L’État administratif aux États-Unis

Étudier un droit administratif étranger

DOI : 10.35562/droit-public-compare.391

Résumés

Qu’implique l’étude d’un droit administratif étranger ? Inscrire une recherche dans le champ disciplinaire du « droit étranger » soulève d’abord la question de la manière dont il convient d’envisager la relation de ce dernier avec celui du « droit comparé ». À bien des égards, la distinction généralement établie semble devoir être nuancée, notamment parce qu’un droit étranger ne peut être compris et présenté que par rapport au droit national. Quant au droit administratif étranger, le constat majoritaire a longtemps été celui d’une certaine indifférence des comparatistes à l’égard du droit administratif, et des administrativistes à l’égard du droit comparé. Pourtant, outre que l’étude d’un droit administratif étranger présente un grand intérêt pour la compréhension du système de gouvernement considéré, elle permet également d’envisager son droit administratif national avec un regard renouvelé et critique.

What does the study of a foreign administrative law imply? Placing one’s research within the disciplinary field of “foreign law” first raises the question of how to conceive the relationship between the latter and “comparative law”. In many respects, the commonly established distinction seems to need to be nuanced, notably because a foreign law can only be understood and presented in relation to one’s national law. As for foreign administrative law, the prevailing observation has long been one of a certain indifference from comparatists toward administrative law and from administrative law scholars toward comparative law. Nevertheless, aside from the fact that the study of foreign administrative law is of great interest for understanding the governance system under consideration, it also allows for a renewed and critical perspective on the national administrative law.

Plan

Texte

Ma thèse, qui s’intitule L’État administratif aux États-Unis, est une étude du droit administratif chevraméricain. Avant d’essayer d’expliquer pourquoi et comment j’ai mobilisé le droit étranger dans cette recherche, je voudrais revenir en introduction sur la question générale qui a guidé ce travail, ainsi que sur les résultats auxquels je suis parvenue.

Le point de départ était le constat d’une certaine réticence aux États-Unis à parler d’« État » pour décrire le gouvernement fédéral1. En particulier, il a toujours paru difficile de considérer que le gouvernement fédéral répondait aux conditions théoriques auxquelles les juristes, notamment français, avaient soumis la reconnaissance d’un État2. Néanmoins, alors qu’elle est longtemps restée de dimension réduite, l’administration fédérale s’est considérablement développée depuis la fin du xixe siècle. Elle est aujourd’hui composée d’un ensemble d’entités que la loi sur la procédure administrative (Administrative Procedure Act) de 19463 appelle « agences » (agencies), qui ont été instituées par le Congrès des États-Unis et auxquelles ont été conférés par voie législative les pouvoirs de rulemaking et d’adjudication nécessaires à la régulation (regulation) de l’activité privée. L’administration fédérale s’est tant développée que les juristes américains affirment que les États-Unis sont aujourd’hui devenus un « État administratif ». Cette expression est apparue pour la première fois en 1948 dans les travaux du politiste américain Dwight Waldo4. Elle est aujourd’hui reprise par la doctrine juridique5 et figure également dans plusieurs arrêts de la Cour suprême des États-Unis6. Elle traduit le constat que ce sont désormais les agences administratives, plutôt que le Congrès et les cours, qui édictent aux États-Unis les règles générales juridiquement contraignantes, prennent les décisions relatives à l’allocation des droits des individus et sanctionnent les violations du droit. Ainsi, les agences exercent-elles l’essentiel des trois fonctions juridiques de l’État, la fonction exécutive, mais aussi la fonction législative et la fonction juridictionnelle.

Ce double constat, de l’absence d’un « sens de l’État » aux États-Unis et de l’apparition d’un État administratif, peut sembler paradoxal du point de vue français. En France, l’expression d’« État administratif » traduit l’idée que l’État s’est constitué à partir de l’administration. Il est alors difficile de comprendre pourquoi et comment le développement de la structure administrative fédérale, de la coercition administrative et du pouvoir discrétionnaire de l’administration n’impliquerait pas de reconnaître qu’un « État », au sens que les juristes français donnent à ce terme, existe désormais à l’échelon fédéral aux États-Unis.

