Les droits et libertés du numérique. Étude comparée en droits français et américain : éléments de méthode d’une thèse de droit comparé

DOI : 10.35562/droit-public-compare.369

Résumés

Cet article propose de retracer la méthodologie comparative utilisée dans le cadre du travail de thèse sur les droits et libertés du numérique comme droits fondamentaux en voie d’élaboration. Il s’agit de justifier l’opportunité du recours à la méthode comparative, de préciser les enjeux de la comparaison ainsi que ses apports. Tout d’abord, l’article met en lumière l’intérêt d’une recherche comparative s’agissant des droits et libertés du numérique. Bien que l’analyse du degré d’autonomie de ces droits eût été concevable dans l’ordre juridique français exclusivement, une telle recherche n’aurait présenté qu’un intérêt limité dans la mesure où l’objet de la recherche se rapporte au numérique qui a une dimension ubiquitaire. Ensuite, l’article fait état de la méthode et des enjeux de la comparaison. La comparaison voit ses modalités déterminées par les enjeux de la recherche qui consistent à démontrer l’autonomisation progressive des droits et libertés du numérique en France et aux États-Unis. Enfin sont présentés les apports de la comparaison. Cette dernière a notamment contribué à la réflexion sur la systématisation des droits et libertés du numérique en une nouvelle catégorie de droits fondamentaux.

This article describes the comparative methodology used as part of a thesis on digital rights and freedoms as fundamental rights in the making. The aim is to justify the appropriateness of using the comparative method, and to explain what is at stake and what it can bring to the discussion. First of all, the article highlights the value of comparative research into digital rights and freedoms. An analysis of the degree of autonomy of these rights would have been conceivable exclusively in the French legal system. However, such a research work would have been of limited interest, insofar as the object of the research relates to digital ubiquitous dimension. The article goes on to describe the method and the challenges of this comparison effort. The modalities of the comparison are determined by the research challenges which demonstrate the progressive empowerment of digital rights and freedoms in both France and the United States. Finally, the contributions of the comparison are highlighted. In particular, it has contributed to the debate on the systematization of digital rights and freedoms into a new category of fundamental rights.

Plan

Texte

Le doctorat s’avère être un moment délicat pour le chercheur qui a pour principale préoccupation de définir avec rigueur son cadre méthodologique. Lorsqu’elle est mobilisée comme instrument au service d’une démonstration, la comparaison des droits nécessite parfois des éclaircissements méthodologiques dès l’introduction du travail doctoral. La démarche peut consister en une comparaison dans le temps et/ou dans l’espace afin de saisir le phénomène étudié1. Mais rien ne serait plus trompeur que d’y voir une simple entreprise de justification a posteriori, c’est-à-dire une fois le travail achevé. En effet, les aspects méthodologiques guident en principe l’intégralité de la réflexion doctorale. En revanche, plus la démarche employée est cohérente, plus elle sera facile à expliquer au stade de l’introduction. Que l’on songe aux propos de la professeure Marie-Claire Ponthoreau selon qui toute « comparaison se fabrique2 ». La validité des résultats d’une recherche scientifique dépend en effet, au préalable, de la justification des choix réalisés.

Ainsi, le candidat au doctorat ne peut se satisfaire exclusivement des résultats obtenus, mais doit, en outre, expliquer comment ils ont été obtenus. Cette contribution vise justement à illustrer la manière dont a été mobilisé le droit comparé dans le cadre d’une recherche portant sur les droits et libertés du numérique comme droits fondamentaux en voie d’élaboration. Il s’agit d’une comparaison des droits français et américain.

Dans ces deux espaces juridiques, ont été́ consacrés, parmi d’autres, le droit à la protection des données personnelles, le droit d’accès au numérique, le droit à l’oubli et le droit à l’autodétermination informationnelle. D’un point de vue formel, ces droits constituent des prolongements des droits fondamentaux classiques. Ils sont, en effet, systématiquement rattachés par le législateur, le constituant ou les juges à une disposition constitutionnelle ou à une jurisprudence antérieure consacrant le droit au respect de la vie privée ou la liberté d’expression.

