Introduction
Dans son ouvrage Psychologie des foules, Gustave Le Bon écrivait : « L’individu en foule acquiert, par le seul fait du nombre, un sentiment de puissance invincible lui permettant de céder à des instincts, que, seul, il eût forcément réfréné »1. Ces dérives, la France et les États-Unis en ont été les victimes. Le 1er décembre 2018 avait lieu le troisième acte des Gilets jaunes. Déstructuré et sans véritable organisation verticale, le mouvement des Gilets jaunes manifestait afin de dénoncer les inégalités et les injustices, notamment la hausse des tarifs du carburant. Si les protestations ont au départ été pacifiques, l’acte III donnera lieu à des violences telles qu’à Paris l’Arc de triomphe fut envahi et vandalisé tandis que le maintien de l’ordre peinait à être assuré. De nombreux qualificatifs furent employés pour qualifier l’événement et le mouvement en général à ce moment ou plus tardivement : « séditieux2 », « chaos3 », « quasi-insurrection4 », voire « ennemis intérieurs accusés de déloyauté à l’encontre de la Nation5 ». S’il n’a pas remis en cause la stabilité de la République, cet événement a toutefois donné le sentiment qu’elle pouvait vaciller et que les forces de l’ordre pouvaient être débordées. Au total, 263 personnes seront blessées et 412 interpellées. Plus dramatique fut le 6 janvier 2021 à Washington D.C., où une cohorte de séides du président sortant Donald Trump envahit le Capitole, siège du Congrès américain, afin d’interrompre le transfert pacifique du pouvoir à la suite d’accusations infondées de fraudes électorales. L’attaque fut symbolique : alors que le bâtiment était resté inviolé pendant la guerre civile, le drapeau confédéré fut fièrement brandi dans les couloirs du Capitole. Cinq personnes sont mortes, dont un policier et un émeutier, sans compter les suicides qui s’ensuivirent au sein des forces de l’ordre. Une nouvelle fois, le champ lexical de la protestation fut invoqué : « émeutes », « rébellion », « sédition » et « insurrection », sans que pour autant des individus ne soient poursuivis pénalement sur ce dernier fondement.
À première vue, le lien entre ces deux événements ne paraît pas évident, à tel point qu’ils soulèveraient le risque de l’incommensurabilité. Trop différents, ils souffriraient de ne pouvoir être comparés. Ils sont en effet distincts sur bien des points. Dans le cas français, il s’agissait notamment de revendiquer davantage de pouvoir par l’instauration d’un référendum d’initiative citoyenne, de mettre à mal le régime représentatif, dont les dérives sont toujours plus contestées dans un cadre constitutionnel vieillissant, et de lutter contre l’augmentation des tarifs du carburant. La crise « trouverait donc son origine dans un fonctionnement des institutions gravement défectueux6 ». Le saccage de l’Arc de Triomphe se produit à l’issue d’une manifestation cyclique qui a dégénéré. A contrario, il s’agissait aux États-Unis d’interrompre le transfert du pouvoir, voire, de le prendre par la force après que les manifestants ont pensé être privés de représentation à la suite des résultats de l’élection présidentielle. Il y a donc deux conceptions de la démocratie qui s’expriment, l’une qui souhaiterait davantage s’incarner par les urnes, l’autre qui, par la violence, consiste à s’asseoir sur leurs résultats. Dans les deux cas, il s’agissait de résister à une « oppression » particulière. Les deux événements sont opposés aussi bien en ce qui concerne leur temporalité que leurs conséquences et, bien entendu, le système juridique dans lequel ils se sont inscrits. Ils font pourtant émerger des problématiques qui les unissent. D’abord, les deux événements se sont produits chacun dans la capitale de leur pays respectif, capitales où est très majoritairement concentré le pouvoir national (exécutif, législatif et judiciaire). Cela interroge donc nécessairement sur la sécurité et le maintien de l’ordre, qui a montré ses limites, alors qu’il est primordial pour le fonctionnement régulier des institutions et que la puissance publique doit à ses citoyens la sécurité. Sur ce point, ces événements ont permis de mettre en lumière les défaillances des autorités publiques, de police et de renseignement, et ont ainsi servi de leçon. Unis aussi par leur passé révolutionnaire et leurs inspirations mutuelles en la matière, la France et les États-Unis constituent un terrain fertile aux révoltes populaires. Ils révèlent aussi tous deux les difficultés relatives à la qualification juridique des faits qui font l’objet de cette étude. Manifestations ? Émeutes ? Rébellion ? L’acte III des Gilets jaunes et l’invasion du Capitole ont été l’occasion de mettre en avant une autre expression que l’on croyait reléguée aux révolutions et aux graves crises du passé à tel point qu’elle paraît anachronique : l’insurrection. Cette émergence dans le débat public d’un tel terme est à la fois paradoxale et logique. Paradoxale parce que sa conception politique ne correspond pas à sa réalité juridique. Logique parce qu’elle est lourde de sens et permet ainsi de désigner l’ennemi en République. Classiquement, l’insurrection se définit comme un « mouvement populaire, action collective tendant à renverser le pouvoir établi7 ». De cette définition large il résulte que « l’univers des pratiques ne se superpose pas à l’univers des normes8 ».