Pour l’expliquer, j’ai procédé dans ma thèse à une étude du droit administratif fédéral. En effet, des auteurs comme Olivier Beaud ou Benoît Plessix ont pu montrer que les caractères de l’État français expliquaient la « physionomie juridique » de l’administration et que le droit administratif français était la projection de « l’État-nation souverain et unitaire » au niveau de l’action concrète7. L’hypothèse de ce travail était que, réciproquement, l’analyse des règles qui composent cette branche du droit appelée « droit administratif » aux États-Unis permettrait de comprendre quels sont les caractères de l’État fédéral américain, ainsi que la distance qui le sépare de l’État français.

Je suis alors arrivée à la conclusion que le droit administratif américain est fondamentalement différent du droit administratif français en ce qu’il révèle l’absence d’État au sens que les juristes français donnent à ce terme. Cette affirmation repose sur trois idées que la thèse démontre. Premièrement, le droit administratif américain a été fondé sur les droits individuels, de sorte que les Américains ont pensé la limitation avant de penser le pouvoir. Le projet du droit administratif américain a d’abord été d’organiser la soumission du pouvoir administratif à la rule of law dans le but de préserver l’autonomie privée. Deuxièmement, la finalité et la limite de l’action administrative ne sont pas données par un intérêt général, substantiel et transcendant, parce que l’intérêt public prend, en droit administratif américain, un sens résolument procédural. Il en résulte que l’État lui-même est, dans une large mesure, appréhendé comme un dispositif procédural, plutôt que comme une institution distincte de la société ou une personnalisation de la nation. Le problème du droit administratif a d’abord été de permettre la participation des personnes privées et, éventuellement, du « public » au processus administratif. Il a été ensuite d’imposer à l’agence un certain mode de prise de décision. Troisièmement, l’étude des modalités de contrôle des agences par les institutions politiques, Congrès et président, montre que le droit administratif américain n’organise pas l’unité du pouvoir. L’administration américaine n’est pas structurée de manière hiérarchique, même s’il existe aujourd’hui une tendance à une centralisation accrue de l’administration autour de l’institution présidentielle. Il est également difficile de concevoir que les agences administratives seraient chargées de mettre en œuvre une volonté politique unifiée. D’une part, l’activité administrative est soumise à deux contrôles distincts, celui du Congrès et celui du président. D’autre part, les modalités de ces deux contrôles empêchent d’envisager l’administration comme un instrument qui serait entièrement dirigé par l’une ou l’autre de ces institutions.

Dans le cadre de cette contribution, je souhaitais revenir sur ce qui me semble être la spécificité d’un tel travail : il s’agit d’une étude de droit étranger (1.), qui porte sur un corps de règles particulier du droit des États-Unis, le droit administratif (2.).

1. Une étude de droit étranger

Inscrire sa recherche dans le champ disciplinaire du « droit étranger » pose immédiatement la question de la manière dont on conçoit la relation de ce dernier avec celui du « droit comparé ». Mon souhait, dans cette thèse, était de contribuer à une meilleure connaissance du système de gouvernement et du droit public américains. Mon objet n’était donc pas d’abord de confronter le droit des États-Unis à un autre droit national, et en particulier au droit français (1.1.). À bien des égards, la distinction habituellement établie entre droit étranger et droit comparé me paraît pourtant devoir être relativisée : on ne peut comprendre et présenter un droit étranger que par rapport à son droit national (1.2.).

1.1. La connaissance d’un système juridique étranger en et pour lui-même

L’un des objectifs que je me donnais dans cette thèse était d’introduire le lecteur français aux grands thèmes du droit administratif américain et de lui donner un sens de l’évolution de ce droit. Pour cette raison, j’ai voulu envisager en eux-mêmes et pour eux-mêmes les institutions, les règles et les mécanismes étudiés, mais aussi examiner la manière dont ils faisaient système aux États-Unis, ainsi que les valeurs et les structures intellectuelles qui étaient sous-jacentes aux règles de droit. Il me semble en effet que les solutions du droit positif ne suffisent pas à comprendre un droit étranger. Dans ma thèse, je me suis efforcée de partir de la technique juridique, mais d’essayer ensuite d’identifier les principes et les valeurs qui étaient véhiculés. Par exemple, la transformation des exigences du due process procédural est significative de l’évolution de la manière dont les Américains envisagent les droits individuels ainsi que les interventions de l’État, et en particulier de l’État-providence. Un travail important consiste également à parvenir à situer les règles dans leur contexte juridique et extrajuridique, puisque ce n’est qu’à cette condition que le droit étranger peut être appréhendé dans sa complexité. Les règles de droit définies dans l’Administrative Procedure Act de 1946 ne peuvent ainsi se comprendre qu’au regard des débats politiques, économiques et constitutionnels du New Deal.