Pourtant, les droits et libertés du numérique présentent des spécificités qui les distinguent des autres droits fondamentaux. D’abord, ils offrent une logique conceptuelle différente de celle des droits fondamentaux classiques. À titre d’illustration, on ne peut se satisfaire d’une assimilation du droit à la protection des données au droit au respect de la vie privée. En effet, la donnée personnelle ne constitue pas nécessairement une information de nature « privée ». De la même manière, la logique au fondement du droit d’accès au numérique ne peut se réduire exclusivement à celle de la liberté d’expression. L’accès au numérique englobe notamment la possibilité d’accéder à des contenus sans discrimination et le droit d’accès au réseau physique sur le plan matériel.

Ensuite, les droits et libertés du numérique font l’objet d’un régime juridique original. Certes, ce régime est en de nombreux points semblable à celui applicable aux autres droits fondamentaux. Il en va ainsi des limitations par l’ordre public qui sont communes à toutes les générations de droits3. Mais les droits et libertés du numérique présentent des singularités, liées à leur caractère déterritorialisé et à leurs effets horizontaux étendus. La déterritorialisation de leur régime juridique est la conséquence de la dimension ubiquitaire4 du numérique qui bouleverse la logique territoriale traditionnellement applicable aux droits et libertés fondamentaux5. L’éclatement du concept de frontière conduit alors les autorités normatives à accorder au droit à la protection des données à caractère personnel ou encore au droit à l’oubli une portée transnationale6. Cette dernière signifie que les droits et libertés du numérique sont le résultat d’une réglementation « en réseau », ce qui exclut la compétence exclusive des États sur leur propre territoire7. Quant aux effets horizontaux, ils sont inhérents à la multiplication des ingérences d’origine privée. Si, classiquement, les droits de première génération ont été pensés de façon à lutter contre les ingérences publiques8, les nouvelles générations permettent d’envisager un éventuel effet horizontal des droits et libertés fondamentaux9. Les droits et libertés du numérique constituent une illustration de ce phénomène. Mais plus que les droits sociaux et environnementaux, leurs effets horizontaux sont une condition sine qua non de leur effectivité dans la mesure où ils sont le plus souvent dirigés contre des personnes privées désignées comme responsables de traitement.

Il découle des spécificités susmentionnées une problématique liée au degré d’autonomie des droits et libertés du numérique. L’objectif du travail de recherche est de mettre en lumière leur autonomisation progressive au moyen de l’outil comparatif, un mouvement convergent entre droits français et américain étant perceptible en la matière. La dénomination des droits et libertés du numérique comme « droits fondamentaux en voie d’élaboration » est donc la conséquence des incertitudes entourant leur existence en tant que droits entièrement ou en partie détachés des droits classiques. En effet, leur seule consécration pose la question de leur émancipation par rapport aux droits qui leur servent de fondements. À défaut d’autonomie, même partielle, les droits et libertés du numérique n’auraient tout simplement jamais été consacrés et la protection des utilisateurs du numérique aurait pu se contenter d’une simple référence au droit au respect de la vie privée ou à la liberté d’expression.

Partant, le degré d’autonomie des droits et libertés du numérique apparaît comme étant le véritable objet de la comparaison. En la matière, les évolutions des droits français et américain sont multiples et impliquent de tirer des conséquences de nature systémique. À l’issue de cette thèse, il a finalement été confirmé que les droits et libertés du numérique pourraient constituer une catégorie de droits fondamentaux distincte des autres catégories de droits.

Il est indispensable de pousser plus loin les développements afin d’exposer la manière dont a été utilisé le droit comparé dans cette thèse. Un tel travail exige dans un premier temps de s’arrêter sur la question de l’opportunité de la méthode comparative dans la mesure où la comparaison, a priori, n’était pas indispensable à la démonstration (1.). Dans un deuxième temps, il convient de se pencher sur la méthode comparative proprement dite ainsi que sur les enjeux de la comparaison (2.). Dans un troisième et dernier temps, seront mis en lumière les apports de l’utilisation d’une telle méthode comparative (3.).

