires (Bentham, Romilly, Brougham, Peel), en égratignant les juristes anglais qui, craignant sans doute les railleries de Savigny et des siens, « se sont traînés à la remorque de cette opinion subversive de toutes mes idées »42, et les juristes français qui ont été contaminés par les thèses de l’école historique allemande : Pardessus, Lerminier et la Thémis.