À l’inverse, je n’ai pas cherché à comparer plusieurs droits. Je n’ai pas voulu m’interroger sur « les invariants et les matrices » que l’on retrouverait dans les droits administratifs nationaux ni évaluer les mérites respectifs des solutions qu’ils offrent8. Si « la thèse de ma thèse » rejoint à certains égards celle que Laurent Cohen‑Tanugi défend dans son essai Le droit sans l’État9, je m’en sépare à deux niveaux. D’une part, mon objectif n’était pas d’apprécier quel était le « meilleur » système juridique, français ou américain. D’autre part, qu’il n’y ait pas d’État au sens français ne signifie pas, à mon sens, que l’administration américaine resterait de dimension modeste, que la bureaucratie n’y serait pas intrusive ou envahissante ou que l’administration serait dépourvue de pouvoir discrétionnaire.

En particulier, ma démarche n’a pas été de relier systématiquement les institutions, les règles et les mécanismes étudiés à ceux du droit administratif français, en cherchant par exemple d’éventuels équivalents fonctionnels. De ce fait, je n’ai pas eu à me poser la question des conditions de « comparabilité » des deux droits. François Haut, dans un article, intitulé« Réflexion sur la méthode comparative appliquée au droit administratif » et publié en 1989, soutenait que, plutôt que comparer ce que chaque droit national considérait relever de la branche du droit appelée « droit administratif », il fallait examiner l’ensemble des règles de droit qui avaient trait au « fait administratif », indépendamment de la branche du droit à laquelle elles étaient rattachées dans le système juridique considéré10. Le problème pour François Haut n’était pas tant que les résultats soient différents dans chaque droit administratif national, mais que les hypothèses le soient également : « La comparaison ne demande pas la similitude des résultats, mais impose celle des hypothèses11 ». Si l’on se contentait de ce qui était appelé « droit administratif » dans chacun des systèmes nationaux, on se retrouvait avec des objets incomparables, parce que les droits administratifs n’ont pas un contour général semblable dans les différents États.

Parce que l’objectif que je me donnais était de présenter aux juristes français le droit administratif américain et la manière de raisonner des juristes américains (les « hypothèses » plutôt que les « résultats », pour reprendre la distinction de François Haut), je suis précisément partie de la conception américaine du droit administratif, qui n’est pas celle retenue en France. En effet, le droit administratif américain est composé pour l’essentiel de règles d’origine constitutionnelle et législative qui s’appliquent à l’ensemble des agences administratives et dont la signification est donnée par l’interprétation du juge. Matériellement, ces règles ont trait à la relation des agences et des institutions politiques, aux procédures d’élaboration des décisions administratives et au contrôle juridictionnel de ces dernières. En l’absence de dualisme juridictionnel, l’appartenance d’une règle donnée au droit administratif est largement déterminée par la tradition. J’ai aussi essayé de me conformer à la manière de raisonner des juristes américains, qui ressemble finalement à la manière de faire des administrativistes français. Même si c’est pour des raisons différentes, droits administratifs américains et français accordent une place très importante à la jurisprudence. Le droit administratif français est historiquement un droit prétorien. Aux États-Unis, il y a des sources écrites, mais en raison de la place du juge dans le système de gouvernement et du rôle central joué par l’étude des jurisprudences dans la formation juridique, il reste difficile, en théorie et en pratique, d’envisager un droit administratif qui ne serait pas, au moins en partie, juridictionnel.

1.2. Le droit étranger envisagé du point de vue du droit national

Il semble inévitable que l’analyse d’un droit étranger soit d’abord menée au regard de ce que l’auteur sait de son propre droit national :

« [C]’est par la comparaison que passe la connaissance des droits étrangers. Ceux qui ont l’envie, et le besoin d’accéder à cette connaissance sont plus ou moins conditionnés par le droit qu’ils ont appris, par leur droit national12 ».