1. L’opportunité du recours à la méthode comparative

Une étude portant sur les droits et libertés du numérique aurait pu être menée sans avoir recours au droit étranger ni, a fortiori, au droit comparé. L’analyse du degré d’autonomie de ces nouveaux droits aurait été concevable dans l’ordre juridique français exclusivement. Les sources des droits et libertés du numérique sont suffisamment nombreuses et instructives, la jurisprudence du Conseil constitutionnel et celle de la Cour de justice de l’Union européenne offrant à elles seules de nombreuses potentialités. Mais une telle recherche n’aurait présenté qu’un intérêt limité dans la mesure où l’objet de la recherche se rapporte au numérique qui a une dimension ubiquitaire. En effet, les droits et libertés du numérique sont, à l’image du phénomène numérique, détachés du concept de frontières. S’intéresser à plusieurs ordres juridiques se justifie donc par un simple argument logique, consistant à considérer la méthode comparative comme la plus adaptée pour décrire un mouvement d’ensemble ne se limitant pas aux espaces nationaux.

Il semble aujourd’hui difficile de nier l’apport du droit comparé dans la compréhension des phénomènes de mondialisation et de globalisation du droit10. Ces derniers sont aujourd’hui indissociables des réflexions portant sur la circulation des normes juridiques11. Une étude sur l’émergence d’une nouvelle catégorie de droits fondamentaux liés au numérique ne peut donc faire l’impasse sur les relations d’influence croisée entre les ordres juridiques. Le recours à l’argument comparatiste se justifie également par l’importance des normes internationales et européennes dans ce domaine. En effet, la loi française Informatique et libertés de 197812 a largement inspiré la législation européenne en matière de droits et libertés du numérique13 et, à l’inverse, le droit européen influence le contenu de la législation des États membres avant même l’entrée en vigueur des dispositions européennes14. Les liens étroits entre les ordres juridiques laissent donc naturellement place à la logique comparatiste.

Il convient d’ajouter que l’idée d’une comparaison des droits français et américain a largement été déterminée par la valeur de modèle ou d’anti-modèle des cas à comparer. A priori, ces deux ordres juridiques sont des idéaux-types15 en opposition sur la question des droits et libertés du numérique. Si en France, ces droits sont considérés comme de véritables droits fondamentaux, le droit américain adopte une conception différente. Aux États-Unis, il n’existe aucune loi de portée générale protégeant les données personnelles ni aucune autorité administrative de protection équivalente à la Commission nationale de l’informatique et des libertés16. Par ailleurs, la conception américaine de la donnée personnelle est en tout point différente de la conception française ou européenne puisque la donnée personnelle n’est pas conçue comme un élément à protéger, mais comme un objet de commerce17.

Les cas français et américain présentent donc de nombreuses divergences qui attisent la curiosité et qui pourraient d’ailleurs justifier une comparaison différentielle en matière de droits et libertés du numérique. Mais l’intérêt de la recherche comparative réside davantage dans le rapprochement des modèles que dans leur opposition. Ces rapprochements nourrissent en effet une hypothèse de départ, celle de l’émergence d’une sorte de patrimoine commun à la France et aux États-Unis en matière de droits et libertés du numérique.

Ainsi, l’approche comparée est un choix, dans la mesure où il est possible de s’en écarter pour traiter le sujet. Il était pourtant difficile d’imaginer un travail sur les droits et libertés du numérique qui ne s’inscrive pas dans une telle approche. Ce constat a sans doute rejailli sur les modalités de la recherche comparative.

2. La méthode et les enjeux de la comparaison

Dans la mesure où la comparaison n’est qu’une faculté et non un impératif, elle a été envisagée comme un outil au service d’une démonstration. Cette démarche consistant à analyser le droit comparé comme une méthode n’a rien d’exceptionnel18, car la doctrine est presque unanime sur le fait de considérer le droit comparé comme un instrument de recherche et non comme une branche du droit autonome19.