Pourquoi donc s’interroger sur le crime d’insurrection ? Au-delà du simple fait que ces événements furent perçus comme tels politiquement, cette infraction ne semble plus appropriée juridiquement pour appréhender les contestations émergentes, en théorie comme en pratique, et ce, pour plusieurs raisons notables. En premier lieu, l’insurrection gravite autour de crimes et délits qui peuvent lui être substitués. Cela tient au fait que la jurisprudence a restrictivement – et rarement – interprété le crime d’insurrection, de sorte que son application soit rendue compliquée et les éléments constitutifs de l’infraction difficiles à réunir. Ce silence du juge n’est pas étonnant dans la mesure où, tel qu’il est conçu, le crime d’insurrection n’a pas véritablement vocation à être appliqué et parce que le contexte est évidemment différent de son élaboration. S’il a bien entendu un dessein répressif, sa fonction apparaît avant tout préventive. Ensuite, parce qu’il s’agit d’une infraction qui subit naturellement un traitement politique. Ce sont donc autant de dérives qui peuvent se produire lorsque le droit invoqué, dans le cas où il est manipulé, ne correspond pas aux faits contestés ou lorsque son corollaire, la résistance à l’oppression, est utilisé de manière injustifiée, voire, est mal interprété. Cela implique donc de correctement les qualifier afin d’apporter une réponse et un régime juridique appropriés. Enfin, les événements du 1er décembre 2018 et du 6 janvier 2021 s’inscrivent dans un contexte plus global de remise en cause de la démocratie représentative et surtout dans un contexte social, économique et politique qui donne lieu à un accroissement des inégalités et conséquemment à des résistances, parfois violentes, encadrées par des techniques de maintien de l’ordre qui le sont parfois tout autant. Dans cette perspective, l’insurrection n’apparaît plus comme une infraction pénalement réprimée, mais comme un droit exercé en résistance à une « oppression ». L’acte III des Gilets jaunes à Paris et l’attaque du Capitole aux États-Unis illustrent la tension entre la conception théorique de l’insurrection, incorrectement conçue comme un droit, et sa réalité juridique matérialisée par la mise en œuvre difficile de sa criminalisation dans un contexte de vives protestations. Ils illustrent enfin l’opposition classique entre le droit et politique et les limites des mesures prises dans le cadre de la sécurité publique. Cette étude de droit comparé entend montrer, en s’appuyant sur les événements précités, en quoi l’insurrection fait finalement figure d’anachronie dans l’arsenal pénal et quelles en sont les conséquences sur la sécurité publique. L’insurrection doit être envisagée d’abord comme un instrument juridique hautement politique (1.), puis comme une dérive illégitime de la liberté de manifestation (2.).
1. L’insurrection en tant qu’instrument juridique hautement politique
Il faut s’intéresser d’abord aux origines de l’insurrection, qui résultent d’un dévoiement du droit de résistance à l’oppression (1.1.), pour ensuite aborder sa qualification pénale (1.2.).