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, une telle mise en rapport avec le droit national semble même souhaitable, au moins dans un premier temps. Comme l’écrit Étienne Picard, « [c]’est par cette référence et par rapport à elle, qui est connue, que l’on peut s’acheminer vers des droits inconnus : elle en facilite, au départ, la découverte et l’entendement13 ». C’est également à cette condition que le droit étranger pourra être présenté aux lecteurs nationaux : le droit national devient une clé de compréhension du droit étranger et permet de prévenir les interprétations erronées, de lever les équivoques ou d’expliquer les traits caractéristiques. La difficulté est que ce point de vue national risque aussi de conduire à des contresens. C’est pour cette raison que le droit national ne peut être qu’une entrée dans le droit étranger, mais qu’il convient ensuite, d’une certaine manière, d’abandonner la référence pour s’intéresser au sens acquis par les règles au sein de l’ordre juridique auquel elles appartiennent. Il reste que la distinction entre droit étranger et droit comparé est vraisemblablement à relativiser.

Tant la problématique de ma thèse que la démarche que j’ai adoptée pour y répondre me paraissent manifester ce point de départ « national ». Un juriste américain écrivant pour un lecteur américain ne se serait pas posé la question de savoir si la notion française d’« État » permet de décrire le fonctionnement du gouvernement fédéral. Réciproquement, il aurait retenu un cadre conceptuel différent, les notions de puissance publique, d’intérêt général ou d’unité n’ayant de sens que pour un juriste français. Il n’aurait pas cherché à utiliser les catégories et les distinctions du droit administratif français pour faire comprendre le droit administratif américain. De cette manière de procéder, je peux donner plusieurs exemples. Premièrement, j’ai voulu montrer dans ma thèse que le contrôle juridictionnel de la légalité administrative aux États-Unis était moins aujourd’hui un contrôle de la conformité de la norme inférieure à la norme supérieure (contrôle de légalité au sens français) qu’un contrôle du caractère raisonnable et raisonné de la décision administrative, lui-même examiné à l’aune de la procédure suivie par l’agence et de la motivation développée par elle. Par là même, la distinction entre la légalité externe et la légalité interne que l’on connaît en droit administratif français n’est pas vraiment opérante en droit administratif américain. Deuxièmement, le pouvoir discrétionnaire de l’administration ne se déploie pas simplement lors de la qualification juridique des faits par l’agence, mais également lorsque l’agence interprète la loi qu’elle est chargée d’appliquer. C’est tout l’apport des différents régimes de déférence dans le contrôle des questions de droit, et en particulier de la célèbre, et désormais controversée, déférence Chevron, instituée en 1984 par un arrêt de la Cour suprême des États-Unis14. Cette jurisprudence pose le principe selon lequel le juge doit s’en remettre aux interprétations raisonnables que l’agence a faites de la loi lorsque les termes de celle-ci sont ambigus. De cette solution, il faut aussi déduire qu’en droit administratif américain, l’interprétation juridique est l’une des modalités d’exercice par les agences de leur pouvoir politique, au sens de policymaking. Troisièmement, l’existence d’un pouvoir hiérarchique du président des États-Unis sur l’administration dépend en droit administratif américain de son pouvoir de révoquer discrétionnairement le directeur de l’agence. Pourtant, même dans ce cas, le droit ne reconnaît pas clairement le pouvoir du président de contrôler la manière dont les agences exercent les pouvoirs qui leur ont été conférés par le Congrès, alors même que la décision préférée par le président se situe dans les limites du cercle des activités autorisées qu’a défini la loi. Le problème est en effet que le Congrès a généralement habilité à agir un agent de l’administration – souvent le ou les directeurs d’une agence administrative – et non le président des États-Unis. La question de savoir si le droit américain fait du président le chef de l’administration est donc encore irrésolue.