Il faut ajouter à cette conception du droit comparé comme méthode une volonté de faire un usage stratégique de cette même méthode20. En effet, la comparaison voit ses modalités déterminées avant tout par les enjeux de la recherche qui consistent à démontrer l’autonomisation progressive des droits et libertés du numérique en France et aux États-Unis. Mais plus que cet objectif de nature descriptive, l’argument comparatif poursuit une finalité de nature prescriptive. L’utilisation de l’argument de droit comparé entend encourager la dissociation entre droits du numérique et droits classiques. En d’autres termes, l’invocation des règles américaines contribue à souligner les défauts des solutions juridiques adoptées en matière d’autonomie dans les deux espaces juridiques. En revanche, les droits français et américain ne sont pas mis en concurrence sur la question de savoir lequel des deux ordres juridiques offre la meilleure protection possible des droits et libertés du numérique.

Une telle utilisation du droit comparé peut prêter le flanc à la critique21 ce qui, en réalité, ne fait qu’alimenter le débat ancien sur la nature et la fonction du droit comparé22. Mais aujourd’hui, il ne fait plus de doute que la comparaison peut poursuivre différentes finalités23. Au demeurant, l’instrumentalisation du droit comparé n’exclut pas la qualification de comparaison tant que les choix réalisés sont suffisamment justifiés et qu’un certain nombre de principes garantissant l’admissibilité scientifique de la recherche sont respectés.

En l’occurrence a été mobilisée la méthode fonctionnelle consistant à donner une prépondérance à l’« équipollence des résultats24 » et ayant comme idée-force la convergence des droits. Le premier à avoir développé cette méthode fonctionnelle est Ernest Rabel avec ses travaux sur la vente au début du xxe siècle25. Reposant sur la recherche d’un équivalent fonctionnel, cette méthode prône la comparaison de concepts ou de règles de droit qui, bien que différents, rempliraient les mêmes fonctions ou aboutiraient aux mêmes résultats26. Dans le cas de la vente, la similitude des contextes est vraisemblable ce qui peut être étendu à de nombreux domaines, y compris celui des droits et libertés fondamentaux.

Le comparatiste est amené, en appréciant la finalité des règles juridiques plutôt que « leurs aspects statiques27 », à prêter attention aux points communs entre les ordres juridiques. Cette approche offre de nombreux avantages dans une étude comparée des droits français et américain qui, bien que confrontés au même défi numérique, présentent des différences irréductibles en matière de droits et libertés du numérique, et, a fortiori, en matière de droits et libertés fondamentaux. Par exemple, les modèles français et américain sont, sur de nombreux points, opposés, en particulier sur la manière de définir l’objet « droit fondamental28 ». Sans conduire à réaliser des simplifications excessives et à occulter la dimension culturelle de la comparaison, la méthode fonctionnelle permet, a minima, de rendre comparables les objets destinés à être comparés29.

Cependant, il ne faut pas voir dans l’usage stratégique du droit comparé la poursuite d’intérêts exclusivement pratiques. Si le discours comparatiste vise parfois à remettre en cause les règles de droit en vigueur — ce qui est le cas en l’espèce s’agissant du raisonnement par analogie, dont font l’objet les droits et libertés du numérique – il stimule également la réflexion sur un objet nouveau. Autrement dit, la comparaison est d’abord et avant tout un instrument de connaissance des droits et libertés du numérique. Ces derniers sont peu mobilisés par leurs titulaires à défaut d’autonomie et l’invocation du droit étranger participe d’une démarche cognitive de la comparaison.

Dès lors, la confrontation des espaces juridiques français et américain ne constitue pas l’objectif ultime de la recherche, mais un outil utile à la compréhension du concept des droits et libertés du numérique. En conséquence, le plan de l’étude ne répond pas aux canons d’une « recherche comparative pure », consistant à comparer de façon systématique « plusieurs ordres juridiques sans privilégier l’un plus que l’autre30 ». Le système juridique français, auquel sont intégrées les normes européennes, est plus souvent mobilisé que le système juridique américain. Cela s’explique d’abord par des raisons culturelles. Alors que les droits et libertés du numérique sont considérés comme de véritables droits fondamentaux dans l’espace juridique français, le droit américain ne leur octroie la plupart du temps qu’une valeur de principes de compliance destinés à renforcer la responsabilité des entreprises. Les sources ayant trait aux droits et libertés du numérique sont logiquement plus nombreuses et plus faciles à identifier dans le cas français. Ce déséquilibre dans la comparaison s’explique ensuite par des raisons pratiques. En matière de droits et libertés du numérique, le droit européen endosse un rôle de locomotive qui dépasse au demeurant le rôle des juridictions nationales. Or, dans le cadre de l’étude, il faut entendre par « droit français » un ensemble de sources du droit interne ainsi que certaines sources de droit européen ayant un caractère intégré31.