1.1. Aux origines de l’insurrection : un dévoiement du droit de résistance à l’oppression
En 1776 fut inscrit dans le marbre de la Déclaration d’indépendance américaine le principe selon lequel renverser son gouvernement est un droit, voire un devoir lorsqu’il devient tyrannique, dans la continuité de la Déclaration des droits de l’État de Virginie, rédigée la même année, et de la pensée de John Locke9. Il figure aujourd’hui dans nombre de Constitutions fédérées. En France, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 fait sienne cette conception jusnaturaliste reprise par Lafayette puisque son article 3 érige le droit de résistance à l’oppression au rang « des droits naturels et imprescriptibles de l’homme ». Le Conseil constitutionnel consacrera la valeur constitutionnelle de ce droit en 198210. Le droit de résistance à l’oppression se définit comme le droit reconnu au peuple de s’opposer aux autorités pour conserver l’ordre constitutionnel lorsqu’il fait l’objet de violations11. Il est envisagé comme un « contrepoids au pouvoir du Gouvernement12 » et peut être invoqué seulement « lorsqu’un niveau d’injustice devient intolérable et qu’aucun recours juridique n’est disponible13 ». En cela, on peut le rapprocher de l’état de nécessité et de la légitimité défense14, puisque le recours à la force n’est finalement permis que si les conditions l’exigent15. La résistance à l’oppression peut prendre diverses formes, de la manifestation à la désobéissance civile ou par exemple, la possibilité pour les agents publics de ne pas avoir à obéir à des ordres manifestement illégaux. Dans le pire des cas, il est parfois avancé que la résistance à l’oppression peut prendre le visage de l’insurrection16. La très éphémère Constitution de 1793, d’ailleurs invoquée par les Gilets jaunes à l’appui de leur contestation, allait en effet plus loin que le texte de 1789 puisqu’elle accordait une place importante à l’insurrection, conçue comme un droit, considérant qu’il était « la conséquence des autres Droits de l’homme » (article 33) pour ensuite faire de l’insurrection le plus sacré des devoirs « quand le gouvernement viole les droits du peuple » (article 34), provoquant alors un changement de paradigme puisque l’on passera d’un droit individuel à un devoir collectif17 comme l’affirmera plus tard Léon Duguit18. Or, la résistance à l’oppression ne saurait être confondue avec l’insurrection19. Les deux sont en effet à distinguer dans la mesure où la résistance à l’oppression vise avant tout la conservation de l’ordre constitutionnel, tandis que l’insurrection vise, au contraire, à le renverser. Il existe donc une différence de nature entre le texte de 1789 et celui de 179320. L’idée que cette dernière puisse être un droit ou un devoir est paradoxale, car envisager sa consécration et sa réalisation dans un instrument constitutionnel, c’est admettre qu’un système juridique pourrait « octroyer la permission aux individus de ne pas respecter les normes juridiques existantes et il se nuirait alors à lui-même21 ». « Destructif de l’ordre social22 », le droit de résistance constitue une menace pour l’État même qui doit défendre les intérêts des individus qui le composent23. Le droit de résistance à l’oppression pourrait alors constituer les prémices d’une guerre civile s’il venait à être mis en œuvre24. Aussi faut-il se rappeler que l’intérêt de l’État prime l’intérêt des individus25. À l’issue des manifestations ayant eu lieu en 1848, la Haute Cour de justice de Bourges affirma que le droit d’insurrection non seulement ne trouvait pas son origine dans la Constitution, mais en plus lui était-il contraire et en opposition aux dispositions de son préambule26. La Cour a également précisé que « si le droit de libre défense est de l’essence de la justice, ce droit sacré change de nature et de caractère s’il dégénère en agression contre les principes inviolables qui sont le fondement de toute société et que là où sont ouvertes les voies de droit les voies de fait sont virtuellement interdites27 ». De manière générale, la jurisprudence est réticente à l’égard du droit de résistance exercé de manière violente28. Quant aux États-Unis, il n’existe pas de droit à l’insurrection, ou même à la révolution qui soit constitutionnellement ou jurisprudentiellement consacré, pas même par le biais du deuxième amendement29. Il ne s’agit que d’un droit moral et théorique, non juridique30. Il avait par exemple été jugé que « ni la torche de l’incendiaire, ni l’arme de l’insurrectionnel, ni la langue enflammée de celui qui incite au feu et à l’épée n’est l’instrument qui permet de réaliser les réformes31 ».