La traduction des notions et des concepts du droit étranger pose aussi directement la question du rapport avec le droit national. Une telle traduction n’est pas simplement un enjeu linguistique, mais également, et surtout, un enjeu juridique. Il est un certain nombre d’hypothèses où il est très difficile de trouver des signifiés similaires dans le droit national, et donc des signifiants dans la langue nationale : les concepts et les catégories juridiques du droit américain n’ont pas forcément d’équivalents dans le système français. Pour ne prendre que quelques exemples, « adjudication », « entitlement », « due process » apparaissent difficilement traduisibles. La solution retenue a alors été de parfois renoncer à traduire et de plutôt chercher à expliquer la notion par des périphrases, ce qu’Étienne Picard appelle des « interprétation[s]-explicitation[s]15 ». Même quand il existe une notion équivalente en droit français, il est rare qu’elle véhicule les mêmes implications. Ainsi, on pourrait traduire « rule » ou « regulation » par « acte règlementaire » et « standing » par « intérêt à agir », mais le risque est alors de transposer en droit américain le sens juridique que ces termes reçoivent en droit français, ce qui serait évidemment erroné. Pour cette raison, je me suis efforcée, dans ma thèse, de toujours préciser le terme américain entre parenthèses. La traduction permet d’« introduire de l’étranger jusque dans sa propre langue », mais il ne faut pas qu’elle se l’approprie au point de faire taire « la voix insolite de l’altérité16 ». Un terme convoque un ensemble de présupposés, de règles, de principes ; il prend un sens particulier au sein du système juridique, mais aussi institutionnel, politique, culturel, dans lequel il est utilisé. C’est aussi cela qu’il faut essayer de manifester par la traduction juridique, qui doit permettre de comprendre ce dont on parle et ce que le terme recouvre dans le système juridique considéré.

Au total, l’expérience de ma thèse m’a confortée dans l’idée que la distinction entre droit étranger et droit comparé tiendrait davantage à l’objet qui est donné à l’étude et à la finalité qu’elle poursuit, plutôt qu’à la démarche intellectuelle ou la méthode retenue. Il me semble que c’est aussi en ce sens que l’on peut voir le droit étranger comme le préalable nécessaire au droit comparé, entendu comme mise en rapport systématique de plusieurs droits.

2. Une étude de droit administratif étranger

L’objet de ma thèse n’était pas l’ordre juridique américain tout entier, mais l’ensemble des règles constituant la branche particulière du droit appelée aux États-Unis « droit administratif ». Jusqu’à récemment, le constat majoritaire était celui d’une certaine « indifférence des comparatistes au droit administratif, et des administrativistes au droit comparé17 ». Pourtant, il me semble que l’étude d’un droit administratif étranger présente un grand intérêt pour la compréhension du système de gouvernement considéré (2.1.). Elle permet également d’envisager son droit administratif national avec un regard renouvelé et critique (2.2.).

2.1. L’intérêt de l’étude du droit administratif pour la compréhension du système de gouvernement américain

Historiquement, si des administrativistes comme Batbie, Ducrocq et Laferrière ont pu s’intéresser au droit comparé, ce sont surtout les privatistes qui ont développé ce champ disciplinaire. Encore aujourd’hui, on retient les classifications en familles de droit élaborées pour la comparaison en droit privé, alors même qu’elles semblent assez peu pertinentes si l’on se place dans le champ du droit public : l’opposition entre les systèmes de common law et les systèmes de droit civil en est un bon exemple. Les raisons du « sous-développement » de la discipline du droit administratif comparé ont déjà été exposées, en particulier par Jean Rivero18. Avant de pouvoir envisager de comparer les droits administratifs, il fallait d’abord que ceux-ci existent, ce qui n’était pas le cas avant la constitution d’États-nations au sein desquels le pouvoir était soumis au droit. Par ailleurs, le droit administratif des différents États est longtemps resté « difficile à appréhender » du fait de l’éparpillement des sources, de l’absence de systématisation doctrinale et du caractère contingent des frontières du champ. Les cas du Royaume-Uni et des États-Unis posaient un problème spécifique puisque, s’inscrivant dans la tradition ouverte par Dicey, les juristes britanniques et américains ont longtemps refusé de reconnaître l’existence même d’un droit administratif. La notion était présentée comme contradictoire, parce que le développement des pouvoirs de l’administration était jugé fondamentalement incompatible avec la rule of law. En tout état de cause, une perspective comparée semblait également plus difficile à adopter dans une étude de droit administratif en raison du fort ancrage national de ce droit, par rapport au droit privé : « [c]omparer l’incomparable, c’est un peu la gageure de ceux qui veulent appliquer la méthode comparative au droit administratif19 ». D’une part, le droit administratif est le résultat de l’histoire propre de chaque État, quand les droits privés nationaux sont souvent le produit d’un héritage culturel commun. D’autre part, si les droits privés nationaux connaissent évidemment des variations, il existe aussi un certain nombre de facteurs et d’institutions – la famille, la propriété, le contrat – que l’on retrouve, quel que soit l’État considéré20.