Malgré cette inégalité de traitement des droits français et américain, la méthode comparative traduit certains invariants de toute démarche comparative. Il en va ainsi de la réintégration des termes de recherche dans leur ordre juridique d’origine et de la mobilisation des sources de droit américain en langue originale. Par ailleurs, il fallait éviter de projeter ses propres conceptions d’une notion ou d’un concept juridique. À titre d’illustration, les classifications de droits fondamentaux sont inévitablement orientées lorsqu’elles sont interprétées par un juriste appartenant à la tradition de droit romano-germanique. Il convenait donc de les appréhender avec précaution et en tenant compte des divergences culturelles existantes en la matière.

Le droit comparé est au cœur de la démarche méthodologique menée. Il a permis d’étudier comment les droits français et américain participent concomitamment à l’émergence de nouveaux droits fondamentaux. Les développements ultérieurs sont justement consacrés aux apports de la comparaison.

3. Les apports de la comparaison

Le fil directeur de l’étude est celui du degré d’autonomie des droits et libertés du numérique par rapport aux droits qui leur servent de fondements. En l’occurrence, la comparaison des droits français et américain inclut trois apports.

Le premier concerne les difficultés auxquelles font face les droits et libertés du numérique qui sont systématiquement rattachés aux droits classiques. La comparaison permet non seulement d’enrichir les développements sur les spécificités de ces nouveaux droits, mais met également en lumière leur émancipation progressive du droit au respect de la vie privée ou de la liberté d’expression. En France comme aux États-Unis, le constituant, le législateur et les juges œuvrent à en faire des droits fondamentaux à part entière. Par exemple, la Cour suprême américaine a, dès 1977, contribué au développement d’un droit du numérique distinct du droit au respect de la vie privée32, que l’on pourrait rapprocher du « droit à l’autodétermination informationnelle », développé par la Cour constitutionnelle allemande33. La logique est la même dans le droit de l’Union européenne, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne consacrant distinctement le droit à la vie privée et le droit à la protection des données à caractère personnel34.

Par ailleurs, la comparaison accrédite l’idée que les droits et libertés du numérique ne devraient tout simplement pas être arrimés aux droits classiques. Le raisonnement par analogie qui consiste à extraire des droits existants de nouveaux droits donne la plupart du temps lieu à des incohérences sur les plans théorique et pratique. En raisonnant de la sorte, les juges réduisent le champ d’application des droits et libertés du numérique au domaine des droits qui constituent leurs fondements, alors même que leur signification est parfois plus large. La protection des données à caractère personnel sur le fondement du droit au respect de la vie privée ne permet pas de saisir toutes les potentialités du premier droit. Les juges français offrent une interprétation stricte du domaine de la vie privée comme limitée au secret35. Aux États-Unis, la protection des droits et libertés du numérique est conditionnée à la preuve d’une attente raisonnable en matière de privacy, ce qui traduit en réalité une conception étroite de la vie privée36.