Dans le cadre du mouvement des Gilets jaunes, y avait-il une oppression contre laquelle résister ? On pourrait tout à fait arguer que les difficultés économiques ressenties par les manifestants étaient par elles-mêmes oppressives, peu importe d’ailleurs qu’elles fussent ressenties ou non par une partie infime de la population dans la mesure où « il y a oppression contre le corps social lorsqu’un seul de ses membres est opprimé32 ». L’oppression doit toutefois s’entendre de manière objective et existe lorsque les autorités s’affranchissent du droit, ce qui n’était pas le cas en l’espèce. En ce qui concerne le cas américain, les manifestants remettaient en cause les résultats de l’élection présidentielle sur le fondement de supposées fraudes électorales. Les recours effectués par Donald Trump avaient été en totalité rejetés. Aussi ses partisans n’avaient-ils pas trouvé la justice à leur côté et estimé qu’il était leur devoir que de s’indigner. Or, il n’y avait point de tyran à abattre, point de loi scélérate à combattre, de sorte que là encore, il n’y avait pas d’oppression qui justifiât que le Capitole fût pris d’assaut. Dans les deux cas, il n’était donc pas permis de résister en opposant la violence, et ce pour deux raisons majeures. La première tient à l’autorité du juge. C’est à lui qu’il revient de dire si oui ou non le cadre juridique a connu des violations, que ce soit par le contrôle de légalité ou le contrôle de constitutionnalité. La seconde tient à la souveraineté. On ne peut imaginer une portion infime du peuple s’arroger le pouvoir, a fortiori dans une république où « le pouvoir du Gouvernement est, comme son étymologie l’indique, la chose de tous33 ». À supposer qu’un droit à l’insurrection existe effectivement (ce dont on doute fortement) il aurait « pour titulaire le peuple, non l’individu ou un groupe d’individus34 ». Il ne s’agit pas d’un acte privé35. Comme l’affirmait la Haute Cour dans l’arrêt précité : « il n’appartient à personne de substituer sa propre volonté à l’action souveraine des pouvoirs36 ». Pour ces motifs, il paraît inconcevable qu’un droit à l’insurrection existe.
1.2. Un crime singulier dans le droit pénal français et américain
Traditionnellement, l’insurrection vise à renverser l’ordre établi et à prendre le pouvoir par la force37, notamment en s’attaquant aux lieux de pouvoirs et aux symboles qui représentent la puissance publique. Elle est donc par nature susceptible de porter atteinte à la stabilité des institutions qu’elle réussisse ou non et constitue une attaque directe contre la société38. C’est bien ce critère finaliste qui permet de la distinguer des autres formes de protestations comme l’émeute ou la révolution. Même si elles peuvent être parfois violentes, les émeutes n’ont pas de fins aussi subversives et sont dénuées de volonté de renverser le gouvernement39. De même, il y a une distinction qui doit être faite avec la révolution40. Une révolution est l’aboutissement d’une insurrection qui réussit de sorte qu’en définitive41, l’insurrection est un acte transitoire situé après l’émeute et à rebours de la révolution. L’étude du droit pénal français et américain révèle une différence de degré dans la mesure où en droit français, l’insurrection est caractérisée non pas à raison de son but, mais de ses conséquences et des moyens employés, tandis que le droit américain accorde une place prépondérante à l’objectif poursuivi par les insurgés.
Les prémices de la criminalisation de l’insurrection en France se situent dans la loi sur les détenteurs d’armes ou de munitions de guerre du 24 mai 183442. Consécutives à la révolution des Trois Glorieuses et des mouvements insurrectionnels qui lui ont succédé, cette loi n’a pas défini en tant que telle l’insurrection, qui était alors entendue largement comme « une attaque à main armée, contre le gouvernement, par plusieurs conjurés43 ». Elle a pour particularité de ne prendre en compte ni le résultat de l’insurrection ni sa finalité, mais ses actes préparatoires et les actes commis lors d’une participation à des mouvements insurrectionnels. L’absence de critère finaliste, a contrario de ce que prévoyait le projet de loi, est logique dans la mesure où il aurait été difficile d’apporter la « la preuve d’un but ou d’un résultat général44 ». Cela permet de pénaliser l’individu à raison de sa seule participation à un mouvement insurrectionnel45 et de graduer