Pourtant, ce très fort ancrage national est aussi ce qui fait tout l’intérêt du droit administratif étranger. Anne Jacquemet-Gauché écrit ainsi dans l’avant-propos à son manuel de Droit administratif allemand :

« Mon appétence particulière pour le droit administratif allemand tient probablement au fait que celui-ci permet de s’immerger dans l’identité et l’histoire d’un État, d’en découvrir les étapes de sa construction, la mentalité et la manière de vivre de ses habitants21 ».

De la même manière, ce qui m’a intéressée en droit administratif américain, ce sont autant les règles de droit en elles-mêmes que les valeurs qu’elles véhiculent, l’histoire dans laquelle elles s’inscrivent, les présupposés qu’elles révèlent, les structures intellectuelles qu’elles manifestent. L’étude d’un droit administratif étranger permet également de mieux comprendre le système de gouvernement de l’État, qui ne peut être appréhendé par le seul prisme du droit constitutionnel. En outre, pour des raisons propres au système juridique et politique américain, les réponses apportées aux questions les plus actuelles (lutte contre la pandémie de covid-19 ou contre le changement climatique, justice sociale) sont aujourd’hui administratives davantage que législatives. C’est d’ailleurs ce que confirme l’expression d’« État administratif » : l’administration joue désormais un rôle central dans le système de gouvernement américain. De ce fait, le droit administratif représente un enjeu politique considérable aux États-Unis, ce dont témoignent d’ailleurs les décisions récentes de la Cour suprême.

2.2. L’appréhension renouvelée et critique du droit administratif français

Il existe en France en droit constitutionnel une tradition historique d’ouverture aux droits étrangers, et le droit constitutionnel comparé est depuis longtemps compris comme indispensable à l’étude des institutions françaises. À l’inverse, les administrativistes français ont peu investi le champ du droit comparé22. Jean Rivero a expliqué ce constat par « l’autosatisfaction naïve23 » de la doctrine administrativiste, qui « a contribué à présenter le système français comme parvenu de son propre mouvement au plus haut degré de perfection24 ». Le caractère prétorien du droit administratif français pouvait également expliquer que les droits étrangers n’aient pas souvent été considérés comme une source d’inspiration : parce qu’il dégage la règle de droit à l’occasion de l’examen d’un cas précis, le juge est généralement moins à même de comparer que le législateur25. Néanmoins, on assiste aujourd’hui à un intérêt accru du législateur et du Conseil d’État pour les solutions étrangères et au développement de la recherche française en droit administratif étranger et comparé.

Même si ce n’était pas le propos de ma thèse, je reste convaincue que l’étude d’un droit étranger a également de l’intérêt du point de vue du droit national. La connaissance d’un droit administratif étranger donne à voir autrement son propre droit administratif. Elle oblige à reconnaître le caractère particulier, contingent, mais aussi historiquement et culturellement « situé » du droit national. Elle permet également de prendre conscience de certaines réalités de son droit national qu’on n’avait pas perçues ou dont on n’avait pas mesuré la portée. La manière dont on l’apprécie est également modifiée : le droit étranger agit comme un révélateur des présupposés, des valeurs et des idéologies qui sous-tendent le droit national :

« Le droit comparé, comme l’histoire dont il est quelquefois difficile à distinguer, assure l’intelligence des techniques juridiques positives. L’approche comparative donne le pourquoi, sans lequel le comment a la sécheresse et l’arbitraire d’un article de foi26 ».