Le deuxième apport de la comparaison concerne la systématisation des droits et libertés du numérique. La réflexion sur leur degré d’autonomie a inévitablement amené à s’interroger sur l’existence d’une nouvelle catégorie de droits fondamentaux valable dans les deux espaces juridiques comparés. Pour répondre à cette interrogation, la comparaison des droits est mobilisée de façon prudente dans le cadre de la troisième et dernière partie de l’étude. En effet, afin d’éviter le piège de l’ethnocentrisme, il convenait de prendre des précautions à la fois culturelles et méthodologiques. S’agissant des précautions culturelles, les classifications de droits fondamentaux existantes ont fait l’objet d’une relativisation en ce qu’elles sont nécessairement orientées. Au contraire du raisonnement conceptualiste prévalant dans les systèmes de tradition romano-germanique, les États-Unis s’inscrivent dans un type de raisonnement empirique37 qui s’éloigne donc de notre conception des catégories juridiques. Pour un juriste français, les catégories sont construites par la doctrine à partir de la loi38, tandis qu’elles sont davantage ancrées dans les faits pour un juriste américain39. Apparaissent en creux les précautions de nature méthodologique. Il convenait de procéder à une généralisation suffisante des catégories et classifications de droits fondamentaux pour que la nouvelle catégorie proposée soit opérationnelle. Une définition commune des catégories juridiques, basée sur la méthode fonctionnelle, a donc été adoptée dans le but de rendre comparables les objets à comparer. En France comme aux États-Unis, les catégories juridiques correspondent, du point de vue de leurs finalités, à un régime juridique spécifique.

Enfin, le troisième apport de la comparaison est pratique. Dans les dernières pages de la thèse, une proposition concrète consistant en l’adoption d’une Charte des droits et libertés du numérique de niveau constitutionnel est avancée. En l’occurrence, le droit comparé est mobilisé afin de relativiser à l’extrême cette proposition. D’abord, s’il est possible, dans le cadre d’une recherche, de formuler des avis destinés à orienter les institutions juridiques, les visées normatives de la comparaison sont maigres, puisque les propositions ne sont en elles-mêmes pas normatives. Ensuite et surtout, cette proposition ne vaut que pour l’espace juridique français. La Constitution américaine de 1787 est rarement amendée ce qui s’explique par les pouvoirs conférés à la Cour suprême américaine en matière d’interprétation constitutionnelle. Une charte américaine des droits et libertés du numérique est par conséquent peu probable et peu utile. L’autonomisation de ces droits peut, dans le cas américain, emprunter la voie jurisprudentielle compte tenu du rôle du juge dans un pays de tradition de common law.

En définitive, le droit comparé enrichit la thèse de l’autonomie des droits et libertés du numérique. L’utilisation d’une telle méthode ne s’est pas faite sans difficultés linguistiques et logistiques. Mais à l’instar de l’ouverture sur les autres sciences sociales, la prise en compte d’un ou de plusieurs systèmes juridiques étrangers offre au juriste un avantage de taille. En ayant conscience de la relativité de ses propres conceptions, le comparatiste adopte, avec davantage de facilité, une posture réflexive sur son propre droit.

Notes

1 L’historien et le comparatiste partagent à ce titre, selon Roland Drago, les « mêmes attitudes d’esprit » : R. Drago, « Droit comparé », in : D. Alland, S. Rials (dir.), Dictionnaire de la Culture juridique, Paris, Lamy-Puf, 2003, p. 454. Retour au texte

2 M.-C. Ponthoreau, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), 2e édition, Paris, Economica, coll. « Corpus-Droit privé », 2021, p. 69. Retour au texte

3 Sur ce point, voir P. Gervier, La limitation des droits fondamentaux constitutionnels par l’ordre public, Paris, LGDJ-Lextenso, coll. « Bibliothèque constitutionnelle et de science politique », 2014. Retour au texte

4 Selon le dictionnaire Littré [en ligne], l’adjectif « ubiquitaire » signifie « ce qui se trouve en tous lieux », URL : https://www.littre.org/definition/ubiquitaire. Retour au texte

5 Sur ce point, voir H. Ruiz Fabri, « Immatériel, territorialité et État », Archives de philosophie du droit, tome 43, 1999, p. 187-212. Retour au texte

6 Voir par exemple l’article 3 du Règlement européen sur la protection des données qui prévoit un champ d’application étendu à ce droit. Retour au texte

7 Sur le concept de réglementation en réseau, voir F. Ost, M. Van de Kerchove, De la pyramide au réseau ? Pour une théorie dialectique du droit, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires de Saint Louis, 2010. Retour au texte