le quantum de la peine selon que le manifestant était ou non armé. Cette loi a fait l’objet de nombreuses applications dans les années 1830 et jusqu’à la fin du xixe siècle, justifiant la mise en place d’un état de siège et la compétence de tribunaux militaires46. Tel qu’il est issu de sa rédaction de 1999, l’article 412-3 du Code pénal s’inscrit dans cette continuité et saisit l’insurrection par le biais des mouvements insurrectionnels définis comme « toute violence collective de nature à mettre en péril les institutions de la République ou à porter atteinte à l’intégrité du territoire national ». Cette infraction hautement politique est envisagée comme étant susceptible de porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation et ainsi de causer de graves troubles à l’ordre public47. La dimension collective de l’infraction la distingue de l’attentat, entreprise individuelle48. La participation à un mouvement insurrectionnel s’effectue par ailleurs par le biais de six éléments matériels listés à l’article 412-4, notamment l’édification de barricades (1o), la destruction de tout édifice ou installation par ruse ou à force ouverte (2o) ou encore la provocation à des rassemblements d’insurgés (4o). Ces dispositions n’ont jamais été appliquées. Le critère du but est toutefois primordial aux États-Unis et c’est grâce à cet élément que l’on distingue l’insurrection d’autres incriminations. L’insurrection constitue un acte dont la répression remonte à fort longtemps, aux « racines du droit anglo-américain49 », et a fait l’objet d’une longue évolution législative50 au gré des crises successives, notamment la guerre de Sécession51. Le Code des États-Unis sanctionne en ce sens « quiconque incite, déclenche, assiste ou s’engage dans une rébellion ou une insurrection contre l’autorité des États-Unis52 ». Que ce soit en doctrine ou en jurisprudence, une insurrection se caractérise bien par la volonté de renverser le gouvernement53. Elle va au-delà de l’émeute54 puisqu’elle est « un soulèvement contre une autorité civile ou politique55 », voire, pour aller plus loin, une « guerre menée par des traîtres contre le gouvernement pour le démembrer et le détruire56 ». Ces dispositions sont quasi neutralisées par l’élément probatoire dans la mesure où il est difficile de prouver la volonté de commettre de telles actions et par le fait que seul le ministre de la Justice peut déclencher des poursuites sur ce fondement.
Le crime d’insurrection se heurte frontalement à la problématique de sa qualification. Non seulement parce que d’autres dispositions plus simples peuvent être utilisées pour répondre à ces événements (ce qui fut le cas), mais aussi parce qu’il repose sur un paradoxe frappant que Patrick Wachsmann avait bien mis en avant. Selon lui : « si la révolte triomphe de l’ordre ancien, ses auteurs ne seront pas jugés et si elle est vaincue, aucun organe de l’ordre en place ne fera bénéficier les auteurs de la révolte d’un droit pourtant inscrit dans le texte suprême57 ». Le choix de recourir à d’autres dispositions pénales est donc logique.
2. L’insurrection en tant que dérive illégitime de la liberté de manifestation
Il ressort de la jurisprudence que le crime d’insurrection a été exclu des chefs d’accusation retenus à l’encontre des manifestants (2.1.). Se pose in fine la question de la sécurité publique alors que des mouvements violents, parfois armés, peuvent menacer la stabilité des institutions (2.2.).
2.1. Le choix logique de réprimer à partir d’autres dispositions pénales
La lecture de la jurisprudence française comme américaine frappe sur un point : l’insurrection est souvent mentionnée pour qualifier des événements, sans que pour autant ce recours terminologique ne coïncide avec les moyens juridiques soulevés. Il s’agit donc non pas d’une expression normative, mais d’un pur jugement de valeur. En France, l’insurrection a souvent été invoquée dans son versant psychologique, le juge évoquant un « climat insurrectionnel58 » pouvant « troubler profondément la paix publique59 ». Elle est aussi invoquée à des fins politiques. Par exemple, le ministre de l’Intérieur avait parlé de « climat insurrectionnel » pour décharger l’État de sa responsabilité lorsqu’il fut poursuivi pour l’usage d’un LBD contre une manifestante60 lors d’une manifestation des Gilets jaunes en 2019, sans succès. Lors des émeutes de 2005, les renseignements généraux avaient