Par exemple, le droit administratif américain révèle en contrepoint combien le droit administratif français est marqué par l’unilatéralité, orienté vers la poursuite de l’intérêt général et profondément centralisateur. C’est d’autant plus frappant qu’à bien des égards, les « grands problèmes » que doivent résoudre droit administratif français et droit administratif américain semblent assez similaires : il s’agit finalement de la conciliation entre l’individu et le collectif, l’unité et la pluralité, les droits et le pouvoir, la science et l’autorité.

Le droit étranger permet enfin d’inspirer des solutions nouvelles, tant juridictionnelles que législatives ou administratives. Au-delà même de la question des « emprunts juridiques », il me semble que les expériences étrangères peuvent éclairer certains débats, en apparence strictement français. Je pense par exemple au rôle que le Conseil d’État reconnaît aujourd’hui aux exigences de forme et de procédure lors du contrôle de l’excès de pouvoir27. Le droit administratif américain met en évidence le lien indissoluble entre la forme et la procédure d’une part, et la substance d’autre part. Les juristes américains ont depuis longtemps conscience de l’intérêt que présentent les garanties procédurales pour la protection des droits individuels, mais aussi la garantie de la qualité de la décision et son acceptabilité sociale. En droit américain, les exigences de forme et de procédure deviennent les moyens d’assurer la cohérence de la décision, l’adéquation des moyens aux fins, la délibération de l’administration et, in fine, sa responsabilité (accountability). Il me semble donc que les solutions du droit administratif américain pourraient susciter l’intérêt du juriste français qui réfléchit à certaines dynamiques de fond de son droit, administratif et constitutionnel.

Notes

1  Stephen Skowronek a ainsi pu écrire que « l’absence d’un sens de l’État » aurait été « la première caractéristique de la culture politique américaine » (« it is the absence of a sense of the state that has been the great hallmark of American political culture », S. Skowronek, Building a New American State: The Expansion of National Administrative Capacities, 1877-1920, Cambridge, New York, Cambridge University Press, 1982, p. 3). Retour au texte

2  Voir, par exemple, S. M. Griffin, American Constitutionalism: From Theory to Politics, Princeton, Princeton University Press, 1996, p. 68 et s. Retour au texte

3 Administrative Procedure Act, Pub. L. no 79 404, chap. 324, 60 Stat. 237 (1946). Retour au texte

4 D. Waldo, The Administrative State: A Study of the Political Theory of American Public Administration, New York, The Ronald Press Co., 1948. Retour au texte

5  Pour n’en donner que quelques exemples : S. G. Breyer, « Problems and Possibilities in the Administrative State: Afterword », The Yale Law Journal, vol.  92, no 8, 1983, p. 1614‑1620 ; C. R. Farina, « Statutory Interpretation and the Balance of Power in the Administrative State », Columbia Law Review, vol.  89, no 3, 1989, p. 452‑528 ; J. L. Mashaw Jerry L., Due Process in the Administrative State, New Haven, Yale University Press, 1985 ; H. P. Monaghan, « Marbury and the Administrative State », Columbia Law Review, vol.  83, no 1, 1983, p. 1‑34 ; M. Seidenfeld, « The Quixotic Quest for a “Unified” Theory of the Administrative State », Issues in Legal Scholarship, vol.  5, no 1, 2005, p. [i]‑15 ; C. R. Sunstein, A. Vermeule, Law & Leviathan: Redeeming the Administrative State, Cambridge, The Belknap Press of Harvard University Press, 2020. Retour au texte

6  La première véritable occurrence se trouve dans l’opinion dissidente du juge Byron R. White sous l’arrêt Immigration and Naturalization Service v. Chadha, 462 US 919 (1983). Retour au texte

7  Voir O. Beaud, « L’État », in : P. Gonod, F. Melleray, P. Yolka, Traité de droit administratif, I, Paris, Dalloz, coll. « Traité Dalloz », 2011, p. 207‑267 ; B. Plessix, Droit administratif général, Paris, LexisNexis, 2020, 3e édition, p. 235 et s. Retour au texte

8  É. Zoller, « Qu’est-ce-que faire du droit constitutionnel comparé ? », Droits, vol. 32, 2000, p. 125‑126. Retour au texte

9  L. Cohen‑Tanugi, Le droit sans l’État : Sur la démocratie en France et en Amérique, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 3e édition, 2016. Retour au texte