8 D. Capitant, Les effets juridiques des droits fondamentaux en Allemagne, Paris, LGDJ, coll. « Thèses », 2001, p. 240. Retour au texte

9 Voir sur ce point : T. Hochmann, J. Reinhardt, L’effet horizontal des droits fondamentaux, Paris, Pedone, coll. « Droits fondamentaux », 2018. Retour au texte

10 J.-B. Auby, La globalisation, le droit et l’État, 3e édition, Paris, LGDJ, coll. « Systèmes », 2020. Retour au texte

11 Sur les liens entre droit comparé et circulation des solutions juridiques, voir A. Le Quinio, Recherche sur la circulation des solutions juridiques – Le recours au droit comparé par les juridictions constitutionnelles, Paris, éditions Varennes, coll. « Thèses », 2011. Plus spécifiquement, sur la circulation des standards constitutionnels mondiaux, voir M. Disant, G. Lewkovicz, P. Türk (dir.), Les standards constitutionnels mondiaux, Bruxelles, Bruylant, coll. « Penser le droit », 2017. Retour au texte

12 Loi no 78-17 du 6 janvier 1978, relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, JORF du 7 janvier 1978. Retour au texte

13 Voir par exemple, la directive no 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil du 24 octobre 1995 relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, JORF, L 281/31, 23/11/95, p. 0031. Retour au texte

14 C’est le cas de la loi Lemaire de 2016 (Loi no 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique, JORF no 0235 du 8 octobre 2016, texte no 1), dont le contenu rappelle en partie les dispositions du Règlement général sur la protection des données de 2016 en cours de négociation. Retour au texte

15 Sur les idéaux-types, voir : M. Weber, Essais sur la théorie de la science, J. Freund (trad.), Paris, Plon, 1965, p. 119-201. Retour au texte

16 Sur ces points, voir P. Blok, « Protection des données aux États-Unis », in : P. de Hert, A. Pipers, P. Blontrock (éd.), Le Manuel de la vie privée, Bruxelles, éditions Politéia, 3 classeurs à feuillets mobiles, n. d., p. 3. Retour au texte

17 Voir notamment J. B. Rule, « La protection des données personnelles aux États-Unis. La réaction à la directive européenne », Revue française d’administration publique, no 89, 1999, p. 95-104 ; N. Ochoa, « Pour en finir avec l’idée d’un droit de propriété sur ses données personnelles : ce que cache véritablement le principe de libre disposition », Revue française de droit administratif, 2015, no 6, p. 1157-1173, p. 1168 et s. Retour au texte

18 Sur la comparaison comme méthode au service d’une démonstration, voir M. Ancel, Utilité et méthodes du droit comparé, Éléments d’introduction générale à l’étude comparative des droits, Neuchâtel, éditions Idées et calendes, 1971, p. 1-17 ; L.-J Constantineco, Traité de droit comparé, Tome II, La méthode comparative, Paris, LGDJ, 1974. Retour au texte

19 R. Davis, M. Goré, C. Jauffret-Spinosi, Les grands systèmes de droit contemporains, Paris, Dalloz, coll. « Précis », 12e édition, 2016, p. 2. En effet, il n’existe pas un droit qui serait « comparé » au sens d’un système ou d’un ordre juridique qui y correspondrait. En revanche, il existe une « discipline juridique qui consiste dans l’étude scientifique de la comparaison des droits » : R. Drago, « Droit comparé », in : D. Alland, S. Rials (dir.), Dictionnaire de la Culture juridique, Lamy-Puf, 2003, p. 454. Voir également M.-C. Ponthoreau, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op. cit., p. 70. Retour au texte

20 B. Fauvarque-Cosson, « Le droit comparé : art d’agrément ou entreprise stratégique ? », in : De tous horizons. Mélanges Xavier Blanc-Jouvan, Paris, Société de législation comparée, 2005, p. 69-90. Retour au texte

21 M.-C. Ponthoreau, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), op. cit., p. 51. Retour au texte

22 Sur ce point, voir R. Legeais, Grands systèmes de droit contemporains, Approche comparative, Paris, LexisNexis-Litec, coll. « Manuel », 2e édition,2008, p. 441-456. Retour au texte