parlé « d’insurrections urbaines61 ». En ce qui concerne le saccage de l’Arc de Triomphe, les dispositions du Code pénal relatives aux mouvements insurrectionnels n’ont pas été retenues, puisque certains manifestants ont été condamnés sur le fondement de l’article 222-14-2 du Code pénal, issu de la loi du 2 mars 2010, renforçant la lutte contre les violences de groupe. Jugées trop souples et contestées par la doctrine, les dispositions dudit article prévoient qu’est réprimée « la seule participation à un groupement créé, même provisoirement, en vue de commettre des violences aux personnes ou des dégradations aux biens, l’infraction étant consommée sans passage aux actes de violence62 ». Dans cette optique, le Tribunal correctionnel de Paris dans son jugement du 25 mars 202163 a souligné les nombreuses violences et dégradations qui ont été commises dans le cadre de l’acte III des Gilets jaunes. En plus des dispositions précitées, les prévenus étaient jugés pour délits d’intrusion non autorisée dans un lieu historique ou culturel, de vol aggravé et de dégradations d’un monument inscrit. En défense, les prévenus invoquaient l’état de nécessité64 et arguaient de ce que l’intrusion dans l’Arc de Triomphe était rendue nécessaire par la présence des forces de l’ordre et les tirs de gaz lacrymogènes, mais le tribunal en a jugé autrement, considérant que « l’intrusion dans le monument n’était pas le seul moyen d’échapper aux gaz » et que la réaction des forces de l’ordre était « prévisible ». En l’espèce, le juge fit preuve d’un relativisme contestable puisque les faits sont jugés de « relativement graves », tandis que les attaques portées « à un monument emblématique de Paris comportent en eux-mêmes un certain niveau de gravité ». De manière plus singulière, un prévenu fut condamné à six mois d’emprisonnement, dont trois avec sursis sur le fondement de l’article 222-14-2 du Code pénal pour des faits intervenus lors d’une manifestation des Gilets jaunes en 2019. La Cour d’appel avait relevé que « la gravité des faits est inhérente à l’infraction de participation à un groupement violent qui présente un caractère insurrectionnel, avec en outre, une dimension crapuleuse65 ».
Dans le cadre des arrestations consécutives à l’assaut du Capitole, les juges américains ont majoritairement parlé d’insurrection pour désigner l’assaut du bâtiment66. Pourtant, à la lecture des rapports des commissions d’enquêtes parlementaires portant sur les événements du 6 janvier, il apparaît qu’il n’est pas aisé de savoir quelle qualification attribuer à l’attaque du Capitole. Le directeur du FBI s’était en effet refusé d’employer le terme d’insurrection67, tandis que les membres du Congrès ne sont pas tombés d’accord sur cette question68. Par ailleurs, aucun des chefs d’accusation précités ne figure parmi ceux qui ont été retenus à l’encontre des assaillants. Le ministre de la Justice (par ailleurs, seul compétent pour poursuivre a, dans un bon nombre de cas, poursuivi sur le fondement non pas de l’insurrection ou de la rébellion, mais de la conspiration visant à commettre un délit69, c’est-à-dire en l’espèce « d’arrêter, de retarder ou d’entraver la certification par le Congrès du vote du Collège électoral, et de faire obstruction et d’interférer avec les agents de la force publique dans l’exercice de leurs fonctions officielles ». Les charges retenues sont à peu près similaires à celles qui ont été appliquées à l’encontre de certains des Gilets jaunes, notamment l’entrée dans un bâtiment sans autorisation70, la participation à des troubles civils71 ou encore le vol de biens appartenant au Gouvernement72. Toutefois, il est des cas marginaux dans lesquels une disposition particulièrement rare a été soulevée par le ministère de la Justice et dont l’application a donné lieu à des condamnations en 2023 : la conspiration séditieuse73. Ces dispositions, très connotées politiquement74 entendent sanctionner quiconque prévoie d’utiliser la force en vue d’empêcher l’exécution des lois75. La différence entre la sédition et l’insurrection n’est pas des plus évidentes. La première se matérialise davantage dans les paroles, tandis que la seconde se retranscrit dans les actes. Dans nombre d’autres cas, le juge a mis en avant la volonté destructrice des assaillants, venus armés non pas pour exercer leur droit de manifester, mais bien pour en découdre avec les forces de l’ordre76.