10  F. Haut, « Réflexion sur la méthode comparative appliquée au droit administratif », RIDC, vol. 41, no 4, 1989, p. 912‑913. Retour au texte

11  Ibid., p. 913. Retour au texte

12  J. Rivero, « Le droit administratif en droit comparé : Rapport final », RIDC, vol. 41, no 4, 1989, p. 926. Retour au texte

13  É. Picard, « L’état du droit comparé en France, en 1999 », RIDC, vol. 51, no 4, 1999, p. 887. Retour au texte

14  Chevron USA, Inc. v. Natural Resources Defense Council, Inc., 467 US 837 (1984). Retour au texte

15  É. Picard, « L’état du droit comparé en France, en 1999 »,op. cit., p. 896. Retour au texte

16 P. Legrand, « Sur l’analyse différentielle des juriscultures », RIDC, vol. 51, no 4, 1999, p. 1062. Retour au texte

17  J. Rivero, « Le droit administratif en droit comparé », op. cit., p. 920. Retour au texte

18  Ibid., p. 920‑921. Retour au texte

19  F. Haut, « Réflexion sur la méthode comparative appliquée au droit administratif », op. cit., p. 907. Retour au texte

20  G. Braibant, « Introduction », RIDC, vol.  41, no 4, 1989, p. 849 ; S. Cassese, « The Administrative State in Europe », in : A. Bogdandy, P. Huber, S. Cassese, T. Shulman, The Max Planck Handbooks in European Public Law, t. 1: The Administrative State, Oxford, Oxford University Press, 2017, p. 58. Retour au texte

21 A. Jacquemet-Gauché, Droit administratif allemand, Paris, PUF, coll. « Thémis Droit », p. 15. Retour au texte

22  J.‑J. Bienvenu, « Une brève histoire du droit public comparé », RIDC, vol. 67, no 2, 2015, p. 293-297 ; Y. Gaudemet, « Le droit administratif en France », RIDC, vol. 41, no 4, 1989, p. 899-905 ; F. Melleray, « Les trois âges du droit administratif comparé ou comment l’argument de droit comparé a changé de sens en droit administratif français », in : F. Melleray, J.‑B. Auby (dir.), L’argument de droit comparé en droit administratif français, Bruxelles, Bruylant, 2007, p. 13‑22 ; J. Rivero, « Le droit administratif en droit comparé », op. cit., p. 919-926. Retour au texte

23  J. Rivero, « Le droit administratif en droit comparé », op. cit., p. 921. Retour au texte

24  Y. Gaudemet, « Le droit administratif en France », op. cit., p. 902. Retour au texte

25  Loc. cit. Retour au texte

26  Y. Gaudemet, « Le droit administratif en France », op. cit., p. 900. Retour au texte

27  C.E., Ass., 23 décembre 2011, Danthony et autres, Rec. p. 649 ; RFDA, 2012, p. 284, concl. G. Dumortier ; p. 296, note P. Cassia et p. 423, étude R. Hostiou ; AJDA, 2012, p. 195 et 2013, p. 1733, chr. X. Domino et A. Bretonneau ; p. 1484, étude C. Mialot et p. 1609, trib. B. Seiller ; DA, mars 2012, p. 22, note F. Melleray ; JCP 2011, p. 2089, note C. Broyelle et 2012, p. 558, note D. Connil ; C.E., Sect., 23 décembre 2011, Danthony et autres, Rec. p. 653 ; C.E., Ass., 18 mai 2018, Fédération des finances et affaires économiques de la CFDT, AJDA, 2018, p. 1206, chr. S. Roussel et C. Nicolas et p. 1241, note F. Melleray ; DA, 2018, repère 7, note B. Plessix ; RFDA, 2018, p. 649, concl. A. Bretonneau et p. 662, notes D. de Béchillon et P. Delvolvé. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Maud Michaut, « L’État administratif aux États-Unis », Droit Public Comparé [En ligne], 2 | 2024, mis en ligne le 01 juillet 2024, consulté le 01 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/droit-public-compare/index.php?id=391

Auteur

Maud Michaut

Docteure en droit de l’université Paris Panthéon-Assas

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