23 K. Zweigert, H. Kötz, An Introduction to Comparative Law, T. Weir (trad.), Oxford, Clarendon Press, 3e édition, 1998, p. 15. Retour au texte

24 J. Carbonnier, Sociologie juridique, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2e édition, 2004, p. 22. Retour au texte

25 E. Rabel, « Unification du droit de la vente internationale, ses rapports avec les formulaires ou contrats types des divers commerces », in : Introduction à l’étude du droit comparé, Recueil d’études en l’honneur d’Édouard Lambert, Tome II – Instruments d’études du droit comparé, Paris, Sirey-LGDJ, 1938, p. 688-703. Retour au texte

26 Voir notamment K. Zweigert, « Des solutions identiques par des voies différentes (Quelques observations en matière de droit comparé», RIDC, 1966, p. 5-18 ; K. Zwiegert, H. Kötz, Introduction to Comparative Law, op. cit., p. 24, p. 34 et s. Retour au texte

27 B. Jaluzot, « Méthodologie du droit comparé : bilan et prospective », Revue internationale de droit comparé, vol. 57, no 1, 2005, p. 30. Retour au texte

28 Sur l’opposition entre les deux modèles, voir : G. Peces-Barbra Martinez, Théorie générale des droits fondamentaux, (préface André-Jean Arnaud), Paris, LGDJ, coll. « Droit et société », 2004, p. 135 Retour au texte

29 Sur la comparabilité des termes à comparer, voir L.-J. Constantinesco Traité de droit comparé, op. cit., p. 59-119, p. 59. Retour au texte

30 É. Zoller, « Qu’est-ce que faire du droit constitutionnel comparé ? », Droits, no 32, 2000, p. 125. Retour au texte

31 Le droit de l’Union européenne et celui du Conseil de l’Europe présentent en effet « la parenté de constituer deux systèmes d’intégration juridique ». Voir L. Dubouis, « Le juge français et le conflit entre norme constitutionnelle et norme européenne », in : L’Europe et le droit, Mélanges en hommage à Jean Boulouis, Paris, Dalloz, 1991, p. 205-206. Retour au texte

32 US Supreme Court, Whalen v. Roe, 429 US 589 (1977). Retour au texte

33 Cour constitutionnelle fédérale allemande, BVerfGE 65, 1, Volkszählung, 15 décembre 1983. Retour au texte

34 Voir les articles 7 et 8 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Retour au texte

35 Voir par exemple : C.C., Décision no 2020-841 QPC du 20 mai 2020 [La quadrature du net et autres], JORF, no 0124 du 21 mai 2020, texte no 97. Retour au texte

36 Sur ce point, voir US Supreme Court, Katz v. United States, 389 US 347 (1967). Retour au texte

37 S. Waddams, Dimensions of Private Law. Categories and Concepts in Anglo-American Legal Reasoning, Cambridge University Press, 2003, p. 1. Retour au texte

38 M. Cumyn, « La classification des catégories juridiques en droit comparé. Métaphores taxonomiques », Revue du Notariat [en ligne], vol. 110, no 2, 2008, p. 14, DOI : 10.7202/1048906ar. Retour au texte

39 E. H. Levi, « An Introduction to Legal Reasoning », The University of Chicago Law Review, vol. 15, 1948, p. 3. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Rym Fassi-Fihri, « Les droits et libertés du numérique. Étude comparée en droits français et américain : éléments de méthode d’une thèse de droit comparé », Droit Public Comparé [En ligne], 2 | 2024, mis en ligne le 26 juin 2024, consulté le 01 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/droit-public-compare/index.php?id=369

Auteur

Rym Fassi-Fihri

Maître de conférences à l’université de Limoges, membre de l’OMIJ, Observatoire des mutations institutionnelles et juridiques (UR 14476), université de Limoges, membre associé du CERCCLE, Centre d’études et de recherches comparatives sur les constitutions, les Libertés et l’État (EA 7436), université de Bordeaux.

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