2.2. Le sursaut sécuritaire face aux risques de nouvelles manifestations violentes
Lorsqu’il est question de maintien de l’ordre public, il est forcément question de liberté de manifestation. Constitutionnellement garantie en France et aux États-Unis, elle doit nécessairement être conciliée avec « gestion par l’autorité administrative de l’ensemble des rassemblements, hostiles ou non, de personnes sur la voie publique ou dans les lieux publics, qui vont nécessiter un encadrement par la force publique77 ». Aux États-Unis, les manifestations pacifiques sont protégées par le premier amendement, mais doivent être encadrées. La Cour suprême affirmait en effet que : « la protection constitutionnelle des libertés implique l’existence d’une société organisée maintenant l’ordre public, sans quoi la liberté elle-même serait perdue dans un excès d’anarchie.78 » Elles sont soumises à Washington D.C. à un régime de déclaration préalable79 comme en France où la tendance est à considérer la manifestation de rue comme illégitime80. Les manifestations ont évolué de telle manière que les cortèges de violences et d’incivilités se sont multipliés et qu’au « fait de s’affranchir des règles qui s’appliquent à la manifestation se sont ajouté l’imprévisibilité des lieux, des actes et la volonté de certains d’affronter directement la police81 ». Parce que Paris et Washington D.C. sont des capitales où se situent les organes suprêmes, la question de la sécurité publique est évidemment fondamentale. De là, il s’ensuit que l’exercice du droit de manifestation doit nécessairement être encadré, car l’État ne peut permettre de garantir les libertés jusqu’à son autodestruction82. L’article L.111-1 du Code de la sécurité intérieure dispose à cet effet que « l’État a le devoir d’assurer la sécurité en veillant, sur l’ensemble du territoire de la République, à la défense des institutions et des intérêts nationaux, au respect des lois, au maintien de la paix et de l’ordre publics, à la protection des personnes et des biens ». Mais peut-il faire face à des mouvements violents insurrectionnels que l’on qualifierait aux États-Unis de « terrorisme intérieur83 » ? De nombreuses dispositions existent en France84 comme outre-Atlantique,85 car toute insurrection, sitôt qu’elle est constatée, doit être réprimée. Il faut bien évidemment que la réponse soit proportionnée et que la révolte soit correctement qualifiée puisque c’est la légitimité et la nécessité de l’usage de la force qui vont en découler.
Le saccage de l’Arc de Triomphe et l’assaut du Capitole ont été à tort comparés à de grands moments et œuvres de l’histoire : la Révolution française de 1789 ou encore la Liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix pour les Gilets jaunes ; l’incendie de Washington par les Anglais en 1812 et la guerre civile pour les assaillants du 6 janvier. Au-delà de leur pertinence relative, ces comparaisons interrogent sur la nature de ces actes et leurs conséquences s’ils avaient provoqué un chaos généralisé. La sécurisation des lieux de pouvoirs ainsi que des monuments à Paris et à Washington D.C. dans le cadre de manifestations a été vivement remise en question et des mesures ont été prises pour pallier ces carences. En France, le mouvement des Gilets jaunes a donné lieu à un sursaut sécuritaire. Cela s’est manifesté d’emblée à Paris où le nouveau préfet de police Didier Lallement a mis en place en 2019 de nouvelles techniques de maintien de l’ordre par la création de la fameuse brigade motorisée BRAV-M ou encore le recours à des canons à eau86 qui donneront lieu à une nouvelle doctrine et schéma de maintien de l’ordre en 2020. Le recours au renseignement intérieur s’est intensifié87 de même que le traitement répressif des débordements violents. Les interdictions de manifestation se sont quant à elles multipliées.
Dans le même ordre d’idées, l’attaque du Capitole a permis de mettre en lumière les failles dans la protection du bâtiment et l’organisation de la sécurité aussi bien en ce qui concerne les mesures préventives que les mesures répressives. Il ressort des travaux de la Commission d’enquête parlementaire sur les événements du 6 janvier que le FBI n’avait pas jugé les menaces crédibles et admis que les propos qui avaient été tenus sur les réseaux sociaux étaient couverts par le premier amendement, rendant donc a priori difficile une quelconque intervention. La police du Capitole n’était quant à elle pas préparée et la répartition des compétences mal opérée dans la mesure où le chef de la police ne disposait pas du pouvoir unilatéral de déclarer l’état d’urgence et de recourir à la Garde nationale88 (25 000 soldats ont finalement été déployés en vue de l’investiture89). Dans un contexte où les élus américains sont de plus en plus menacés, la police du Capitole a appris de ses erreurs. Grâce à une loi adoptée par le Congrès en 2021, le chef de la police peut désormais déclarer unilatéralement l’état d’urgence et prendre des mesures en ce sens90. Les mesures de sécurité et de renseignement ont quant à elles été renforcées et les effectifs de police augmentés91.